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Full text of "Le Nouveau conservateur belge : recueil ecclésiastique et littéraire"

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University  of  Ottawa 


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£TZ 


LE  NOUVEAU 

CONSERVATEUR  BELGE, 


POUR  SERVIR  DE  SUITE  A 


L'ANCIEN   CONSERVATEUR. 


TOME  II. 


v*V 


* 


•  / 


LE  NOUVEAU 

CONSERVATEUR 


RECUEIL    ECCLESIASTIQUE    ET   LITTÉRAIRE, 

EXTBA.IT  du  mémorial  et  de  la  revue  CATHOLIQUE  ,  DU 
CORRESPONDANT  ,  DE  L'AMI  DE  LA  RELIGION*  ET  DU  ROI  , 
ET    AUTRES    OUVRAGES    PERIODIQUES. 


Quod  bonum  est ,  tenete. 
i .  Thessal.  5 ,   12. 


TOME   II. 


LOUVAÏN, 

CHEZ  VANLINTHOUT  ET  VANDENZANDE. 
1830. 


(  »  ) 


v>iv>ivvvx\rvvx'\>i\sv>^\AjAAi\^\svvxvxv>;v\:vA!>^vx^xvxvxvxvv>^vx>A\rv.v^ 


LE   NOUVEAU 

T" 


DEFENSE 
DES  CONSIDÉRATIONS   SUR  LA  LITURGIE  CATHOLIQUE   (i). 

Au  Rédacteur  de  Y  Ami  de  la  Religion  et  du  Roi, 

Monsieur  le  Re'dacteur , 

Je  vous  ai  souvent  entendu  vous  plaindre  du  peu  de  mesure 
que  certains  e'crivains  mettent  dans  leurs  attaques  contre  les 
ennemis  de  la  vérité;  j'avais  pris  de  là  occasion  de  vous  croire 
un  homme  sans  fiel  et  sans  malice ,  qui  regarderait  comme  au 
dessous  de  lui  de  descendre  jusqu'à  l'injure  vis-à-vis  de  ceux 
qu'il  lui  plaît  de  conside'rer  comme  ses  adversaires  ;  car  je  ne 
pensais  pas ,  je  vous  assure ,  soulever  votre  ire  en  agitant  une 
question  aussi  peu  personnelle  pour  vous  que  celle  de  la  litur- 
gie. Jetais  donc  Lien  tranquille  de  ce  côte',  lorsqu'on  est  venu 
m'apporter  deux  numéros  de  votre  journal  dans  lesquels  je  suis 
traite',  comme  on  dit,  du  haut  en  has.  Les  plus  grossières  in- 
jures, les  plus  dures  e'pithètes  me  sont  prodiguées  dans  un  style 
que  j'ai  peine  à  reconnaître  pour  celui  de  la  bonne  compagnie. 
Vous  sentez  bien  que  ces  choses-là  laissent  une  question  dans 
tout  son  entier  et  retombent ,  par  le  plus  court  chemin ,  sur 
leur  auteur.  Aussi  ne  m'en  serais-je  pas  mis  en  peine  le  moins 
du  monde  ,  si  pour  appuyer  un  peu  vos  invectives  vous  ne  vous 
étiez  amusé  à  noircir  mes  intentions,  à  falsifier  mes  paroles,  à 
me  prêter  des  sottises  pour  avoir  le  plaisir  de  les  réfuter.  De 
plus,  votre  zèle  gallican  vous  ayant  cette  fois  placé  sur  un  ter- 
rain qui  n'est  pas  le  vôtre,  il  vous  est  échappé  mainte  et  mainte 
bévue ,  que  je  ne  veux  pas  laisser  passer,  plus  encore  pour  1  é- 
claircissement  des  importantes  questions   que  j'ai   soulevées  , 

(i)   Voir   ;  i-ilr-.su*  .    loin.  I,  i>.    1S1  .   ■->('■.-   et  55g 

II.  I 


(2  ) 

que  pour  ma  justification.  Je  suis  fâche'  que  cette  tle'fense  né- 
cessaire me  force  d'anticiper  sur  ce  qui  me  reste  encore  à  dire 
sur  la  liturgie  catholique;  je  le  ferai  cependant,  autant  que 
cela  pourra  être  utile ,  en  réservant  toutefois  de  plus  amples 
détails  pour  l'instant  où  je  traiterai  la  question  sous  le  rapport 
canonique. 

Vous  commencez,  Monsieur,  par  m'apprendre ,  car  c'est  de 
vous  que  je  le  tiens  ,  qu'il  existe  en  France  une  coalition  ultra- 
montaine  contre  les  liturgies  particulières  ,  et  vous  semble/ 
donner  a  entendre  que  j'ai  l'honneur  d'être  l'organe  de  cetle 
faction  si  dangereuse.  Je  vous  avoue  cependant  que  c'est  dans 
votre  journal  que  je  viens  de  trouver  la  première  nouvelle  de 
l'existence  de  ce  parti,  j ignore  donc  par  moi-même  s'il  existe 
réellement ,  mais  ce  que  je  sais  bien  ,  c'est  que  personne  ne 
ma  jamais  ni  chargé,  ni  conseillé  d'écrire  sur  cette  matière, 
et  qu'en  le  faisant  je  n'ai  obéi  qu'à  ma  conviction  personnelle, 
dans  l'intérêt  de  ce  que  j'ai  cru  l'ordre  et  la  vérité,  ne  me  dou- 
tant nullement,  encore  une  fois,  que  je  dusse  avoir  l'avantage 
de  vous  rencontrer  sur  mon  chemin.  Vous  pouvez  donc  ,  sans 
crainte  de  m'offenser,  déclamer  tout  a  votre  aise  sur  les  pro- 
grès de  cet  esprit  d'unité  qui  vous  déplaît  si  fort-,  seulement 
je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  marquer  ma  surprise  de  la  ma- 
nière leste  dont  vous  vous  exprimez  sur  le  compte  d'un  prince- 
de  l'Église,  qui,  après  tout,  n'a  contre  lui  que  le  malheur  de 
ne  pas  penser  comme  vous,  sur  certaines  questions.  Mais,  en- 
core une  fois ,  cela  ne  me  regarde  pas ,  je  me  hâte  d'arriver  h 
ce  qui  m'est  personnel. 

D'abord  je  commence  par  vous  dire  que  mon  but  est  si  peu 
d'inspirer  des  scrupules  aux  ecclésiastiques  sur  la  récitation  des 
bréviaires  diocésains,  que,  loin  de  là,  mon  projet  a  toujours 
été,  lorsque  je  serais  arrivé  aux  questions  canoniques  sur  l'of- 
fice divin,  d établir  formellement  qu'on  peut,  en  conscience, 
en  faire  usage ,  dans  les  diocèses  où  la  pratique  est  telle.  Mon 
but,  comme  je  l'ai  dit  dans  mon  premier  article,  ne  saurait 
donc  être  de  troubler  ceux  que  le  droit  ou  la  coutume  obligent, 
ou  autorisent  à  répudier  les  livres  de  l'Eglise  de  Rome ,  pour 
y  substituer  une  liturgie  diocésaine.  Qu'ils  continuent  de  le  faire 
en  paix  à  l  ombre  de  l'indulgence  du  Siège  apostolique.  Voilà  , 
certes,  qui  est  assez  clair,  pour  quiconque  entend  le  français. 
Vous  me  demandez  ensuite  pourquoi  faire  deux  articles  contre 
ces  mêmes  liturgies P  J'ai  déjà  répondu  à  cctle  question,  lorsque 
j'ai  dit  que  mon  but  était  de  dévoiler  les  dangereux  principes 
qui  donnèrent  naissance  aux  nouvelles  liturgies,  et  d'empêcher, 
autant  que  possible ,  certaines  personnes  de  les  prendre  pour 


(  3  ) 

articles  tle  foi.  Aussi,  dans  mes  trois  articles  sur  cette  matière, 
vous  ne  trouverez ,  si  vous  y  faites  Lien  attention  ,  que  des 
principes  généraux  ,  et  pas  un  mot  qui  puisse  inspirer  des  alar- 
mes et  des  scrupules  sur  V usage  de  ces  liturgies.  Si  donc  il  y  a 
quelque  part  de  l'inconséquence, ,  de  la  prévention  et  de  l'exa- 
gération, ce  n'est  point  a  moi  que  s'adresse  ce  reproche,  pour 
le  moment. 

J'avais  dit  ,  dans  un  premier  article ,  que  je  défiais  tout 
homme  de  sens ,  tout  théologien  de  contester  mes  principes  , 
comme  tout  logicien  de  se  refuser  à  mes  conséquences.  Un  ré- 
sume' de  ces  principes  et  de  ces  conse'quences  que  je  donnerai 
bientôt  mettra  la  chose  dans  tout  son  jour.  En  attendant,  vous 
croyez  devoir  me  pre'venir  que  comme  mes  principes  et  mes 
conséquences  reposent  sur  des  faits  faux  ,  tout  l'édifice  que  j'ai 
bâti  croule  sans  de  grands  efforts.  Mais,  dites-moi,  Monsieur, 
ai-je  jamais  pre'tendu  que  mes  principes  reposassent  sur  des 
laits  ?  Qu'est-ce  que  des  principes  appuye's  sur  des  faits,  par 
conse'quent  sur  des  e've'nemens  qui  peuvent  être  ou  n'être  pas? 
J'en  connais,  de  pareils  principes;  mais  ce  ne  sont  pas  les 
miens.  Indépendamment  de  tout  fait,  avant  l'examen  de  l'his- 
toire de  la  liturgie,  il  est  certain,  il  est  indubitable  que  l'an- 
tiquité', l'universalité',  l'autorité  et  fonction  sont  les  qualités 
qui  conviennent  nécessairement  à  la  liturgie.  Que  ces  choses  la 
se  développent  et  s'éclaircissent  par  des  faits  ,  j'en  demeure 
d'accord,  mais  avant  tout,  de  pareils  principes  sont  fondés  sur 
1  essence  des  choses. 

L'anonyme ,  dites  vous  ,  fiait  un  éloge  magnifique  de  la  litur- 
gie romaine.  C'est  vrai ,  car  c'est  un  éloge  du  eouir.  Mais  celui 
que  vous  en  faites  ,  Monsieur,  n'est  pas  du  tout  au-dessous  du 
mien.  Le  Bréviaire  romain,  ce  sont  vos  paroles, J'ut  le  produit 
lent  et  successif  des  temps  ,  de  l'expérience  ,  de  la  piété  et  de 
/'élude  de  l'Ecriture.  Certes,  je  n'essaierai  jamais  de  dire  mieux. 
Mais  comment  après  être  convenu  d'une  chose  que  ,  vraiment, 
je  ne  vous  demandais  pas,  comment  trouvez- vous  le  courage 
de  défendre  avec  tant  de  chaleur  ces  nouveaux  bréviaires  qui 
ne  sont,  vous  devez  l'avouer,  ni  un  produit  lent ,  ni  un  produit 
successif  des  temps  et  de  l 'expérience;  ces  nouveaux  bréviaires, 
ouvrage  de  la  piété  de  plus  d'un  janséniste,  et  dans  lesquels  la 
science  de  l'Ecriture ,  quelquefois  suspecte,  ne  conduit  bien  sou- 
vent qu'à  des  applications  de  textes  détournés  à  un  taux  sens. 

Dans  la  discussion  des  principes  géne'raux  que  j'ai  mis  en 
avant,  vous  semble/,  vous  être  arrêté  à  un  seul  point,  la  ques- 
tion de  l'universalité  dans  la  liturgie.  Ainsi  vous  m  accordez 
qu'une  église  qui  compte  déjà  dix  huit  siècles,  a  droit  de  trou- 


(  4  ) 

ver  étrange  que  l'on  ait  voulu ,  au  dix-septième  ;  lui  apprendre 
à  parler.  Mais  ce  que  vous  ne  me  pardonnez  pas ,  c'est  d'avoir 
«lit  que  l'Eglise  tend  à  réunir  tous  les  hommes  dans  le  même 
langage.  Cependant,  Monsieur,  à  qui  faut- il  s'en  rapporter  à 
ce  sujet?  Ne  serait-ce  point,  par  hasard ,  à  lEglise  elle-même? 
eh!  bien,  si  vous  admettez  ce  principe,  comme  je    veux  le 
croire ,  vous  admettez  aussi  que  l'Eglise  s'explique  par  l'organe 
de  ses  Souverains-Pontifes  :  or  voici  ce  que  dit  l'un  d'entr'eux , 
Cle'ment  VIII,  du  haut  de  la  Chaire  apostolique  (i)  :   «  Puis- 
»   que  ,  dans    l'Eglise   catholique  ,   laquelle   a  e'te'  e'tahlie  par 
>-    N.  S.  J.  C.  ,  sous  un  seul  Chef,  son  Vicaire  sur  la  terre ,  on 
»   doit  toujours  garder  l'union,  et  la  conformité'  dans  tout  ce 
»   qui  a  rapport  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  l'accomplissement  des 
»>   fonctions  ecclésiastiques;  c'est  sur- tout  dans  l'unique fornu 
»   des  prières  contenues  au  bréviaire  romain  que  celte  commu- 
»    nion  avec  Dieu  qui  est  un  doit  être  perpétuellement  conser- 
»    i>ée ,  afin  que  dans  l'Eglise  re'pandue  par  tout  l'univers   les 
»    fidèles  de  Jésus-Christ  invoquent  et  louent  Dieu  par  les  seuls 
»   et  mêmes  rits  de  chants  et  de  prières.  »  Si  cet  oracle  si  im- 
posant ne  vous  suffisait  pas ,  je  suis  en  mesure  de  vous  fournir 
cent  autres  textes  des  Papes  et  des  conciles  ,  qui  re'pètent  tous 
d'une  manière  aussi  formelle  cette   vérité'  qu'il  vous  plaît  de 
contester. 

C'est  donc  toutà-fait  en  pure  perte  que  vous  vous  êtes  mis 
à  faire  de  l'érudition  pour  prouver  ce  que  personne  ne  révoque 
en  doute ,  savoir  la  grande  variété  des  liturgies  durant  les  pre- 
miers siècles.  C'est  l'argument  que  les  jansénistes  et  les  protes- 
tans  opposent  à  l'Eglise  romaine  ,  lorsqu'ils  veulent  attaquer 
l'unité  de  langage  qu'elle  a  si  admirablement  établie  dans  toute 
l'Eglise.  Mais  que  leur  répond-on  ?  ce  que  je  vais  avoir  l'hon- 
neur de  vous  apprendre.  C  est  que  bien  des  coutumes  que  l'on 
pouvait  tolérer  sans  inconvénient  dans  des  siècles  où  le  pre- 
mier besoin  de  l'Eglise  était  la  propagation  de  la  foi  ,  cessent 
de  devenir  légitimes,  du  moment  où  lEglise,  pleinement  dé- 


Cùm  in  Ecclesià  catholicâ,  à  Christo  D  N.  ,  sub  imo  capite ,  cjus 
in  terris  vicario ,  institutâ ,  unio  et-earum  rerum  cjuœ  ad  Dei  gloriam, 
et  debitum  ecclesiasticarum  personarum  officium  spectant,  coniorm  itio 
semper  conservanda  sit;  tùna  prsecipuè  illa  communie  uni  Deo ,  uiià  et 

clem  formula,  preces  adhibendi,  quœ  romane-  breTÎario  continetur , 
perpétua  retinenda  est  ,  ut  Dens  ,  in  Ecclesià  per  universum  orbem 
diffusa  ,  uno  et  eodem  orandi  et  psallendi  ordine  ,  à  Cliristi  fidelibus 
semper  iaudettir  et  invocetur.  Bullarium  ;  démens  VIH ,  Bulla.  Cîun  in 
Ecclesià. 


(  5  ) 

veloppe'e,  les  improuve.  Pourquoi?  parce  qu'à  l'Eglise  ,  et  à 
l'Eglise  seule  appartient  de  juger  de  ce  qui  est  convenable  au 
peuple  fidèle.  Or,  vous  devez  savoir  que  le  même  concile  de 
Trente ,  qui  a  juge'  avec  le  Saint-Esprit  qu'il  fallait  tenir  de 
plus  en  plus  à  l'usage  absolu  de  la  langue  latine  dans  le  ser- 
vice divin ,  a  cbargé  le  Pontife  romain  du  soin  de  donner  à 
l'Eglise  un  bre'viaire  et  un  missel  uniformes,  et  que  c'est  pour 
se  conformer  à  cette  sollicitude  du  concile  que  S.  Pie  V  a  pu- 
blie' l'un  et  l'autre  dans  la  forme  que  vous  savez.  Ainsi  tout  ce 
que  vous  dites  des  liturgies  privées,  dans  les  premiers  siècles, 
ne  signifie  plus  rien,  dès  que  lEglise  a  fait  connaître  ses  in- 
tentions ,  et  de'veloppe'  sa  pense'e  primitive.  Concluons  donc  que 
si  ces't  une  grande  susceptibilité  que  de  voir  un  grave  inconvé- 
nient dans  cette  variété,  ce  reproche  tombe  tout  droit  sur  l'E- 
glise et  sur  le  Saint  Sie'ge  ;  c'est  pourquoi ,  loin  de  rien  faire 
pour  le  fuir,  je  me  ferai  toujours  gloire  de  l'avoir  mérite'. 

Je  n'ai  prétendu  nulle  part,  Monsieur,  que  le  bréviaire  ro- 
main avait  été  composé  d'un  seul  jet.  J'ai  dit  au  contraire  que 
le  langage  de  l 'Eglise  devait  s'enrichir  par  le  cours  des  siècles , 
et  si  je  n'ai  pas ,  dans  cet  endroit ,  de'veloppe'  davantage  cette 
pense'e ,  c'est  que  je  compte  le  faire  plus  tard ,  quand  ce  sujet 
se  présentera  sous  ma  plume.  Je  n'ai  dit  nulle  part  qu'avant  la 
bulle  de  S.  Pie  V ,  il  y  avait  uniformité  absolue  dans  les  litur- 
gies ,  et  conformité  complète  avec  les  usages  de  Rome.  J'ai  dit 
expressément  le  contraire.  Voici  mes  paroles  :  Ce  riest  pas 
qu'on  ne  rencontrât  encore  quelques  églises  particulières ,  Jidèles 
en  tout  ou  en  partie  à  leurs  anciens  usages.  J'indique  ensuite 
les  causes  de  cette  diversité'  ;  vous  pouvez  les  y  aller  chercher , 
mais  le  mieux  eût  e'te'  peut-être  d'examiner,  avant  de  m'atta- 
quer ,  si  j'e'tais  vraiment  répréhensible. 

Ce  riest  pas  assez ,  dites-vous ,  de  se  tromper  sur  la  liturgie 
romaine ,  l'anonyme  se  trompe  bien  plus  lourdement  encore  sur 
les  liturgies  de  notre  Eglise.  En  vérité',  Monsieur,  vous  avez  un 
style  fort  aimable  et  des  expressions  tout-a-fait  e'ie'gantes.  Le 
lecteur  a  pu  juger  combien  lourdement  je  me  suis  trompe'  sur 
la  liturgie  romaine,  il  est  sans  doute  impatient  de  savoir  com- 
bien plus  lourdement  encore  je  me  suis  trompe  sur  les  litur- 
gies de;  l'église  de  France.  Je  vais  le  mettre  à  même  d'en  juger. 
Suivant  vous,  Monsieur,  je  suppose  que  ces  liturgies  ne  sont  nées 
qu'au  dix-huitième  siècle.  Avant  de  vous  répondre,  permettez- 
moi  de  vous  demander  si  vous  savez  de  quoi  il  s'agit,  ou  si 
vous  avez  intention  de  de'naturer  sans  cesse  mes  paroles.  J'en 
appelle  à  tout  homme  qui  sait  lire  et  qui  veut  comprendre  ce 
qu'il  lit,  et  je  lui  demande  si  je  n'ai  pas  l'ait,  dans  les  articles 


(  b  ) 

incrimines  ,  une  tlistinction  expresse  entre  les  liturgies  ancien- 
nes et  par  la  même  autorise'es  par  la  bulle  de  S.  Pie  V,  et  les 
liturgies  factices  que  j'ai  uniquement  eues  en  vue  clans  cetle 
discussion.  Je  suis  plein  de  respect,  de  vénération  ,  d'admira- 
tion pour  les  premières;  ce  n'est  donc  point  celles-là  que  je 
me  suis  permis  d'examiner.  C'est  f.u  contraire  celles  qui  sont 
nées  de  nos  jours,  et  que  nos  contemporains  ont,  pour  ainsi 
dire,  vues  commencer;  voilà  celles  dont  j'ai  fixé  l'origine  com- 
mune au  dix-huitième  siècle ,  et  si  j'avais  besoin  de  pièces 
justificatives  pour  le  prouver ,  votre  arsenal  m*en  fournirait 
abondamment. 

L'anonyme  suppose,  dites-vous  encore,  nue  ce  fut  une  inven- 
tion du  jansénisme ,  une  tentative  d'isolement  et  de  séparation  , 
une  entreprise  coupable  qui  pouvait  avoir  les  résultats  les  plus 
funestes.  Mais  ne  savez-vous  pas  comme  moi  que  ces  liturgies 
furent  rédigées  par  des  prêtres  pour  la  plupart  jansénistes  ,  ac- 
cueillies avec  enthousiasme  par  le  parti  janséniste  ,  soutenues 
par  les  parîemens  jansénistes.  Votis  savez  tout  cela,  car  vous 
l'avez  écrit  vous-même  autrefois;  mais  depuis Cette  entre- 
prise en  de  pareilles  mains  pouvait-elle  être  autre  chose  qu'une 
tentative  d'isolement  et  de  séparation  ?  Ses  résultats  n'étaient- 
ils  pas  menaçans?  N'avez-vous  pas  parlé  vous-même,  dans  un 
certain  tome  XXVI ,  des  corrections  et  purgalions  multipliées 
qu'on  fit  successivement  subir  au  bréviaire  de  Paris  !  De  grâce, 
un  peu  plus  de  mémoire ,  et  nous  serons  bientôt  d'accord. 

Mais  voici  quelque  chose  de  plus  curieux  encore  :  JSos  égli- 
ses ii  ont  point  abandonné  la  liturgie  romaine  dans  le  dernier 
siècle  et  n'ont  point  répudié  la  Mère  des  Eglises.  J'écoute  com- 
ment vous  allez  le  prouver.  D'abord,  pour  me  prouver  qu'une 
chose  ne  s'est  pas  passée  dans  le  dernier  siècle,  vous  me  citez 
des  conciles  du  cinquième  et  du  sixième  ,  et  Musceus  qui  vivait 
vers  l'an  ^5o ,  et  Sidonius ,  contemporain  de  S.  Grégoire  de 
Tours.  //  y  avait  donc  une  grande  variété  de  rits  entre  les 
différentes  églises  des  Gaules.  D'accord  ;  mais  passons  à  Char- 
lemagne,  vous  avouez  qu'il  introduisit  dans  son  empire  les  li- 
vres romains.  Il  est  vrai  que  vous  ajoutez  que  chaque  Eglise 
les  accommoda  plus  ou  moins  à  ses  usages.  Je  l'accorde  encore, 
si  vous  vouiez.  Vient  ensuite  le  concile  de  Trente  et  la  consti- 
tution de  S.  Pie  V.  Or  je  vous  défie  de  me  montrer  en  France, 
trente  ans  après  cette  bulle,  six  églises  qui  n'eussent  pas,  n'im- 
porte sous  quel  titre,  l'ensemble  complet  de  la  liturgie  romaine. 
Les  calendriers  diocésains  n'ont  rien  à  faire  ici.  Ils  sont  permis 
partout  où  l'on  suit  le  romain.  Ainsi  donc,  au  commencement 
du   dix  huitième  siècle,  sur  cent  trente  diocèses,  cent  vingt- 


(7) 

quatre  au  moins  marchaient  d'accord  avec  l'Eglise  romaine, 
dans  tout  ce  qui  concerne  le  culte  divin.  Or  il  est  de  fait  que 
maintenant,  à  peine  douze  diocèses  sont  reste's  fidèles  à  cette 
belle  uniformité;  donc  j'ai  parfaitement  pu  dire  que  ces  égli- 
ses ont  abandonne  ht  liturgie  romaine ,  et  répudié  la  Mare  des 
églises.  Je  passe  à  votre  second  article.  Vous  y  faites  l'histoire 
de  la  liturgie  parisienne.  Permettez  que  je  prenne  acte  de  vos 
aveux.  Pierre  de  Gondy,  èvêqUe  de  Paris,  aurait  souhaité  in- 
troduire le  bréviaire  romain  dans  son  diocèse  ;  le  chapitre  s'y 
opposa  :  mais  dans  la  révision  qui  fut  faite  alors  du  bréviaire 
de  Paris  ,  on  se  rapprocha  du  romain ,  dont  on  prit  la  plupart 
des  leçons  ,  des  hymnes,  des  répons  et  des  psaumes  (1).  Or 
comme  le  hre'viaire  romain  se  compose  de  leçons,  d'hymnes, 
de  re'pons  et  de  psaumes ,  si  le  bréviaire  de  Paris  en  adopta  la 
plupart,  il  s'ensuit  évidemment  que  la  liturgie  de  Paris  se 
trouva  être  à  peu  près  la  liturgie  romaine.  Ce  n'est  pas  tout, 
votre  leve'e  de  bouclier  m'a  donne'  l'idée  de  faire  des  recherches 
dans  les  premiers  volumes  de  votre  journal ,  et  voici  ce  que 
j'ai  trouve'  dans  ce  tome  XXVI  que  je  citais  tout  à  l'heure  : 
Jean-François  de  Gondy ,  archevêque,  de  Paris ,  publia  en  i643  , 
un  bréviaire  qui  différait  très-peu  du  romain.  Ainsi  la  liturgie 
parisienne,  qui  de'jà,  sous  Pierre  de  Gondy  ,  prélat  qui  se  démit 
en  i%8,  s'était  si  fort  rapprochée  du  rit  romain,  subit  encore 
une  nouvelle  e'puration  en  iG-43,  en  sorte  que  vous  avouez 
qu'il  n'y  avait  plus  alors  que  très-peu  de  différence.  D'après 
cela,  diles-moi ,  les  changemens  qu'on  a  cru  devoir  lui  faire 
subir,  jusqu'à  effacer  les  dernières  traces  de  cette  antique  res- 
semblance, n'ont-ils  pas  nécessairement  eu  pour  but  de  répu- 
dier la  Mère  des  églises ,  et  de  repousser  la  communion  de 
ses  prières.  Laissons  à  part ,  si  vous  voulez  ,  les  intentions  ; 
mais  n'est-ce  pas  là  1  effet  que  cette  innovation  a  naturellement 
produit  ? 

En  vain  me  citerez-vous  le  mandement  de  M.  de  Vihtimille, 
mandement  dans  lequel  le  prélat  dit  qu'il  s'est  efforcé ,  autant 
que  possible ,  d'approcher  des  anciens  usages  de  l'Eglise  ro- 
maine (2).  Sic  conati  sumus  ad  morem  anliquum  romance  eccle- 

(1)  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  les  psaumes  du  bréviaire  romain 
et  ceux  du  bréviaire  de  Paris?  Singulière  manière  de  s'exprimer  cpii 
montre  combien  l'auteur  est  dépaysé  !  Mais  aussi  qu'allail-il  faire  dans 
cette  matière? 

(:>.)  Hommage  remarquable  rendu  aux  principes  que  nous  défendons  ! 
Tant  il  est  vrai  (pie  pour  se  donner  un  peu  d  autorité,  toute  liturgie  a 
besoin  de  s'appuyer,  de  près  ou  de  loin,  sur  la    liturgie  romaine. 


(  8  ) 

siiè ,  quâ  licuit  accedcre.  Vous  me  forcez  par  là  de  vous  ré- 
pondre que  ,  si  le  pre'lat  a  réellement  e'crit  ces  paroles ,  il  n'a 
pas  parle'  suivant  la  ve'rite',  puisque,  de  l'aveu  de  tout  le  monde, 
rien  ne  ressemble  moins  à  la  liturgie  romaine  que  la  lfturgie 
de  M.  de  Vintimille.  En  vain  me  direz-vous  encore  que  dans  la 
pre'face  de  son  missel  M.  de  Vintimille  se  félicite  d'avoir  pu 
profiter,  dans  la  composition  de  cet  ouvrage,  d'un  ancien  sa- 
cràmentaire  romain  qu'on  venait  de  découvrir  et  de  publier  à 
Rome  ;  qu'est-ce  que  cela  fait  à  la  chose  ?  On  peut  juger  par 
là,  me  dites -vous  d'un  air  triomphant,  si  M.  de  Vintimille 
avait  [intention  de  répudier  la  Mère  des  églises ,  et  de  repous- 
ser la  communion  de  ses  prières  p  Eh  !  Monsieur ,  deux  mots , 
s'il  vous  plaît?  Cet  ancien  sacramentaire  e'tait-il  en  usage  à 
Rome,  au  moment  où  M.  de  Vintimille  composait  son  missel? 
Vous  êtes  force'  de  répondre  que  non.  Avouez  donc  que  c'est 
une  singulière  manière  d'être  en  communion  avec  l'Eglise  ro- 
maine, que  de  repousser  les  livres  dont  elle  se  sert  au  temps 
où  nous  vivons,  pour  adopter  ceux  dont  elle  se  servait,  il  y 
a  mille  ans  et  plus.  A  ce  propos ,  il  vous  plaît  de  dire  que  je 
suis  encore  plus  ridicule  qu'injurieux.  Je  vous  laisse  à  juger  à 
qui  de  vous  ou  de  moi  doit  s'appliquer  cette  double  qualification. 

Je  viens  maintenant  au  trait  de  folie  que  vous  voulez  bien 
signaler  dans  mon  travail.  Vous  m'accusez  d'avoir  dit  que  par 
l'innovation  liturgique  on  avait  arraché  aux  fidèles  l'ombre 
d'unité  qui  existait  encore.  Rien  n'est  plus  traître,  Monsieur, 
que  cette  manière  d'extraire  et  de  mutiler  les  membres  d'une 
phrase.  Vos  lecteurs  qui  n'ont  pas  lu  mes  articles  n'auront  pas 
manque'  de  croire  que  j'accuse  les  nouveaux  liturgistes  d'avoir 
rompu  l'unité'  de  la  foi  dans  l'Eglise  de  France ,  ou  tout  au 
moins  brise'  le  lien  de  la  communion  du  Saint-Sie'ge ;  car  telle 
est  l'ide'e  que  donnent  tout  naturellement  les  paroles  isole'es  de 
la  phrase  que  vous  avez  extraite.  Or ,  rien  n'est  plus  e'ioigne' 
de  ma  pense'e.  Je  n'ai  voulu  parler,  et  je  n'ai  parle'  en  effet 
que  de  l'unité  de  liturgie  qui  disparut  chez  nous,  à  mesure 
que  les  nouveaux,  bréviaires  e'tendirent  leur  domination.  Ce  n'est 
donc  point  à  moi,  Monsieur,  que  peut  s'adresser  le  reproche 
de  Jolie  ;  ce  n'est  point  à  vous  non  plus  ;  mais  sûx'ement  vous 
ne  me'ritez  pas  le  reproche  de  franchise. 

Mon  autre  folie  est  d'avoir  dit  qu  on  s'était  soustrait  à  la 
communion  des  prières  catholiques.  Là  dessus  vous  vous  avisez 
de  me  prouver  gravement  que  la  diversité'  des  prières  ne  rompt 
pas  la  communion  des  Saints.  Je  vous  l'accorde  ,  Monsieur  ; 
mais  lorsque  l'uniformité'  est  prescrite  et  observe'e  dans  l'Eglise 
catholique,  cette  diversité'  ne  rompt-elle  pas  la  communion  des 


(    9    ) 

prières  catholiques?  Celle  expression  vous  effarouche;  mais  sa- 
vez-vous  hien  qu'elle  n'est  pas  de  moi ,  mais  d'un  saint  Pape , 
aussi  célèbre  par  sa  doctrine  que  par  sa  sagesse.  S.  Pie  V,  dans 
la  bulle  Quod  à  nobis ,  passant  en  revue  les  ahus  qui  s'étaient 
glisse's  dans  l'Eglise  à  propos  de  l'usage  de  la  liturgie,  s'exprime 
ainsi  au  sujet  des  liturgies  diocésaines  (i).  «  Une  coutume  dé- 
»  testable  s'e'tait  introduite  dans  les  provinces.  Des  évêques  se 
»  fabriquaient  un  bréViaire  particulier,  et  au  moyen  de  leurs 
»  offices  dissemblables  ,  et  propres  pour  ainsi  dire  à  chaque 
»  diocèse ,  de'chiraient  en  lambeaux  cette  communion  de  priè- 
»  res  et  de  louanges  qui  doivent  êt:e  adressées  au  seul  Dieu, 
»  dans  une  seule  et  même  forme,  et  cela  jusques  dans  des 
»  églises  qui,  dès  le  commencement,  comme  toutes  les  autres, 
»  avaient  coutume  de  célébrer  l'office  divin  suivant  l'antique 
>-  usage  romain.  »  L'avez  vous  entendu  ?  Ai-je  dit  autre  chose? 
Veuillez  bien  aussi  faire  attention  qu'outre  l'assistance  du  Saint- 
Esprit,  le  Pape,  en  écrivant  ces  lignes  ,  était  l'organe  du  con- 
cile de  Trente  qui  avait  chargé  le  Saint-Siège  de  Ta  répression 
de  tous  les  ahus  dans  la  liturgie.  Vous  voilà  donc  forcé  à  éten- 
dre sur  d'autres  que  sur  moi  le  reproche  de  folie.  Et  sur  qui, 
s'il  vous  plaît?  Sur  le  Pape  et  l'Eglise.  Vous  ne  vouliez  pas  sans 
doute  aller  aussi  loin,  j'en  suis  bien  sûr,  mais  enfin,  si  vous 
ne  me  déchargez  promptement  de  votre  accusation ,  vous  voyez 
sur  qui  elle  va  peser.  Je  vous  avoue  qu'en  pareille  compa- 
gnie elle  me  paraîtra  fort  légère.  Puisse-t-elle  l'être  tout  autant 
à  votre  conscience. 

Enfin  vous  vous  donnez  la  peine  d'examiner  quelle  autorité 
l'on  peut  donner  à  la  constitut/on  de  S.  Pie  V;  et  c'est  ici  que 
vous  nous  dites  des  choses  ineffables.  //  ne  paraît  pas  que  ce 
Saint-Pont' fe  ait  voulu  astreindre  au  bréviaire  romain  toutes 
les  églises  ;  car  sa  bulle  n\  st  point  adressé  à  tous  les  évêques. 
L'avez-vous  lue,  celte  bulle?  Le  meilleur,  je  pense,  est  de 
croire  que  vous  ne  l'avez  pas  lue  ;  mieux  eût  valu  sans  doute 
n'en  pàs^  parler;  mais  enfin,  il  y  a  un  remède,  donnez-vous 
la  peine  de  consulter  le  F>ul!aire,  et  vous  verrez,  de  vos  yeux 
qu'elle  est  adressée  à  tous  les  patriarches ,  archevêques ,  évêques, 
abbés  et  prélats  de   tout  ordre  ;  vous  y  verrez  qu'elle   a  été' 

(i)  Qiiin  etiam  in  provincias  paulatim  irrepserat  prava  illa  consue- 
tudo  ,  ut  Episcopi ,  in  Ecclesiis  (jure  ab  initio  cum  cœteiis  veteri  10- 
iikiiio  more  horas  canonicas  dicere ,  ac  psallere  consuevissent ,  priva- 
tum  sibi  qnisque  Lreviarimn  conficeient ,  et  illain  communionem  uni 
Deo ,  unâ  et  eâdem  formula  ,  preces  et  laudes  adhibendi ,  dissimillimo 
inter  se,  ac  penè  cujusque  episcopatus  proprio  oflicio ,  discerperent. 
II.  i 


(    io    ) 

affichée  aux  lieux  marques  pour  la  promulgation  des  bulles , 
afin  que  personne  n'en  prétende  cause  d'ignorance.  Quant  à 
la  question  de  sa  réception  en  France,  je  la  traiterai  plus 
tard ,  et  j  espère  le  faire  avec  succès. 

D'ailleurs  le  Pape  dit  formellement  qu'il  excepte  les  bré- 
viaires qui  avaient  deux  cents  ans  d'ancienneté.  Or  plusieurs 
de  nos  églises  de  France  étaient  dans  le  cas  de  l 'exception ,  et 
avaient  des  missels  et  des  bréviaires  particuliers.  Elles  ont  donc 
pu  légitimement  conserver  leurs  rits,  et  le  Saint-Siège  n'a  point 
cherché  à  les  troubler  dans  la  possession  de  leurs  usages.  Quels 
singuliers  raisonnemens,  Monsieur,  vous  offrez  à  vos  lecteurs! 
Plusieurs  de  nos  églises  étaient  dans  le  cas  de  l'exception ,  et  je 
vous  défie  encore  d'en  montrer  plus  de  six  ;  donc  toutes  nos 
églises  ont  pu  et  peuvent  encore  changer  de  liturgie  à  volonté'. 
Plusieurs  de  nos  églises  ont  pu  légitimement  conserver  leurs 
rits  ;  donc  elles  ont  pu  les  changer  autant  qu'elles  ont  voulu. 
Car,  Monsieur,  vous  ne  devez  pas  ignorer  que  maigre'  le  res- 
pect apparent  pour  l'antiquité  dont  un  certain  parti  aimait  k 
faire  parade,  les  liturgies  saintement  gallicanes  de  Lyon,  de 
Vienne,  de  Sens,  etc.,  ont  e'te'  honteusement  re'pudiées  pour 
faire  place  a  de  nouvelles ,  inconnues  jusqu'alors.  Ce  que  Rome 
avait  respecte'  comme  venant  de  l'antiquité',  a  e'te'  de'vore'  par 
l'esprit  d'innovation ,  et  la  conspiration  qui  a  presque  détruit 
chez  nous  l'usage  du  romain  ,  n'a  pas  épargné  davantage  les 
antiques  rits  des  Gaules. 

Après  des  démonstrations  si  concluantes  ,  vous  avez  voulu, 
sans  doute  pour  compléter  la  question,  résoudre  le  cas  de  con- 
science relatif  au  mode  dont  on  doit  remplir  l'obligation  de  la 
récitation  de  l'office  divin.  Telle  est  aussi  mon  intention ,  en 
terminant  la  suite  d'articles  que  je  me  propose  de  donner  sur 
l'importante  matière  de  notre  discussion.  C'est  pourquoi  je  ne 
veux  dire  que  ce  qui  est  nécessaire  pour  renverser  vos  assertions. 
C'est  à  tort,  Monsieur,  que  vous  cherchez  à  vous  prévaloir 
de  l'autorité  de  Bellarmin.  Ce  savant  théologien  écrivait  pour 
un  pays  où  tontes  les  églises  qui  n'étaient  pas  obligées  au  ro- 
main,  possédaient  de  droit  une  liturgie  ancienne,  ohligatoire, 
au  même  titre,  par  la  constitution  Quod  à  nobis.  Un  prêtre 
qui  dans  ces  diocèses  réciterait  le  romain  serait  en  contraven- 
tion expresse  avec  l'esprit  de  la  bulle  de.  S.  Pie  V,  de  même 
que,  par  exemple,  M.  De  Montazet ,  en  introduisant  h  Lyon 
une  liturgie  moderne,  désobéissait  formellement  à  cette  consti- 
tution. Bellarmin  n'a  donc  pu  donner  une  décision  sur  le  cas 
qui  nous  occupe ,  puisque  ce  cas  n'existait  pas  encore.  Quant 
à  saint  Charles  Borromée,  j'ai  la  même  réponse  à  vous  don- 


(  "  ) 

ner.  Le  rit  atnbroisien  étant  expressément  approuve'  par  le 
Saint-Sie'ge ,  long-temps  même  avant  S.  Pie  V,  il  ne  pouvait 
y  avoir  aucun  motif  de  lui  substituer  ,  en  public  ou  en  parti- 
culier, la  liturgie  romaine,  et  le  saint  évêque  remplissait  un 
de  ses  premiers  devoirs  en  maintenant  l'exécution  des  de'crets 
des  Souverains-Pontifes. 

Vous  osez,  Monsieur,  vous  prévaloir  de  l'autorité'  de  Collet, 
dans  son  traite'  de  1  Office  divin.  Permettez  encore  une  fois  que 
je  vous  demande  si  vous  avez  lu  tout  ce  que  vous  citez.  Vous 
me  mettez  dans  la  nécessité  continuelle  de  contester  votre  droi- 
ture ou  votre  bon  sens.  J'ai  lu  Collet,  et  même  plusieurs  fois, 
et  j'ai  trouvé  le  contraire  de  ce  que  vous  lui  attribuez.  Il  est 
vrai,  comme  vous  le  dites  fort  bien,  que  ce  the'ologien  ensei- 
gne qiwm  religieux  doit  se  servir  du  bréviaire  de  son  ordre  ; 
qu'un  ecclésiastique  n'a  pas  la  liberté  de  choisir  toute  sorte  de 
bréviaires  à  son  gré  ;  qu'un  bénéficier  doit  se  conformer  au, 
bréviaire  de  son  église.  Tout  cela  est  vrai  ;  mais  pourquoi , 
s'il  vous  plaît,  passer  sous  silence  cette  autre  question  :  Un 
ecclésiastique  qui  n'est  pas  bénéficier,  et  vous  savez  que  c'est 
aujourd'hui  la  majeure  partie  des  prêtres  français,  cet  ecclé- 
siastique peut-il  réciter  le  bréviaire  romain?  Vous  eussiez 
trouvé  la  réponse  dans  Collet,  et  vous  1  eussiez  trouvée  affir- 
mative ,  même  dam  deux  endroits.  Comme  je  n'ai  pas  pour 
l'instant  ce  livre  entre  les  mains,  je  ne  vous  indique  pas  les 
pages;  si  toutefois  vous  le  désirez,  je  me  charge  de  vous  sa- 
tisfaire promptement. 

J'en  viens  à  l'autorité  de  Bourdoisej  et  de  S.  Vincent  de  Paul , 
et  c'est  encore  ici  que  vous  me  mettez  dans  la  nécessité  de  si- 
gnaler de  nouvelles  méprises.  D'abord  vous  ne  nous  dites  point 
si  tous  les  ecclésiastiques  ,  auxquels  ces  deux  saints  personna- 
ges conseillèrent  de  quitter  le  bréviaire  romain,  étaient  béné- 
ficiers,  ou  s'ils  ne  l'étaient  pas;  or,  pour  juger  de  la  force 
de  votre  preuve  ,  il  est  nécessaire  de  connaître  cette  particula- 
rité. En  second  lieu  ,  par  quel  motif  S.  Vincent  de  Paul  et  M. 
Bourdoise  exigeaient-ils  l'observation  de  la  liturgie  diocésaine? 
Leur  pensée  était ,  suivant  vos  propres  paroles  ,  que  les  égli- 
ses qui  étaient  en  possession  d'avoir  des  bréviaires  particuliers 
pouvaient  non- seulement  s'en  servir,  mais  quelles  devaient 
même  préférer  le  leur  à  tout  autre.  Remarquez  bien  ces  paro- 
les :  Les  églises  qui  étaient  en  possession.  Ceci  se  rapproche 
tout  h  fait  de  la  manière  de  voir  des  Souverains  Pontifes.  Aussi 
ajoutez-vous,  en  parlant  de  Td .  Bourdoise  :  Il  savait  ce  que 
les  conciles  et  les  Panes  ont  dit  de  plus  fort  sur  cette  matière, 
et  il  s'en  servait  à  propos.  Eh  !  Monsieur,  nous  sommes  d'ac- 


(     12     ) 

cord  jusqu'à  présent.  La  question  est  aussi  claire  que  possible. 
Il  est  incontestable,  et  je  vous  accorde  de  grand  cœur  que, 
dans  le  cas  où  l'église  de  Paris  ait  été  en  possession  d'une  li- 
turgie spéciale,  durant  le  temps  fixé  par  les  Souverains-Ponti- 
fes, ses  prêtres  ont  dû.  s'y  soumettre,  sous  peine  de  désobéis- 
sance. S.  Vincent  de  Paul  et  M.  Bourdoise  ne  disent  rien  qui  ne 
soit  très-conforme  à  ma  doctrine;  mais  par  quel  singulier  tour 
de  force  allez-vous  conclure  de  là  que  S.  Vincent  de  Paul  et 
M.  Bourdoise  auraient  parlé  de  même  lors  de  l'innovation  du 
dix  -huitième  siècle  ?  Ils  s'appuyaient  sur  les  autorités  de  Tô- 
let,  de  Bellarmin ,  de  Navare ,  de  Bonacina,  de  Govanti  ; 
mais  ces  théologiens  n'approuvent  les  liturgies  diocésaines 
qu'autant  qu'elles  se  trouvent  dans  le  cas  prévu  par  la  consti- 
tution de  S.  Pie  V. 

En  troisième  lieu,  le  bréviaire  de  Paris,  dont  se  servaient 
et  S.  Vincent  de  Paul  et  M.  Bourdoise ,  ne  pouvait  être  que 
celui  de  Pierre  de  Gondy ,  lequel  de  votre  propre  aveu  était 
conforme  au  bréviaire  romain,  dans  la  plupart  des  leçons ,  des 
hymnes  ,  des  répons  et  des  psaumes.  C'était  donc,  comme  dans 
un  grand  nombre  de  diocèses  où  Ton  suivait  le  romain  avant 
la  révolution,  un  bréviaire  diocésain  ad  Romani  formam  ex- 
pressum.  L'essentiel  de  la  constitution  de  S.  Pie  V  était  observé, 
et  l'on  avait  l'avantage,  nullement  contesté  à  Rome,  de  pou- 
voir suivre  le  calendrier  diocésain  (i).  Je  conçois  parfaitement, 
dans  ce  cas,  qu'il  fut  beaucoup  plus  convenable  de  réciter  le 
romain  ainsi  adapté  au  diocèse,  que  de  suivre  le  rit  purement 
romain ,  sans  faire  mention  des  solennités  locales.  Tel  est  le 
sentiment  que  je  soutiendrais  dans  un  diocèse  où  l'on  aurait 
eu  le  soin  de  mettre  ainsi  daccord  deux  choses  qui  peuvent 
très-bien  marcher  ensemble.  Mais,  encore  une  fois,  la  ques- 
tion n'est  plus  la  même.  Le  bréviaire  de  M.  de  Vintimille  res- 
semble beaucoup  moins  à  celui  de  Pierre  de  Gondy,  que  le 
bréviaire  romain  ne  ressemble  au  bréviaire  ambroisien.  C'est 
donc  chose  au  moins  fort  singulière  que  de  citer  le  témoignage 
de  S.  Vincentde  Paul,  mort  en  1660,  en  faveur  d'un  livre  im- 
primé en  1735.  Cela  me  rappelle  naturellement  le  mot  tout 
récent  d'un  grand-vicaire  fort  attaché  à  nos  maximes  gallica- 

(1)  Dans  un  grand  nombre  de  diocèses  de  France  où  l'on  suit  le  rit 
parisien  ,  on  a  fait  de  même.  Le  titre  du  bréviaire  annonce  un  bré- 
viaire diocésain  ,  et ,  à  l'exception  des  offices  de  dévotion  locale  ,  on 
retrouve  d'un  bout  à  l'autre  tout  l'ensemble  du  rit  parisien.  C'est  dans 
ce  sens  que  j'ai  avancé  que  la  moitié   de  la  France  suit  la  liturgie  de 


(  i-3  ) 

xirs.  Quelqu'un  lui  objectait  que  S.  Vincent  de  Pau!  s'était 
comporté  en  ultramontain  dans  ses  controverses  contre  les 
jansénistes.  —  Toujours  est-il  ,  répondit  le  grand-vicaire,  qu'il 
n'a  jamais  improuvé  la  déclaration  de  1682.  Je  cite  cet  ana- 
chronisme ,  parce  qu  il  est  dans  le  goût  de  celui  qui  vous  est 
écliappé. 

Mais  voici  bien  autre  chose.  A  force  de  vous  répéter  à  vous- 
même  que  S.  Vincent  de  Paul  est  d'un  sentiment  contraire  au 
mien,  vous  vous  l'êtes  tellement  persuadé,  que  vous  ne  dou- 
tez plus  que  je  ne  partage  votre  conviction,  et  non  content  de 
me  faire  penser ,  il  vous  plaît  aussi  de  me  faire  parler.  L'é- 
crivain du  Mémorial  ,  dites-vous ,  ira-l-il  apostropher  aussi 
S  .Vincent  de  Paul  P  L'accusera-l-il  d'avoir  par  là  répudié  la 
Mère  des  églises ,  d'avoir  repoussé  la  communion  de  ses  priè- 
res ,  de  craindre  ses  bénédictions  P  S.  Vincent  de  Paul  aurait- 
il  scandalisé  les  fidèles ,  en  leur  arrachant  ainsi  V ombre  d'unité 
qui  semblait  exister  encore  P  Ces  pathétiques  interpellations  ne 
sont- elles  pas  bien  ridicules  ,  quand  elles  s'adressent  à  un 
homme  si  pieux ,  si  sage ,  si  dévoué  à  l'Eglise  romaine  P  — 
Oui ,  Monsieur ,  fort  ridicules  et  fort  déplacées  ,  je  vous  as- 
sure. Mais  n'est-ce  pas  à  vous  quelles  appartiennent?  Ai-je  dit 
un  seul  mot  qui  puisse,  directement  ou  indirectement ,  s'appli- 
quer à  S.  Vincent  de  Paul?  Ai-je  manqué  dernièrement  l'oc- 
casion de  lui  payer  le  tribut  de  mes  hommages ,  à  1  époque 
d'une  grande  solennité  consacrée  à  son  illustre  mémoire?  Non, 
Monsieur,  ce  n'est  point  sur  ce  ton  que  je  parle  de  S.  Vincent 
de  Paul,  et  si  dans  les  articles  que  vous  attaquez  je  suis  faux  , 
exagéré  et  déclamatoire  ,  au  moins  ma  conscience  me  répond 
que  je  ne  suis  point  impie. 

Cette  lettre  est  déjà  bien  longue,  et  cependant  je  suis  loin 
d'avoir  relevé  tout  ce  qui  mérite  de  l'être,  dans  vos  deux  arti- 
cles. Je  dois  néanmoins  signaler  encore  certaines  inexactitudes, 
pour  ne  pas  me  servir  d'une  autre  expression,  qui  pourraient 
peut-être  faire  illusion  à  quelques-uns  de  vos  lecteurs. 

Après  m  avoir  appris  que  l'église  Saint-Pierre  de  Rome  se 
sert  d'un  bréviaire  différent  du  bréviaire  romain  ,  vous  daignez 
joindre  à  cette  docte  leçon  une  mercuriale  de  fort  bon  genre, 
qui  consiste  à  retourner  contre  moi  mes  propres  paroles.  L'a- 
nonyme ,  dites-vous  encore,  fera-t-il  aussi  le  procès  èi  l'église 
Saint- Pierre  P  Se  plaindra-  t-  il  qu'elle  ait  répudié  l'Eglise 
romaine  et  se  soit  soustraite  à  la  communion  des  //riens  catho- 
liques p  S'afjiigerat-il  de  ce  que  le  Paye  tolère  un  tel  scandale 
sous  ses  yeux  P  A  moins  d'une  distraction  tout-à-fait  miracu- 
leuse,  il  y  a  ici  un  peu  de  mauvaise  foi,  ou  beaucoup  d'igno- 


(  i4  ) 

rance.  D'abord  mauvaise  foi,  parce  que  vous  devez  savoir  que 
cette  de'rogation,  même  suivant  les  principes  que  je  soutiens, 
ne  peut  en  aucune  manière  être  un  scandale ,  puisqu'elle  n'a  lieu 
qu'en  vertu  de  l'approbation  ,  je  dis  plus  de  l'injonction  des 
Souverains  Pontifes.  Ignorance  ,  parce  que  si  vous  vous  e'tiez 
donne'  la  peine  de  feuilleter  le  bréviaire  de  la  basilique  de 
Saint-Pierre,  vous  eussiez  retrouve  la  plus  grande  partie  des 
prières  qui  composent  le  bre'viaire  romain  actuel  ,  lequel 
n'en  est  que  l'abrège',  breviarium.  Je  sais  que  rien  ne  vous 
oblige  a  des  recherches  de  ce  genre,  mais  cependant  quand 
on  veut  parler  de  quelque  chose  ,  il  est  toujours  bon  d'en  pren- 
dre une  ide'e.  La  basilique  de  Saint-Pierre  n'a  donc  point  ré- 
pudié la  communion  des  prières  catholiques  ,•  et  pas  un  mot  de 
ce  que  j'ai  dit  sur  les  liturgies  françaises  n'est  applicable  à 
cette  ve'ne'rable  Eglise. 

Ce  que  vous  dites  de  S.  Grégoire-le-Grand  ne  prouve  rien 
par  la  raison  qu'il  prouve  trop.  Ce  saint  Pontife  sou  (Fiait  la 
diversité  des  liturgies,  de  même  que  l'Eglise  de  son  temps 
n'avait  point  encore  prescrit  l'unité  de  langage  dans  les  offices 
divins.  Le  Saint-Siège  s  étant  depuis  prononcé  sur  un  point 
comme  sur  l'autre,  tous  les  argumens  que  vous  entasseriez 
pour  attaquer  l'unité  de  liturgie,  vous  les  aurez  à  résoudre 
contre  les  partisans  de  la  langue  vulgaire.  La  permission  que 
S.  Grégoire  donna  à  S.  Augustin ,  l'apôtre  d'Angleterre ,  de 
choisir  entre  les  diverses  coutumes,  paraît  plutôt  une  sorte 
d'exception  qui  appuie  la  doctrine  que  je  défends  ,  qu'une 
preuve  en  faveur  de  la  vôtre.  En  outre  ,  il  paraît  que  nonobs- 
tant cette  dispense  ,  les  églises  d'Angleterre  dès  leur  berceau 
pratiquaient  ies  rits  et  les  cérémonies  de  l'Eglise  romaine. 
Vous  en  pouvez  trouver  les  preuves  tout  au  long  dans  Tho- 
massin ,  sur  la  discipline  de  l'Eglise. 

Lorsque  vous  m'objectez  la  conduite  de  Rome  vis-à-vis  des 
Grecs  unis,  vous  retombez  de  nouveau  dans  la  même  méprise. 
Encore  une  lois,  il  s'agit  dune  exception,  et  vous  savez  qu'il 
est  reconnu  qu'une  exception,  loin  d'ébranler  la  règle,  la  con- 
firme. Peut-être  trouverez- vous  que  je  vous  donne  souvent  la 
même  réponse  ;  je  vous  dirai  à  cela  que  c'est  vous  qui  m'y  forcez 
en  répétant  si  souvent  la  même  objection.  La  raison  pour  la- 
quelle Rome  tolère  et  autorise  dans  l'Eglise  les  liturgies  anti- 
ques, je  l'ai  dc'ja  dit ,  c'est  qu'elle  lia  rien  à  craindre  de  V anti- 
quité,  bien  différente  en  cela  de  vos  nouveaux  liturgistes  qui 
n'ont  eu  rien  de  plus  pressé  que  de  nous  donner  du  neuf,  en 
toutes  choses,  parce  que,  comme  je  l'ai  dit  également,  le  passé 
les  embarrasserait. 


(   i5) 

La  règle  de  S.  Chrodegand ,  évêquc  de  Metz ,  m'assurez-vous, 
prescrit  un  office  pour  les  clercs  ou  chanoines  de  son  église. 
D'accord  ,  Monsieur  ;  mais  si  cet  office  est  celui  de  l'Eglise  ro- 
maine, que  prëtendez-vous  conclure  de  là?  Or,  voici  les  pa- 
roles de  Paul  diacre  ,  auteur  d'une  histoire  des  évêques  de 
Metz.  Après  avoir  rapporte'  que  saint  Chrodegand  fut  envoyé'  à 
Rome  par  le  Roi  Pe'pin,  pour  une  mission  importante,  il  nous 
apprend  qu'à  son  retour  il  établit  le  rit  romain  dans  l'église  de 
Metz  :  «  Ipsumque  clerum  abundanter  lege  divinà,  romand  que 
»  imbutum  cantilenâ  ,  moreni  et  ordinem  romance  licclesiœ  ser- 
»  vare  praecepit.  »  Si  vous  n'avez  pas  le  loisir  de  chercher  ce 
texte  dans  l'original ,  vous  pouvez  le  trouver  dans  l'Histoire  de 
France,  de  Duchesne  ,  tome.  II,  page  io4. 

Autre  distraction.  Yalafrid  Strabon  dit  que  de  son  temps 
la  diversité  des  offices  était  très-grande  ,  même  entre  les  diffé- 
rentes provinces.  Avez-vous  lu  cet  auteur,  Monsieur?  Je  suis 
bien  porte'  à  croire  le  contraire.  Eh  bien  !  moi ,  je  l'ai  lu  ,  et 
voici  ce  que  J  ai  trouve'  dans  son  livre  De  rébus  ecclesiasticis, 
chap.  xxv,  De  horis  canonicis ,  etc. ,  Bibliotheca  Patrum,  tome  xv, 
pag.  ig5.  Après  avoir  parle'  de  la  varie'te'  des  usages  que  le 
temps  et  la  différence  des  mœurs  avaient  introduits,  il  ajoute  : 
«  Sed  privilegio  romanae  Sedis  observato  ,  et  congruentiâ  ra- 
»  tionabili  dispositionum  apud  cnm  factarum  persuadente  , 
«  factum  est  ut,  in  omnibus  penè  Latinorum  Ecclesiis,  consue- 
»  tudo  et  magisterium  ejusdem  Sedis  praevaleretj;  quia  non  est 
»  alia  traditio  œquè  sequenda ,  vel  in  régula  fidei ,  vel  in  ob- 
«  servationum  doctrinâ  (1).  »  Cependant^Valafrid  Strabon  vivait 
sous  Louis-le-De'bonnaire,  par  conséquent  à  une  e'poque  assez 
e'loigne'e  de  celle  où  l'Eglise  a  fait  une  loi  de  cette  uniformité'. 
Ce  qu'il  signale  ici  n'est  donc  que  cette  tendance  catholique 
qui ,  dans  tous  les  temps ,  et  en  toutes  choses ,  force  toute 
église  à  graviter  vers  Rome. 

L'autorité'  de  Sozomène  dont  vous  cherchez  à  vous  pre'valoir 
n  est  d'aucun  poids  ;  cet  historien  ayant  vécu  dans  un  siècle 
trop  éloigné  de  ceux  où  l'Eglise  romaine  s'est  occupée  de 
réunir  tous  les  hommes  dans  le  même  langage.  Seulement  je 
vous  exhorte  à  consulter  cet  auteur  dans  1  endroit  même  que 
vous  avez  cité,  probablement  sur  la  foi  d'autrui.  Vous  y  ver- 

(1)  Cependant,  à  cause  du  privilège  du  Siège  romain,  et  de  la  sa- 
gesse de  ses  pratiques,  il  est  arrivé  que  dans  presque  foutes  les  égli- 
ses latines }  la  coutume  et  l'autorité  de  ce  même  Siège  a  prévalu  ;  parce 
qu'en  effet  il  n'existe  point  de  traditions  qui  doivent  autant  servir  de 
règle,  soit  dans  les  choses  de  la  foi,  soit  dans  l'observance  des  coutumes. 


(   16   ) 

rez  que  Sozomène ,  après  avoir  reconnu  que  les  différentes 
e'glises  pratiquent  différens  rits ,  ajoute  que  cette  fidélité  aux 
anciens  usages  peut  devenir  dangereuse  en  ce  qu'elle  rend  quel- 
quefois les  erreurs  héréditaires  et  indestructibles.  Vous  savez 
que  cest  là  ce  que  j'ai  dit  aussi  moi-même;  convenez  que 
c'est  une  assez  pauvre  raison  en  faveur  de  liturgies  diocésaines 
non  approuvées  par  l'Eglise. 

Pour  montrer  que  les  Souverains-Pontifes  n  improuvent  pas 
les  nouvelles  liturgies  gallicanes,  il  vous  est  venu  je  ne  sais 
comment  la  pensée  d'invoquer  le  grand  nom  de  Benoît  XIV. 
C'est  une  belle  autorité;  si  vous  pouviez  la  revendiquer,  vo- 
tre cause  n'en  serait  pas  plus  mauvaise.  Par  quelle  maladresse 
allez  vous  donc  citer  tout  juste  ce  qui  vous  condamne  P  Suivant 
votre  citation,  Benoît  XIV  enseigne  que  les  ëvëques  ne  doi- 
vent point  changer  la  liturgie,  sans  avoir  consulté  le  Saint- 
Siège.  Or,  comme  les  évêques  de  France  n'ont  jamais  pris 
pour  cela  l'avis  du  Saint-Siège,  si  ce  texte  prouve  quelque  chose, 
c'est  contre  vous.  En  vain  ajoutez-vous  que  ce  grand  Pape  cite 
quelquefois  avec  éloge  les  rituels  de  Paris,  de  Strasbourg,  de 
Toul ,  de  Cahors ,  de  Tulle.  Cela  ne  démontre  qu'une  chose, 
votre  peu  de  connaissance  dans  la  liturgie.  Un  rituel  n'est  un 
livre  liturgique  que  par  les  formules  pour  l'administration  des 
sacremens  ,  les  bénédictions,  etc.  :  le  reste,  c'est-à-dire  ce  qui 
concerne  les  règles  de  conduite  dans  tel  ou  tel  cas,  les  ordon- 
nances épiscopales,  les  statuts  synodaux,  les  résolutions  de 
cas  de  conscience ,  tout  cela  forme  une  partie  a  part ,  et  une 
partie  entièrement  du  domaine  de  l'évêque.  Le  rituel  romain, 
après  les  formules  sacrées,  ne  renferme  que  très-peu  de  dis- 
positions de  ce  genre,  et  dans  tous  les  diocèses  où  l'on  suit  le 
romain  .  on  est  forcé  d'v  suppléer  par  des  ordonnances  loca- 
les,  témoin,  par  exemple,  le  rituel  de  Toulon.  Il  n'est  donc 
pas  étonnant  que  Benoît  XIV  rende  justice,  quand  il  y  a  lieu, 
aux  réglemens  qu'il  a  trouvés  dans  la  partie  administrative  de 
nos  rituels.  Il  n'y  a  pas  dans  tout  cela  un  mot  pour  autoriser 
les  nouveaux  rituels ,  en  tant  que  liturgies. 

Il  vous  était  échappé  un  anachronisme  assez  plaisant  à  pro- 
pos du  bréviaire  du  cardinal  Quignonez.  Vous  vous  êtes  re- 
tracté ;  je  n'ai  plus  rien  à  dire ,  sinon  qu'un  peu  moins  de  pré- 
cipitation dans  la  composition  de  vos  articles  vous  eût  peut-être 
fait  éviter  quelques-unes  des  nombreuses  bévues  dont  ils  sont 
parsemés.  Mais  puisque  nous  sommes  sur  le  bréviaire  de  Qui- 
gnonez, je  profite  de  l'occasion  pour  vous  apprendre  quelque 
chose  de  nouveau.  Croiriez-vous ,  Monsieur,  que  ce  cardinal, 
qui   obtint  pour  son  bréviaire  l'approbation  momentanée  du 


(   i7  ) 

Saint-Siège  ,  ne  fnt  jamais  honoré  de  celle  de  la  Sorbonne  ?  La 
sacrée  faculté,  après  avoir  considéré  que  dans  ce  bréviaire 
l'ordre  et  le  nombre  des  psaumes  étaient  dérangés,  que  les  le- 
çons n'étaient  plus  les  mêmes ,  que  de  nombreuses  omissions 
et  de  fréquens  cbangemens  le  rendaient,  pour  ainsi  dire,  nou- 
veau, ajoute  :  «  On  a  lieu  d'être  surpris  de  la  hardiesse  avec 
»  laquelle  l'auteur  de  ce  nouveau  bréviaire  rejette  toutes  ces 
»  salutaires  institutions  établies,  pour  ainsi  dire,  dès  l'origine 
»  de  l'Église  et  parvenues  jusqu'à  nos  jours.  Il  a  fait  preuve  de 
»  peu  de  sagesse,  lorsqu'il  a  osé  préférer,  sans  rougir,  sa  pro- 
»  pre  manière  de  voir  aux  antiques  ordonnances  de  nos  pères, 
»  aux  usages  communs  et  approuvés.  Nous  devons  donc  mettre 
»  chacun  à  même  de  juger  combien  est  dangereuse  cette  édi- 
»  tion  d'un  pareil  bréviaire,  et  combien  on  doit  s'y  opposer  (i).  » 
Ainsi  parlait  la  Sorbonne  en  i535.  Elle  qualifiait  aussi  sévère- 
ment que  moi ,  des  innovations  beaucoup  moins  considérables 
que  celles  dont  nous  avons  été  témoins. 

Vous  me  faites,  Monsieur,  une  espèce  de  crime  d'avoir  dit 
que  les  partisans  des  nouvelles  liturgies  s'étaient  maladroite- 
ment prévalu  d'une  parole  plus  brillante  que  solide  de  S.  Au- 
gustin ,  qui  comparait  la  diversité  des  coutumes  liturgiques  à 
la  variété  des  couleurs  de  la  robe  de  l'Epouse.  Ce  que  j'ai  dit, 
je  le  dis  encore ,  et  de  plus  je  ne  crains  pas  d'affirmer  que 
S.  Augustin  lui-même,  s  il  eût  vécu  mille  ans  plus  tard,  se  se- 
rait fait  gloire  de  penser  à  ce  sujet  comme  les  Papes  et  les 
conciles.  Le  respect  que  nous  devons  à  ce  grand  docteur  ne 
nous  permet  pas  de  penser  autrement.  Quant  à  la  comparaison 
elle-même,  on  n'y  doit  voir  qu'une  de  ces  innombrables  expli- 
cations tropologiques  de  l'Ecriture  qu'employaient  les  Pères  de 
l'Eglise,  et  qui  de  l'aveu  des  théologiens  ne  présentent  une  au- 
torité véritable  que  lorsqu'elles  sont  consacrées  par  l'Eglise. 

A  propos  du  respect  dû  aux  Saints ,  savez-vous  ,  Monsieur , 
que  vous  les  traitez  assez  lestement.  De  quel  droit  refusez-vous 
au  grand  Pape  Grégoire  VII  le  titre  de  Saint,  lorsque  vous  l'ac- 


(i)  Qiuîm  autera  hnec  usque  adeô  salutaria  Ecclesia;  instituta,  in  ec- 
clesiaslicis  oiliciis  ,  à  primordio  fermé  Ecclesiae  ad  hrec  usquc  tempora 
servata  fuerint  ,   mirum   quonam   pacto   is    qui   novum  hoc   breviarium 

edidit ,  h. oc  omnia  rejiciat l'an'im  quoquc  sapera  sobriè  \  i > 1 1 ^  est 

hujusinodi  scriptor ,  dura,  suam  iinius  sententiam  antiquis  patrum  dé- 
crctis ,  communi  et  approbato  usui  minime  erubuit  praefèrre  ;  proindè 
est  quim  periculosa  sit  nec  ferenda  hujusmodi  breviarii  editio  cognos- 
cant  omnes  opère  pretium  est  ostendere.  D'Argentré  5  CoLlcctio  judicio- 
rum  de  novis  erroribns ,   1  ^33  ,  lom.   11,   pat;,    iai. 

II.  3 


(   18  ) 

cordez  dans  la  même  page  à  S.  Datasse ,  S.  Le'on ,  S.  Ge'lase , 
S.  Gre'goire  ,  S.  Pie  V  ?  Je  dois  penser  charitablement  qu'en 
donnant  à  ces  grands  personnages  le  titre  qu'ils  méritent,  votre 
désir  est  de  donner  une  marque  de  soumission  à  1  Eglise,  et 
non  de  faire  un  acte  de  L'indépendance  de  votre  jugement  ;  d'a- 
près cela,  quel  peut  être  votre  motif  pour  ravir  un  si  beau 
titre  à  un  Poutiiè  que  la  même  Eglise  en  a  cru  devoir  hono- 
rer? Cette  singulière  conduite  peut  être  celle  d'un  janséniste, 
mais  on  ne  saurait  la  reconnaître  pour  celle  d'un  catholique. 
Que  vous  a  donc  fait  S.  Gre'goire  VII  pour  que  vous  osiez  lui 
refuser  insolemment  le  titre  qu'il  a  mérite' ,  et  braver  ainsi  les 
décrets  de  l'Eglise?  Est-ce  parce  qu'il  a  déposé  un  Empereur 
couvert  de  crimes,  en  vertu  de  son  autorité  pontificale?  Dans 
ce  cas ,  Monsieur ,  supprimez  bien  vite  le  titre  de  Saint  que 
vous  avez  eu  la  témérité'  ultramontaine  de  donner  à  S.  Pie  V. 
Quoique  vous  n'en  sachiez  rien,  quoique  nos  agiographes  gal- 
licans se  soient  appliqués  à  l'effacer  de  la  vie  de  ce  grand  Pane, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  a  déposé  solennellement  Elisa- 
beth ,  Reine  d'Angleterre ,-  par  la  bulle  Régnait*  in  cxcchis  , 
que  vous  trouverez  au  bullaire  de  ce  saint  Pontife,  sous  l'an- 
née 1570,  en  date  du  5  des  calendes  de  mars.  Je  ne  résiste 
pas  à  l'envie  de  vous  faire  connaître  le  considérant  de  cette 
bulle  :  le  voici  :  <•  Fvegnans  in  excelsis ,  cui  data  est  omnis  in 
»  Ccelo  et  in  terra  potestas  ,  unam ,  sanctam,  catholicam  et 
»  apostolicam  Ecclesiam  ,  extra  quarn  nulla  est  sains,  uni  soli  in 
»  terris  videîicet  apostolorum  principi  Petro  ,  Petrique  succes- 
»  sori  romano  Pontifici ,  in  potestatis  plenitudine  tradidit  gu- 
»  bernandam.  Hune  unum  super  omnes  gentes  et  omnia  régna 
«  principem  constituit,  qui  evellat,  destruat ,  dissipet,  disper- 
»  dat,  plantet  et  œdificet,  ut  fidelem  populum  màturae  cari- 
»>  tatis  nexu  constrictum  ,  in  unitate  spiritûs  contineat,  salvum- 
»  que  et  incolumem  suo  exhibeat  Salvatori  (1).  »  Suit  l'acte  de 
déposition  lancé  contre  la  cruelle   ennemie   du  catholicisme. 

(1)  Celui  qui  règne  dans  les  Cieux ,  et  qui  a  reçu  toute  puissance  au 
Ciel  et  sur  la  terre,  a  coniié  son  Eglise  une,  sainte  .  catholique  et  apos 
tolique,  hors  de  laquelle  il  n'y  a  point  de  salut  ,  à  un  seul  homme  sui 
la  terre,  à  Pierre.  Prince  des  apôtres,  et  au  Pontife  romain,  succes- 
seur de  Pierre,  afin  qu'il  la  gouverne  dans  la  plénitude  de  la  puissance 
C'est  lui  seul  qu'il  a  établi  prince  au-dessus  de  toutes  les  nations  et  de 
tous  les  royaumes,  avec  la  charge  d'arracher,  de  détruire,  de  dissiper, 
cie  perdre,  de  planter  et  d'édifier  ;  avec  la  mission  de  contenir  dans  l'u- 
nité île  l'esprit  le  peuple  fidèle  enchaîné  dans  les  liens  d'une  mutuelle 
charité ,  et  de  le  conduire  sain  et  sauf  à  son  Saiiycur. 


m- 


«I,- 


k  l9  i 

Dans  vos  principes ,  cet  acte  a  dû  être  au  moins  un  pe'che'  mor- 
tel ,  car  recourir  à  la  bonne  foi  pour  excuser  un  Pape ,  et  un 
Pape  comme  S.  Pie  V  ,  c'est  chose  par  trop  impertinente.  Vous 
ne  voyez  nulle  part  qu'il  s'en  soit  repenti  ;  tout  porte  à  crain- 
dre que  ce  Pape  ne  soit  mort  dans  son  pêche'  :  comment  osez- 
vous  lui  donner  le  titre  de  Saint,  ce  titre  que  vous  refusez 
pour  la  même  raison  à  S.  Grégoire  \II?  Avouez  qu'il  y  a  là 
dedans  une  singulière  inconséquence  ;  reste  à  savoir  ce  qu'en 
pense,  dans  le  Cieux,  Celui  qui  a  couronné  ces  deux  grands 
Pontifes. 

Pendant  qu'on  imprimait  votre  premier  article ,  mon  troisième 
a  paru ,  cela  vous  a  mis  à  même  de  lui  donner  un  petit  coup 
de  votre  massue,  dans  votre  numéro  du  9  juin.  Je  suis  fâché 
que  vous  ne  soyez  pas  entré  davantage  dans  la  discussion  ;  j'au- 
rais été  curieux  d'apprendre  comme  quoi  la  liturgie  parisienne, 
par  exemple ,  a  autant  ou  plus  d'autorité  que  la  liturgie  ro- 
maine. Ces  choses  là  font  toujours  plaisir  à  entendre  dire.  Loin 
de  là  ,  vous  vous  mettez  tout  bonnement  à  critiquer  mon  titre  : 
Considérations  sur  la  lilurg:e  catholique ,  et  vous  prétendez  que 
parce  que  j'ai  intitulé  ainsi  mes  articles,  je  veux  dire  que  la 
liturgie  romaine  est  la  seule  à  qui  l'on  puisse  donner  le  nom  de 
Catholique.  Je  vous  l'avoue  ,  je  n'avais  pas  encore  pensé  à  cela. 
Je  croyais  tout  bonnement,  et  ceux  de  mes  lecteurs  que  je 
connais,  le  comprennent  ainsi  ,  que  ce  titre  équivaut  à  celui-ci  : 
Considérations  sur  la  liturgie  dans  l'Eglise  catholique.  Un  tel 
sujet  me  force  de  parler  souvent  é,e  la  liturgie  romaine,  et  de 
la  signaler  comme  la  première  de  toutes  ,  mais  je  n'a  pas  écrit 
un  mot  qui  puisse  autoriser  la  grosse  sottise  qu'il  vous  plaît  de 
me  prêter.  Vous  pouvez  lire  tout  le  contraire  en  plusieurs  en- 
droits de  mon  travail. 

Comme  je  tiens  par-dessus  tout  à  mettre  une  entière  bonne 
foi ,  dans  la  controverse  qui  s'est  élevée  entre  nous,  je  reconnais 
ici  avec  franchise  que,  malgré  mes  recherches ,  il  m'a  été  im- 
possible d'acquérir  la  preuve  par  écrit  de  mon  assertion  sur  la 
proscription  des  nouveaux  bréviaires  dans  l'Index  romain.  Ce  fait 
m'a  été  attesté  plusieurs  lois  par  des  hommes  trop  respectables 
et  trop  savans  pour  (pie  j'ose  le  contredire,  mais  je  sens  qu'il  en 
est  autrement  pour  le  public.  Je  consens  donc,  jusqu'à  plus  ample 
informé,  a  rétracter  cette  assertion  :  la  question  n'en  reste  pas 
moins  dans  tout  son  entier.  L'Eglise,  comme  on  l'a  vu,  s'est 
expliquée  sur  l'unité  de  liturgie,  d'une  manière  bien  autre- 
ment imposante  que  n'eût  pu  le  taire  la  congrégation  de  Y  Index. 
D'ailleurs,  aux  veux  d'un  gallican,  une  semblable  condamna- 
tion n'eût  été  qu'un  bien   léger  poids  dans  la  balance ,  puis- 


(    20    ) 

qu'une  de  nos  précieuses  liberte's  consiste  précisément  a  ne 
tenir  aucun  compte  des  de'crets  des  congrégations  romaines. 

C'est  avec  un  sentiment  pénible  ,  Monsieur ,  que  je  me  suis 
vu  contraint  de  vous  poursuivre  avec  tant  de  rigueur.  Si  vous 
êtes  équitable,  vous  conviendrez  que  je  n'ai  usé  qu'avec  mo- 
dération du  droit  de  représailles  que  le  ton  virulent  de  vos 
articles  me  donnait  sur  vous.  J'aurais  craint  de  compromettre 
la  bonté  de  ma  cause,  si  je  me  fusse  laissé  aller  à  l'invective; 
et  si  vous  me  reprochez  d'avoir  été  un  peu  vif  en  quelques 
endroits,  un  lecteur  désintéressé  trouvera  peut-être  que  je  n'ai 
pas  dit  encore  tout  ce  que  je  pouvais  dire.  Apprenez  donc  une 
bonne  fois,  qu'on  peut  être  un  écrivain  du  Mémorial ,  et  ce- 
pendant répondre  avec  mesure  aux  injustes  attaques  de  Y  Ami 
de  la  Religion  et  du  Roi.  Puissiez-vous  prendre  enfin  la  réso- 
lution de  vivre  en  pais,  avec  ceux  qui,  comme  vous  sans  doute, 
n'ont  d'autre  désir  que  celui  de  servir  la  cause  de  l'Eglise  ! 
Puissiez-vous  bientôt  renoncer  à  cette  humeur  inquiète  et  tra- 
cassière  qui  vous  porte  a  contredire,  à  harceler  sans  cesse  tous 
ceux  qui  croient  pouvoir  faire  quelques  pas  dans  une  carrière 
que ,  par  un  étrange  monopole ,  vous  semblez  vouloir  exploiter 
tout  seul  ! 

C'est  le  vœu  que  je  forme  bien  plus  pour  vous-même,  que 
pour  la  vérité ,  qui  n'a  besoin  ni  de  vous ,  ni  de  moi ,  pour 
triompher. 

L'auteur  des  Considérations  sur  la  Liturgie  catholique. 
(  Revue  catholique ,  Juin   i83o.  ) 


SYNODICOIJ    EELGICUM, 

SIVE   ACTA   OMSIUM    ECCLESIARUM    BELGII   A  CELEBRATO    CONCILIO 
TRIDESTIXO    AD    COKCORDATUM     1801. 

La  collection  que  nous  annonçons  au  public  avait  été  com- 
mencée,  il  y  a  plus  de  dix  ans,  par  le  savant  Van  de  Velde, 
ancien  professeur  à  1  université  de  Louvain  ;  mais  la  mort  ne 
lui  avait  pas  permis  de  conduire  à  son  terme  cette  utile  en- 
treprise. 

Cependant  elle  ne  devait  pas  rester  inachevée ,  et  l'on  dési- 
rait généralement  voir  paraître  au  grand  jour  ces  nombreux 
monumens  de  la  pieté ,  de  la  sagesse  et  de  la  fermeté  des  égli- 
ses belges,  si  célèbres  entre  toutes  les  églises  du  monde  par 


(    21     ) 

leur  inaltérable  attachement  au  Saint-Siège ,  centre  de  l'unité' , 
et  souverain  Juge  de  toute  controverse  en  matière  de  loi. 

Mais ,  pour  continuer  et  compléter  dignement  un  si  impor- 
tant recueil,  il  fallait  un  homme  aussi  savant  qu'infatigable, 
et  dont  la  piété  et  l'orthodoxie  fussent  à  l'abri  de  tout  soupçon 
et  inspirassent  une  confiance  ge'ne'rale. 

Heureusement  cet  homme  s'est  rencontre'.  M.  l'abbé  De  Ram, 
bibliothécaire  de  l'archevêché'  de  Malines  ,  cédant  au  vœu  du 
cierge'  belge  ,  et  encourage'  par  l'honorable  suffrage  de  M.  le 
prince  de  Me'an ,  pre'lat  aussi  distingue'  par  ses  vertus  que  par 
ses  lumières ,  consentit  à  consacrer  tous  ses  soins  à  cette  inté- 
ressante collection. 

Les  divers  monumens  dont  elle  se  compose  sont  divisés  en 
cinq  sections. 

.La  première  comprend  tous  les  conciles  provinciaux  de  l'ar- 
chevêché' de  Malines. 

La  seconde  contient  les  assemblées  des  évêques  dont  un  grand 
nombre  d'actes  extrêmement  remarquables  étaient  inédits  jus- 
qu'à ce  jour. 

La  troisième  renferme  les  synodes  diocésains. 

Les  congrégations  des  archiprêtres ,  ou  doyens  ruraux ,  con- 
stituent la  quatrième. 

Enfin  la  cinquième  se  compose  de  mandemens  ou  instruc- 
tions pastorales. 

A  toutes  les  qualités  qui  doivent  assurer  à  ce  recueil  les 
suffrages  de  tous  les  ecclésiastiques  instruits,  se  joint  le  mérite 
typographique. 

L'intérêt  qu'il  présente  n'est  pas ,  comme  on  pourrait  le 
croire  ,  borné  aux  seules  églises  de  Belgique ,  car ,  outre  que 
les  persécutions  et  les  combats  qu'a  eus  à  soutenir  cette  noble 
partie  de  la  catholicité  ne  sauraient  être  indifïérens  aux  catho- 
liques français ,  qui  ne  sait  que  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  les 
Pays-Bas  est  étroitement  lié  à  l'histoire  générale  de  l'Eglise  ;  et 
plus  particulièrement  encore  h  celle  de  l'église  gallicane  ? 

Les  églises  belge  et  française  ont  eu  et  ont  encore  a  lutter 
l'une  et  l'autre  contre  les  erreurs  du  jansénisme  et  contre  les 
envahissemens  de  la  puissance  temporelle.  On  leur  présente  à 
toutes  deux  la  servitude  sous  le  nom  de  libertés  :  leur  cause  est 
commune.  Elles  doivent  donc  s'unir  pour  combattre  l'ennemi 
commun ,  et  se  prêter  un  mutuel  secours. 

Or,  pour  résister  aux  séductions  de  l'erreur  et  aux  servitudes 
qu'on  prétend  leur  imposer,  ces  deux  illustres  églises  trouve- 
ront dans   la  belle  collection   que   nous  devons  aux  soins  de 


(    "    ) 

M.  l'abbé  De  Ram,  de  grands  exemples  de  courage  et  des  armes 
victorieuses. 

La  déclaration  du  cardinal  de  Franckenberg ,  archevêque  de 
Malines  sur  l'enseignement  du  se'minaire-ge'ne'ral  de  Louvain, 
et  les  actes  du  même  pre'lat  relatifs  aux  erreurs  du  jansénisme, 
et  aux  entreprises  de  lEmpereur  Joseph  II  sur  les  droits  de 
l'autorité  ecclésiastique,  nous  ont  paru  surtout  dignes  de  re- 
marque. 

Voici  en  quels  ternies  lillustre  et  courageux  archevêque  y 
dépeint  les  janse'nistes  : 

«  Une  secte  inquiète ,  artificieuse ,  et  d'autant  plus  dange- 
reuse qu'elle  se  de'guise  sous  l'apparence  de  la  pie'te'  et  d'une 
morale  austère  ,  trouble  depuis  plus  d  un  siècle  1  Eglise  catho- 
lique de  la  manière  la  plus  effrayante.  Proscrite  par  des  de'crets 
multipliés  du  Saint  Siège,  suivis  de  ladhésion  et  du  suffrage 
de  tous  les  e'vêques  du  monde  chre'tien  ,  et  par  conséquent  de 

1  Eglise  universelle ,  cette  secte  altière  et  rebelle  ne  cesse 

d  agiter  tous  les  ordres  de  l'Eglise  et  d'embarrasser  même,  sans 
que  peut-être  on  s'en  doute  ,  les  ressorts  de  l'administration 
civile....  En  vain  voudrait-elle  se  faire  passer  pour  un  fantôme, 
persuader  qu'il  n'y  a  plus  ni  janse'nistes  ni  janse'nisme ,  et  faire 
accroire  que  ses  erreurs  n'existent  que  dans  l'imagination  de 
ses  adversaires  :  un  pareil  artifice  n'en  impose  plus  à  personne.... 
Quel  est  le  catholique ,  qui ,  sans  cesser  de  l'être ,  se  persua- 
dera que  depuis  un  siècle  et  demi  les  Papes  et  tous  les  e'vêques 
du  monde  se  sont  obstine's  à  combattre  un  fantôme  ;  que  1E- 
plise  universelle,  jouissant  dans  sa  dispersion  comme  dans  son 
assemble'e  en  concile  de  l'infaillibilité  en  matière  de  doctrine, 
ait  employé  et  dirigé  ce  don  précieux  et  divin  contre  des  er- 
reurs imaginaires,  contre  des  hérétiques  qui  n existaient  pas, 
et  contre  une  hérésie  inventée  par  ceux  même  qui  la  combat- 
taient. Non  ,  une  assertion  si  contraire  à  la  sainteté  de  1  Epouse 
de  Jésus-Christ  est  un  blasphème  qu'aucun  catholique  ne  peut 
approuver  sans  apostasier  dans  sa  foi  (i).  » 

On  trouve  un  beau  modèle  du  courage  que  doivent  déployer 
les  e'vêques  en  défendant  le  pouvoir  de  l'Eglise  et  de  son  chef, 
dans  les  respectueuses  ,  mais  énergiques  réclamations  du  même 
prélat  contre  les  attentats  d'un  despotisme  anti-catholique. 

«  La  religion,  Sire,  n'est  point  l'œuvre  des  hommes,  mais 
celle  de  Dieu  même.  Jésus-Christ  qui  est  descendu  du  Ciel 
pour  l'établir  dans  le  monde,  et  qui  en  est  le  divin  Législateur, 


(i)  Tome  II,  p.  520,  52i. 


(  23   ) 

ne  l'a  point  confiée  aux  princes  de  la  terre ,  qai  au  moment  de 
son  établissement  e'taient  ses  plus  cruels  persécuteurs ,  mais 
aux  apôtres  et  à  leurs  successeurs  ,  qu'il  a  rendus  les  dépositai- 
res de  la  foi,  en  chargeant  sur-tout  eX  particulièrement  leur  Chef 
de  paître  non-seulement  ses  agneaux,  mais  ses  brebis  mêmes  ,  en 
lui  remettant  les  cleis  du  royaume  des  Cieux  ,  et  lui  donnant 
un  pouvoir  illimité  de  lier  et  de  délier ,  avec  promesse  que 
tout  ce  qui  sera  ainsi  lié  ou  délie'  sur  la  terre ,  le  sera  aussi 
dans  le  Ciel.  L'administration  de  l'Eglise  universelle  appartient 
donc  essentiellement  aux  Pontifes  et  à  l'Eglise  elle-même;  c'est 
eux  seuls ,  qui  de  droit  divin  en  ont  le  gouvernement  et  la 
juridiction;  les  princes  en  sont  les  protecteurs  et  les  de'fen- 
seurs  ,  mais,  enfans  de  1  Eglise  eux-mêmes,  ils  ne  sauraient 
agir  en  législateurs  sans  passer  les  justes  bornes  de  leur  puis- 
sance (i).  » 

Enfin,  dans  un  temps  où  la  puissance  temporelle,  par  les 
fatales  ordonnances  du  21  avril  et  du  16  juin,  a  porté  de  si 
graves  atteintes  aux  droits  de  l'épiscopat  sur  l'éducation  des 
jeunes  élèves  du  sanctuaire  et  sur  la  surveillance  des  écoles 
primaires  ,  on  ne  verra  pas  sans  intérêt  les  vrais  et  solides 
principes  qu'opposait,  dans  des  circonstances  a  peu  près  sem- 
blables, M.  le  cardinal  de  Franckenberg  aux  coupables  entre- 
prises de  l'Empereur  Joseph  II ,  relatives  à  l'établissement  à 
Louvain  dune  école  de  hautes  éludes  ecclésiastiques. 

«  Jésus-Christ,  disait  le  vénérable  prélat,  n'a  donné  sa  mis- 
sion pour  tout  ce  qui  concerne  la  religion  qu'à  saint  Pierre  , 
aux  apôtres  et  à  leurs  successeurs,  et  non  pas  aux  princes  de 
la  terre,  et  par  conséquent  il  ne  peut  appartenir  à  l'autorité 
souveraine  d'ériger,  d'organiser  et  d'administrer  une  école  où 
soit  enseignée  la  science  de  la  religion ,  à  ceux  sur-tout  qui  se 
destinent  à  la  cure  des  âmes  et  au  saint  ministère ,  puisqu'alors 
une  telle  école ,  J'alite  de  mission  légitime,  ne  dériverait  plus 
de  cette  source  divine  et  unique ,  d'où  doit  sortir  tout  enseigne- 
ment des  vérités  de  la  religion. 

»  Bien  moins  encore  cette  même  autorité ,  pour  favoriser 
cette  nouvelle  institution  ,  pourrait  abolir  les  écoles  de  théo- 
logie dans  les  séminaires  épiscopaux  ,  institués  et  administrés 
en  tout  temps  par  l'autorité  de  l'Eglise,  et  dont  l'usage  constant, 
qui  date  de  la  plus  haute  antiquité,  a  été  renouvelé  et  confirmé 
par  le  sacré  concile  de  Trente  :  ce  qui  forme  pour  le  droit 
des  évêques  une  possession  légitime,  inconlestable  et  immé- 
moriale. 

(1)  Tome  II ,  p.  53i  ,  53a. 


(  H  ) 

»  Le  plan  du  séminaire-général  vise  à  renverser  tous  les  droits 
du  sacerdoce  et  de  l'épi scopat ,  en  réduisant  tout  le  ministère 
des  évêques  quant  à  l'enseignement,  d'actif  qu'il  est  essentiel- 
lement, à  une  influence  purement  passive,  inopérante  et  ineffi- 
cace, et  en  faisant  des  juges  de  la  doctrine  de  simples  surveil- 
lans  et  des  délateurs  de  l'erreur  à  la  puissance  séculière ,  dont 
il  ne  leur  est  pas  permis  de  reconnaître  le  tribunal ,  comme 
compétent  sur  ce  point. 

«  Ce  plan  confondrait  l'ordre  hiérarchique  étahli  dans  l'E- 
glise ,  autorisant  les  évêques  à  surveiller  la  doctrine  dans  le 
diocèse  de  Malines,  où  le  séminaire  général  se  trouverait,  et 
d'y  redresser  par  eux-mêmes  les  professeurs  qui  s'écarteraient 
de  la  vérité,  tandis  qu'un  tel  droit  ne  peut  appartenir  qu'à 
l'ordinaire  seul,  les  autres  évêques  ne  pouvant  exercer  aucun 
acte  de  juridiction  hors  des  limites  de  leurs  diocèses,  excepté 
dans  le  cas  d'un  concile  canoniquement  convoqué.  D'un  autre 
côté,  en  conservant  à  l'archevêque  de  Malines  son  droit,  on 
blesserait  la  juridiction  des  autres  évêques,  qui,  obligés  d'en- 
voyer leurs  étudians  en  théologie  à  Louvain  hors  de  leurs 
diocèses,  ne  pourraient  plus  juger  par  eux-mêmes  de  la  doc- 
trine qu'on  leur  enseignerait. 

»  Enfin  les  évêques  ne  peuvent  concourir  à  un  établissement 
qui  les  priverait  du  droit  radical  et  inséparable  de  l'épisco- 
pat ,  d'enseigner  la  science  de  la  religion  dans  toute  l'étendue 
de  leurs  diocèses ,  et  qui  détruirait  en  même  temps  leurs  sé- 
minaires ,  fondés  pour  la  plupart  par  la  générosité  de  leurs 
prédécesseurs ,  pour  l'avantage  de  leurs  diocésains  ,  sur  les- 
quels les  chapitres  de  leurs  cathédrales  ,  aussi  bien  que  les 
boursiers  qui  y  étaient  entretenus  dans  leur  propre  pays,  ont 
des  droits  incontestables  ;  que  les  évêques ,  à  leur  sacre  et  en 
prenant  possession  de  leurs  sièges,  ont  promis  de  conserver  et 
de  soutenir  sous  serment. 

»  Ce  sont  là  les  principaux  obstacles  (et  non  pas  uniquement 
le  danger  de  la  doctrine)  qui  empêchent  les  évêques  de  con- 
courir à  rétablissement  du  séminaire  général ,  auquel  ils  ne 
pourraient  se  prêter  sans  se  laisser  enlever  le  dépôt  sacré  de 
la  foi  qui  leur  a  été  confié,  et  le  transmettre  à  la  puissance 
séculière;  sans  renoncer  par  le  fait  au  droit  de  l'enseignement, 
qui  est  inhérent  à  l'épiscopat ,  et  sans  se  rendre  coupables  en- 
vers leurs  églises  et  leurs  successeurs,  en  ne  leur  conservant 
pas  des  droits  et  des  prérogatives  qu'ils  ont  juré  de  maintenir  (  i  ).  » 


(i)  Tome  II,  p.  537,  538. 


(  ^5  ) 

Les  deux  volumes  publie's  par  M.  l'abbe'  De  Ram,  et  que 
nous  annonçons  aujourd'hui,  ne  renferment  que  les  actes  re- 
latifs à  l'archevêché  de  Malines.  Nous  engageons  vivement  le 
pieux  et  savant  éditeur  à  continuer  ses  utiles  travaux,  car  il 
nous  tarde  de  voir  aussi  paraître  les  monumens  des  autres  e'glises 
belges  qui  doivent  comple'ter  cette  importante  collection. 

(  La  Revue  catholique,   Juin   i83o.  ) 


NOTICE    SUB.    X.E    CABDINAS,    DE    Ï.A    SOMAGLIA. 

Le  cardinal  Jules-Marie  de  la  Somaglia ,  évêque  d'Ostie  et 
de  Velletri ,  doyen  du  sacré  Collège,  dont  nous  avons  annoncé 
la  mort  dans  le  précédent  Diar'io,  naquit  à  Plaisance  le  29 
juillet  1744,  de  1  illustre  famille  Capece  Anghillara  des  com- 
tes de  la  Somaglia.  Il  eut  pour  parrain  le  cardinal  Jules  Albe- 
roni ,  et  reçut  à  cause  de  cela  le  nom  de  Jules,  auquel  on 
ajouta  ceux  de  César  et  de  Marie.  Envoyé  par  ses  parens  au 
collège  Nazaréen,  à  Rome,  il  y  étudia  avec  beaucoup  d'appli- 
cation et  de  succès.  Etant  entré  ensuite  dans  la  carrière  ecclé- 
siastique ,  aux  études  de  son  état  il  joignit  celles  des  belles- 
lettres  et  du  droit  public  ,  et  par  différentes  productions  lues 
dans  les  académies  de  Rome  il  donna  des  preuves  de  son  savoir 
et  de  son  bon  goût.  Clément  XIV  lui  donna  une  place  parmi 
les  camériers  secrets  surnuméraires  en  1769,  et  parmi  les 
prélats  de  sa  maison  en  1773  ;  Tannée  suivante  il  lui  conféra 
le  titre  de  secrétaire  des  Indulgences  et  des  S.  Reliques.  Pie  VI 
le  nomma  secrétaire  de  la  S.  congrégation  des  Rits  en  1784, 
puis  secrétaire  de  la  S.  congrégation  des  évêques  et  des  régu- 
liers en  1787;  il  lui  conféra  le  titre  de  patriarche  d'Antioche 
en  1788,  et  enfin,  en  1795,  il  le  créa  cardinal  de  l'ordre  des 
prêtres  et  le  nomma  son  vicaire-général  à  Rome.  Il  eut  d'abord 
le  titre  de  Sainte-Sabine,  et  ensuite  celui  de  Sainte-Marie  supra 
Mincrvam.  Quand  en  février  1798  une  armée  étrangère  mar- 
chait sur  Rome,  Pie  VI  l'envoya  avec  deux  autres  députés  vers 
le  général ,  pour  connaître  ses  véritables  intentions ,  et  pour 
sauver,  s'il  était  possible,  par  des  négociations  la  capitale  du 
monde  catholique  des  calamités  dont  elle  était  menacée.  Arrivé 
à  Narni ,  le  cardinal  de  la  Somaglia  comprit  qu'il  était  impos- 
sible avec  de  simples  négociations  d'arrêter  la  marche  des 
troupes,  mais  il  découvrit  que  le  général  avait  l'ordre,  ou  du 
moins  lintention  de  s'assurer  de  la  personne  de  deux  illustres 

IL  4 


(  26  ) 

cardinaux ,  qui ,  sur  son  avis  ,   purent  s'éloigner  à   temps  de 
Rome  (i).  La  révolution  qui  eut  lieu  alors  à  Rome  obligea  le 
cardinal  de  la   Somaglia  à  en   sortir  avec  tous  ses  collègues. 
Après  la  mort  de  Pie  VI,  il  vint  assister  au  conclave  de  Venise. 
Le  nouveau  Pape ,  Pie  VII ,  restant  encore  dans  cette  dernière 
ville     lui  confia  la  mission  importante  de  se  rendre  a  Rome , 
avec  les  cardinaux  Jean-François  Albani  et  Rovereila ,  pour  y 
reprendre  le  gouvernement  qui  e'tait  alors  entre  les  mains  des 
étrangers  (2).   A   la  nouvelle   invasion  de  Rome,  en   1809,  le 
cardinal  de  la  Somaglia  fut  force',  ainsi  que  ses  collègues,  de 
venir  en  France;  il   fut  relègue'  assez  tong-temps  à  Me'zières , 
puis  à  Gharleville.  De  retour  à  Rome,  en  i8i4,  il  fut  fait  e'vê- 
que  suburbicaire  de  Frascati  et  arcbiprêtre  de  la  basilique  de 
Latran.  En  i8i5  ,  Pie  VII  e'tant  obligé  de  s'absenter  pour  trois 
mois  de  Rome,  y  laissa  une  junte  pour  gouverner  sous  la  pré- 
sidence du  cardinal  de  la  Somaglia  (3),  qui  sut  de' ployer  dans 
des  temps  si  difficiles  une  énergie  et  une  habileté  dont  on  con- 
serve encore  le  souvenir.  En  1818,  il  fut  transféré  à  l'e'vêcbe' 
de  Porto  et  de  Sainte-Rufine,  et  nomme'  vice-cbancelier  de  la 
Sainte-Eglise,  sommiste,  et   commandeur  de  Saint-Laurent  in 
Damaso.  Il  cessa  alors  detre  vicaire  de  Rome.  Enfin  en  1820, 
il  fut  tranféré  à  l'e'vêcbe'  d'Ostie  et  de  Velletri,  et  devint  doyen 
du  sacré  Colle'ge.  Les  affaires  du  se'm inaire  de  Velletri  se  trouvant 
un  peu  de'range'es  ,  il   y  introduisit  avec   le  temps  une  bonne 
administration.   La  commune  de  cette  ville  (communitâ  délia 
stessa  cittâ),  où  le  cardinal-doyen  exerce  une  juridiction  par- 
ticulière et  dont  il  est  gouverneur,  e'tait  e'galement  obe'rée.  Il 
arrangea  les  cboses  de  telle  façon ,  qu'on  parvint  à  payer  pour 
34,ooo  e'cus  de  dettes  ,  et  qu'on  put  encore  en  de'penser  envi- 
ron 60,000  à  des  e'difices  publics  :  somme  considérable  pour 
une  population  de    n,5oo  babitans.  Léon  XII ,  à  peine  élevé 
au  pontificat,  le  choisit  pour  secrétaire  d'Etat,  et  dans  l'exer- 
cice d'un  si  baut  emploi,  il  s'acquit  par  son  babilete  bien  des 
titres   a   l'estime   publique   qui  seront  certainement  recueillis 
par  l'histoire.  Son  grand  âge  le  força  de  se  démettre  de  cette 
charge  en  juin    1828.    Il  fut  nommé  en  outre  par  Léon  XII 
bibliothécaire  de  la  Sainte-Eglise,  et  pour  laisser  un  témoi- 
gnage  du  zèle  qu'il  apportait  à   ses  fonctions  ,  il  donna  à  la 
bibliothèque   du   Vatican  ,   entr 'autres  objets ,    un   intéressant 


(1)  V.  Coppi,  Annales  d'Italie,  1798,   §§  a5  et  27. 

(2)  Ibid.  1800,  §  47- 

(3)  Ibid.  181 5,  %  67. 


(    27     ) 

papyrus  grec-égyptien  du  temps  de  Ptoléniée-Philadelphe  ;  il 
chargea  deux  savans  de  l'expliquer,  et  il  fit  venir  pour  cela 
de  Paris ,  à  ses  Irais ,  tous  les  livres  qui  leur  e'taient  nécessai- 
res. Outre  les  places  dont  nous  avons  fait  mention,  il  fut  encore 
secrétaire  de  la  congrégation  du  Saint-Office  ,  préfet  des  con- 
grégations des  Rits  et  du  Ce'rémonial,  et  membre  de  six  autres 
congrégations.  11  remplit  toujours  ces  diverses  et  importantes 
charges  avec  autant  de  zèle  que  d'intelligence,  et  avec  cette 
gracieuse  urbanité'  qui  captive  les  cœurs  sans  nuire  à  la  dignité'. 
S.  M.  le  Roi  de  Sardaigne  lui  conféra,  en  1828,  l'ordre  de  la 
SS.  Annonciade,  honneur  qui  n'est  accorde' qu'à  un  petit  nombre 
de  ses  sujets  les  plus  illustres,  et  rarement  à  des  e'trangers. 
Majestueux (maest oso )  dans  sa  personne,  le  cardinal  a  conservé 
jusqu'à  l'âge  de  86  ans  une  parfaite  santé.  Dans  la  journée  du 
3o  mars  dernier,  il  fut  pris  d'une  forte  fièvre  causée  par  une 
inflammation  des  poumons  ;  il  vit  avec  calme  approcher  sa 
dernière  heure,  reçut  les  sacremens  avec  une  grande  piété, 
et  le  2  avril  au  matin  s'endormit  paisiblement  dans  le  Seigneur. 
Ses  obsèques  ont  été  célébrées  avec  les  cérémonies  ordinaires 
dans  l'église  de  Saint-Laurent  in  Damaso ,  d'où  le  corps  a  été 
porté  à  Sainte-Marie  supra  Minerva/n,  où  il  avait  marqué  sa 
sépulture.  »  [Diario  cli  Roma,  7  avril   i83o.) 


X-'ÉCO^E    B'ATHSBIES    (r)  , 

Ou  Tableau  des  variations  et  contradictions  de  la  Philosophie 
ancienne;  par   J.   B.   C   Riambourg. 

Nous  nous  empressons  d'appeler  l'attention  sur  cet  ouvrage 
qui  a  remporté  le  prix  proposé  par  la  société  catholique  des 
Bons-Livres.  Il  est  dû  à  la  plume  d'un  magistrat,  que  nous 
sommes  heureux  de  compter  au  nombre  de  nos  collaborateurs. 
La  sagacité  impartiale  avec  laquelle  il  a  apprécié  dans  ce  re- 
cueil les  doctrines  philosophiques  du  Globe  ,  et  celles  de  l'é- 
cole dEdimbourg  ont  sûrement  frappé  l'esprit  de  nos  lecteurs. 
Nous  empruntons  aujourd'hui  à  l'Ecole  d Athènes  un  tableau 
raccourci  des  variations  de  la  philosophie  grecque  :  avant  de 
rendre  un  compte  détaillé  de  cet  ouvrage  remarquable,  nous 


(1)  A  Paris,  à  la  librairie  catholique  des  Bons-Livres,  rue  Saint-Tlio- 
mas  d'Enfer,  n°  5  ;  et  cnez  Edouard  Bricon ,  libraire,  rue  du  Vieux- 
Colombier  ,  n°  19. 


(  »8  ) 

donnerons  peut-être  encore  un  extrait  des  conclusions  qui  le 
terminent.  Nous  y  trouvons  re'sume'es  nos  propres  pense'es,  et 
c'est  une  bonne  fortune  pour  nous  que  de  pouvoir  les  offrir 
au  public,  ainsi  concentrées  par  une  main  habile  et  exercée. 

«Et  sur  quels  points  sont-ils  de  la  sorte  discordans  ses  préten- 
dus  sages  que  la  raison  guide?  Serait-ce  sur  quelques  questions 
oiseuses  dont  la  solution  nous  importe  guère  ?  Non  c'est  lors- 
qu'il s'agit  d'expliquer  la  nature  des  dieux  ,  d'en  revenir  aux 
premiers  principes ,  de  remonter  aux  causes  premières ,  de 
déterminer  les  vrais  biens ,  les  vrais  maux ,  de  tracer  les  de- 
voirs de  la  vie ,  qu'ils  se  divisent  entre  eux ,  et  parlent  cha- 
cun un  langage  différent. 

»  S'agit-il,  par  exemple,  de  remonter  aux  principes  des 
choses,  Thaïes  dit  que  c'est  l'eau  qui  produit  tout;  et  il  donne 
à  l'élément  humide  comme  principe  d'action ,  et  pour  diriger 
ses  opérations,  une  intelligence  qu'il  ne  sépare  point  du  prin- 
cipe matériel ,  et  qu'il  semble  identifier  avec  lui.  Or  cette 
opinion  que  s'est  faite  Thaïes,  il  n'a  pas  eu  le  crédit  de  la  faire 
adopter  par  Anaxirnandre  ,  son  compatriote  et  son  ami;  car 
celui-ci  rapporte  tout  à  une  substance  matérielle  qui  n'est  ni 
eau,  ni  air,  ni  terre,  ni  autre  chose  déterminée,  mais  un  cer- 
tain infini  dans  la  nature,  d'où  toutes  choses  procèdent,  où 
toutes  choses  retournent;  immuable  dans  son  tout,  muable 
dans  ses  parties,  ce  qui  donne  lieu  à  des  mondes  innombrables 
de  s'engendrer  ,  pour  ensuite  disparaître  :  c'est  par  suite  de 
ces  transmutations  que  le  monde  tel  que  nous  le  voyons ,  et 
les  astres  notamment  qui  sont  autant  de  divinités,  ont  été 
formés;  en  sorte  que  les  dieux,  suivant  Anaxirnandre,  reçoi- 
vent l'être ,  naissent  et  meurent.  Quant  aux  hommes  et  aux 
animaux,  il  leur  donne  une  singulière  origine  :  formés  d'a- 
bord d'une  liqueur  épaisse  revêtue  dune  écorce  épineuse, 
ils  devinrent  avec  lâge  plus  secs;  puis  lécorce  alors  se  rom- 
pant, la  race  humaine  fut  produite.  C'est  ainsi  qu'Anaximandre 
fait  sortir  de  l'infini ,  comme  d'un  principe  unique ,  tout  ce 
qui  a  été ,  est  et  sera. 

»  Anaximène ,  disciple  de  ce  dernier,  tout  en  retenant  l'i- 
dée d'une  substance  unique  et  infiniment  étendue,  par  qui 
toutes  choses  sont  engendrées,  dans  laquelle  toutes  choses  se 
résolvent,  se  la  représente  d'une  autre  manière  :  il  prétend 
que  c'est  l'air  qui  est  le  premier  principe.  Cet  air,  à  l'en 
croire,  est  infini  et  toujours  en  mouvement;  ce  mouvement 
est  par  lui  communiqué  avec  la  vie  à  tout  ce  qui  existe  ;  en  se 
raréfiant,  en  se  condensant,  il  encendre  les  élémens  d'où  sor- 


(  29  ) 

tent  les  êtres  compose's.  Les  dieux  mêmes  sont  une  de  ses  pro- 
ductions. 

»  Tandis  que  ces  choses  se  débitent  de  ce  côté,  j'entends 
He'raclite  qui  annonce  d'autre  part  que  c'est  le  feu  qui  est  le 
principe  ge'nérateur.  Eternel,  incre'e',  ce  feu  donna  naissance 
à  l'air  en  se  condensant  ;  l'air  en  s'e'paississant  a  l'orme'  l'eau  ; 
cette  eau  en  devenant  plus  dense  a  ensuite  produit  la  terre  : 
le  feu  ,  l'eau ,  l'air  et  la  terre  d'abord  séparés  ,  puis  re'unis  et 
combine's ,  ont  donne'  la  forme  aux  cboses  que  nous  voyons, 
lesquelles  après  avoir  pris  la  même  route  en  sens  inverse  ,  se 
résoudront  toutes  en  feu  e'tbe're'.  Ainsi,  d'après  He'raclite,  c'est 
le  feu  e'ie'mentaire  qui  est  la  cause  première  :  il  a  l'intelligence 
en  partage;  il  donne  la  vie;  il  communique  le  mouvement  : 
et  par  son  action  qui  pe'nètre  toute  la  substance  de  l'univers , 
il  constitue  pour  tous  les  êtres  la  nécessite'  invincible. 

»  Empédocle ,  formant  un  amalgame  de  ces  systèmes  diffé- 
rens,  divinise  les  quatre  e'ie'mens  si  connus.  Il  dit  que  les  par- 
celles primitives  de  ces  quatre  e'ie'mens ,  qu'il  se  représente 
comme  indivisibles ,  matérielles  et  éternelles  ,  formaient  d'a- 
bord une  sorte  de  chaos  d'où  elles  se  sont  dégagées  par  les 
efforts  de  deux  principes  opposés,  l'amour  et  la  discorde.  Ces 
principes  agissant  constamment  l'un  contre  l'autre  ,  donnent 
lieu  par  là  t.  ntôt  a  l'agrégation,  et  tantôt  à  la  division  des 
parcelles  élémentaires ,  ce  qui  amène  toutes  les  combinaisons 
que  nous  voyons;  au  reste  la  suite  des  transformations  ne  se- 
rait dans  le  système  d'Empédocle  soumise  qu'à  la  seule  in- 
fluence des  causes  mécaniques;  l'intelligence  n'y  aurait  au- 
cune part. 

»  Ce  n'est  point  sur  ces  principes  que  Pytbagore  avait 
originairement  posé  les  fondemens  de  l'école  d'Italie.  Pytba- 
gore faisait  de  l'universalité  des  êtres  un  tout  auquel  il  don- 
nait une  âme  pour  l'animer.  Ressort  actif,  principe  intelligent , 
celte  âme  répandue  dans  toute  la  nature  a  tout  formé  en  sui- 
vant certaines  proportions  harmoniques,  au  moyen  des  nom- 
bres qui  sont  les  premiers  élémens  de  toutes  choses.  De  cette 
âme  universelle  toutes  les  autres  âmes  sont  sorties  ;  en  sorte 
que  les  âmes  humaines,  de  même  que  les  âmes  des  animaux 
ne  sont  que  des  particules  de  cette  substance  unique  qui  pé- 
nètre toutes  les  parties  du  monde.  Unité  merveilleuse,  elle 
est  à  elle-même  son  principe,  sa  racine,  son  carré  et  son  cube  : 
monade  féconde,  elle  a  produit  la  dyade ,  ou  le  multiple  :  de 
la  monade  et  de  la  dyade.  les  nombres  sont  sortis  ;  les  nombres 
ont  donné  naissance  aux  points;  les  points  aux  lignes;  les  li- 
gnes aux   surlaces;   les  surfaces  aux  solides,  c'est-à-dire  aux 


(   3o    ) 

quatre  élémens  dont  tous  les  corps  se  composent.  Ainsi  du  con- 
cours de  la  monade ,  principe  actif,  cause  universelle ,  et  de 
la  dyade ,  principe  passif,  ou  la  matière  produite  par  voie 
d'e'manation  de  la  cause  première,  s'est  forme'e  la  tryadc  ou 
le  monde,  être  vivant,  intelligent  et  sphérique. 

»  Xe'nophane ,  enchérissant  sur  les  idées  de  Pythagore ,  ne 
voit  qu'un  seul  être  dans  la  nature,  et  il  n'y  admet  aucun  chan- 
gement :  substance  unique,  doue'e  d'intelligence,  non  produite, 
e'ternelle,  immuable,  de  figure  ronde,  qui' est  Dieu.  Ainsi, 
d'après  Xénophane ,  Dieu  et  le  monde  ne  seraient  qu'un  seul 
être  qui  n'est  susceptible  d'aucune  modification,  d'aucun  mou- 
vement. Si  on  lui  objecte  que  de  toutes  parts  on  ne  voit'que 
générations  et  corruptions ,  changemens  de  toute  nature , 
modifications  de  toute  espèce,  multiplicité',  variation,  et  mou- 
vement ;  il  re'pond  que  ces  apparences  n'ont  point  de  re'alitë , 
et  il  prouve  que  rien  ,  à  vrai  dire  ,  ne  s'engendre;  que  rien  ne 
pe'rit  ;  que  rien  n'est  en  mouvement. 

»  Parmënide  ne  reconnaît,  comme  son  maître,  qu'un  seul 
être1,  une  substance  unique  et  permanente.  De  cet  être  il  dit 
qu'il  est,  tout  et  qu'il  est  un;  qu'il  subsiste  de  toute  éternité; 
qu'il  est  immobile;  qu'il  est  immuable.  Ce  ne  sont  donc,  sui- 
vant lui ,  que  des  mots  vides  de  re'alitë'  ceux  qu'emploie  le 
préjuge  humain ,  en  parlant  de  commencement  et  de  fin ,  de 
naissance  et  de  mort,  de  ge'ne'ration  et  de  corruption.  Cepen- 
dant ce  philosophe  ne  disconvient  pas  qu'à  ;,'en  tenir  aux  appa- 
rences, il  semblerait  qu'il  y  a  plusieurs  êtres;  et  s'accommodant 
aux  apparences ,  quand  il  raisonne  sur  les  choses  sensibles ,  il 
suppose  deux  principes,  le  chaud  et  le  froid,  en  d'autres  ter- 
mes, le  feu  et  la  terre,  regardant  le  feu  comme  la  cause  effi- 
ciente et  la  terre  comme  le  principe  mate'riel ,  il  se  figure , 
d'après  cela,  une  sphère  de  feu  et  de  lumière  qui  embrasse  et 
pénètre  l'univers;  c'est  cela  qu'il  appelle  Dieu. 

»  Les  sentimens  de  Zenon  d'Ele'e  sur  l'unité  et  sur  l'immu- 
tabilité de  la  substance  unique  ne  différaient  pas  sensiblement 
d'abord  de  ceux  de  Xénophane  et  de  Parménide;  mais,  à  force 
d'insister  sur  cette  prétendue  vérité  qu'il  n'y  a  pas  clans  la  na- 
ture,  aux  yeux  de  la  raison,  pluralité,  il  a  fini  par  douter  de 
l'existence  de  Vanité  elle-même;  en  sorte  qu'il  soutient  pré- 
sentement que  rien  n'existe.  Du  reste  et  sur  1  impossibilité  du 
mouvement ,  il  déduit  avec  habileté  une  suite  dargumens  très- 
subtils,  dont  aucun  de  ses  adversaires  n'ai  pu  jusqu'ici  rompre 
l'enchaînement. 

»  Tandis  que  l'école  d'Ele'e,  détachée  de  celle  de  Pythagore, 
se  perd  dans  ses  abstractions,  voici  qu'Anaxagore   introduit 


(   3i    ) 

dans  l'école  d'Icnie  îles  nouveaute's  fort  étranges.  Non-seulement 
il  admet,  en  opposition  au  sentiment  qui  vient  d'être  expose', 
qu'il  y  a  plusieurs  êtres  dans  la  nature,  mais  en  outre  ,  et  mo- 
difiant l'opinion  d'Anaximène  son  maître  ,  il  soutient  qu'il  y 
a  plusieurs  principes.  Il  distingue  donc  en  premier  lieu  le 
principe  intelligent  du  principe  matériel,  assujettissant  telle- 
ment le  dernier  de  ces  principes  aux  premiers  qu'il  va  jusqu'à 
supposer  la  matière  destituée  par  elle-même  de  toute  tendance 
au  mouvement.  Ainsi  il  conçoit  d'abord  une  matière  sans  bor- 
nes ,  compose'e  de  parties  très-petites ,  e'parses  et  confuses. 
Cette  masse  primitive  ,  sans  ordre  ,  sans  mouvement  ,  sans 
beauté',  renferme  les  e'ie'mens  de  toutes  les  espèces  de  choses, 
distinguée  les  uns  des  autres  par  leur  essence  propre ,  et  se 
différenciant  par  leurs  qualités  particulières.  L'intelligence  di- 
vine portant  son  action  sur  cette  masse  informe,  y  mit  l'or- 
dre, lui  imprima  le  mouvement;  le  monde  en  est  résulté. 
Telle  est  l'opinion  d'Anaxagore  ,  qui  repose  sur  l'idée  d'un 
esprit  simple  et  pur,  n'ayant  rien  de  commun  avec  la  ma- 
tière; d'où  naît  la  distinction  de  deux  principes  coéternels , 
essentiellement  différens  par  leur  nature  ,  dont  l'un  se  trouve 
être  naturellement  subordonné  à  l'autre. 

»  Que  cette  idée  dune  substance  immatérielle  ait  été  adop- 
tée par  Platon,  comme  plusieurs  se  le  figurent,  c'est  ce  que 
je  n'entreprendrai  point  de  décider,  car  Platon  là-dessus ,  comme 
sur  bien  d'autres  choses,  laisse  planer  le  doute  et  ne  découvre 
prs  le  fond  de  sa  pensée  :  ainsi  tantôt  il  dira  que  Dieu  est  in- 
corporel; tantôt  il  énoncera,  en  parlant  du  monde,  du  ciel, 
des  astres ,  de  la  terre  ,  que  tout  cela  est  Dieu.  Ses  opinions 
prises  en  particulier  manquent  ordinairement  de  vraisemblance  : 
rapprochées  les  unes  des  autres,  il  est  difficile  de  les  concilier. 
Cependant  il  semblerait  qu'il  reconnaît  l'existence  de  deux 
principes,  si  ce  n'est  pas  de  trois;  car  il  nous  représente  un 
Dieu  incorporel  et  immatériel  comme  l'artisan  ,  la  matière 
comme  étant  le  sujet  sur  lequel  Dieu  a  opéré,  et ï idée  comme 
étant  le  type  primitif  sur  lequel  Dieu  s'est  réglé.  Sur  ce  type 
primitif,  lorsque  Platon  s'explique  davantage,  il  nous  dit  que 
les  idées  sont  les  exemplaires  et  les  formes  éternelles  des  cho- 
ses et  constituent  leur  essence;  qu'elles  n'ont  point  été  pro- 
duites; qu'elles  existent  par  elles-mêmes,  et  que  seules  elles 
méritent  le  nom  d'êtres  :  toujours  présentes  à  la  raison  de 
l'auteur  de  toutes  choses;  elles  composent  le  monde  intelligi- 
ble, mais  elles  ne  sont  point  la  Divinité  même.  L'unité  est 
leur  caractère ,  elles  en  impriment  le  sceau  au  multiple  quand 
elles  soumettent  la  matière  à  des  formes  pour  en  tirer  les  cho- 


(   32   ) 

ses  sensibles  et  constituer  le  inonde  extérieur.  Ainsi  Platon  a 
lair  de  ranger  les  idées  au  nombre  des  premiers  principes  des 
cboses  ;  et  de  cette  sorte,  il  paraîtrait  qu'il  en  établit  nette- 
ment trois.  Cependant  il  arrive  que  Platon ,  dans  d'autres  cir- 
constances, semble  n'en  reconnaître  plus  que  deux  ;  à  savoir, 
Dieu  et  la  matière,  tous  deux  e'ternels  et  tous  deux  inde'pendans 
l'un  de  l'autre.  Alors  il  se  rapproche  des  idées  d'Anaxagore , 
mais  en  y  mêlant  les  siennes  propres,  puisqu'il  attribue  à  la 
matière  (ce  que  ne  fait  point  Anaxagore  )  une  force  qui  fait 
qu'elle  se  meut  d'elle  même ,  un  principe  d'activité  qui  lui 
est  propre;  on  pourrait  même  dire  une  âme,  malfaisante, 
agissant  sans  règle  et  sans  raison,  se  portant  au  désordre  natu- 
rellement :  c'est  alors  que,  retombant  dans  l'hypothèse  d'Em- 
pédocle,  Platon  se  figure  deux  principes  exerçant  leur  influence 
en  sens  contraires  sur  toutes  les  choses  de  ce  monde  :  d'où 
se  forme  le  destin.  Enfin  lorsque  Platon  imagine  de  donner  au 
monde  une  âme,  on  croirait  qu'il  va  reproduire  le  sentiment 
de  Pythagore;  mais  bientôt,  quand  on  l'entend  s'expliquer  sur 
la  nature  de  cette  âme  ,  à  laquelle  il  donne  un  commence- 
ment,  et  qu'il  tire  du  sein  de  la  Divinité  pour  en  faire,  avec 
le  principe  d'activité  de  la  matière,  un  être  composé,  chargé 
d'animer  et  d'ordonner  le  monde,  de  lui  donner  toute  la  beauté 
dont  il  est  susceptible,  on  s'aperçoit  que  Platon,  comme  de 
coutume,  en  s'emparant  des  pensées  d'autrui ,  semble  s'atta- 
chera les  rendre  moins  netles,  plus  vagues,  plus  confuses. 

»  Si  l'on  peut  reprocher  à  Platon  de  la  tergiversation,  le 
même  reproche  ne  sera  point  fait  à  Zenon  de  Cittie,  car  l'hé- 
sitation et  le  doute  sont  a  jamais  bannis  du  Portique.  Vous  êtes 
donc  tenu,  Chrysippe ,  si  vous  êtes  resté  fidèle  à  l'enseigne- 
ment de  votre  maître,  d'affirmer,  avec  autant  d'assurance  que 
si  vous  eussiez  assisté  au  débrouillement  du  chaos ,  que  le 
monde  est  un  être  sage,  un  grand  animal  de  figure  sphéri- 
que ,  qui  nage  dans  le  vide  :  qu'en  lui  réside  une  intelligence 
qui  a  présidé  à  sa  formation  ;  que  la  même  intelligence,  ou  âme 
du  monde  ,  que  vous  confondez  avec  l'éther ,  c'est-à-dire  la 
partie  la  plus  subtile  de  la  matière  (car  vous  ne  voulez  pas 
d'un  Dieu  incorporel  ),  anime  tout,  meut  tout,  gouverne  tout, 
en  suivant  l'impulsion  nécessaire  de  sa  propre  nature,  modi- 
fiée par  la  composition  des  parties-grossières  de  la  matière  qu'il 
façonne  et  qu'il  met  en  action.  Vous  ajouterez  à  cela  que  le 
soleil,  la  lune,  les  étoiles,  comme  étant  des  corps  ignés  ;  la 
terre,  la  mer,  comme  ayant  pour  âme  le  feu  céleste,  sont  au- 
tant de  dieux.  Que  toutes  les  choses  où  l'on  voit  quelque  effi- 
cacité particulière   méritent   le  nom  de  Divinité  :  et  que  les 


(  33  ) 

grands  hommes  eux-mêmes  dans  l'âme  desquels  e'tincèle  ce  feu 
divin,  ont  droit  à  ce  titre.  Enfin  vous  direz  que  ce  monde, 
après  certaines  périodes,  périra  pour  revenir  à  l'état  de  feu 
primitif,  renaîtra  ensuite  ,  pour  se  dissoudre  encore;  annonçant 
que,  dans  cette conilagration générale  ,  non-seulement  le  monde, 
mais  aussi  tous  les  dieux  rentreront  dans  le  sein  de  la  Divinité 
suprême,  c'est-à-dire  quils  seront  absorbés  dans  l'éther  ou  feu 
primitif. 

»  Mais  pendant  que  vous  vous  complaisez  à  développer  ces 
belles  choses,  Aristote  survient,  qui  traite  tout  cela  de  chimè- 
res, car  il  ne  supporte  pas  qu'on  dise  que  le  monde  a  com- 
mencé; et  quand  on  lui  parle  de  sa  dissolution,  il  sourit  de 
pitié.  Aristote ,  en  effet ,  croit  que  le  monde  a  toujours  été  et 
sera  toujours.  Voici  donc  le  système  d'Aristote,  autant  du  moins 
qu'il  est  possible  de  le  saisir  :  partant  de  ce  principe,  que  tout 
ce  qui  se  meut,  est  mu  par  un  autre,  Aristote  arrive  à  cette 
conséquence  qu'il  y  a  un  premier  moteur  qui  n'est  point 
susceptible  de  mouvement,  et  qui  est  l'origine  de  tout  mou- 
vement, non  point  en  agissant  par  lui-même  comme  cause  ef- 
ficiente ,  mais  en  se  présentant  comme  cause  finale  aux  intel- 
ligences inférieures.  Ce  premier  moteur  est  immatériel;  il  est 
en  outre  éternel,  intelligent;  c'est  une  substance  indivisible, 
infinie  ;  c'est  Dieu  :  il  réside  au  plus  haut  des  cieux  ;  au-des- 
sous de  lui  est  le  moteur  du  ciel  avec  d'autres  intelligences 
immatérielles  et  éternelles  qui  président  au  mouvement  des 
astres  ;  plus  bas  ,  et  au  centre ,  est  la  terre ,  séjour  des  êtres 
périssables.  Dès-lors  trois  sortes  de  substances  ou  êtres;  la  sub- 
stance immobile  et  incorruptible  qui  remplit  la  sphère  supé- 
rieure et  enveloppe  l'univers  ;  les  substance  mobiles  et  incor- 
ruptibles qui  s'étendent  depuis  la  sphère  supérieure  jusqu'à 
l'orbite  de  la  lune;  les  substances  mobiles  et  corruptibles,  qui 
descendent  depuis  l'orbite  de  la  lune  jusqu'au  centre  de  la 
terre 

»  Ne  pourrait-on  pas  croire  ,  d'après  cet  exposé ,  qu'Aris- 
tote  entend  réduire  à  un  seul  principe ,  qui  est  la  matière , 
tous  les  objets  que  renferme  notre  sphère  particulière,  et  qu'il 
soumet  à  l'action  d'une  cause  unique  l'univers  tout  entier?  Or, 
il  n'en  est  rien  :  car  Aristote ,  en  premier  lieu ,  s'élève  forte- 
ment contre  ces  philosophes  qui  n'admettent  qu'un  seul  prin- 
cipe pour  les  êtres  corporels  ;  ils  en  distingue  trois  :  deux 
contraires,  la  forme  et  la  privation;  un  troisième  qui  est  sou- 
mis aux  deux  autres,  la  matière.  D'autre  part,  et  quand  il 
s'agit  des  causes,  Aristote  ,  au  lieu  d'une,  en  compte  quatre; 
II.  5 


(  34  ) 

à  savoir  :  la  matérielle  dont  tout  est,  la  formelle  par  qui  tout 
est  ce  qu'il  est,  l'efficiente  qui  produit  tout,  et  la  finale  pour 
qui  tout  est.  Aristote  convient  d'ailleurs  que  la  fortune  et  le 
hasard  sont  eux-mêmes  causes  de  beaucoup  d'effets;  et  même 
il  leur  donne  la  plus  grande  part  à  tout  ce  qui  se  passe  dans 
le  monde  sublunaire  ,  semblant  reserver  l'attention  de  son  pre- 
mier moteur  pour  ce  qui  a  lieu  dans  le  ciel.  Enfin  quelque- 
fois le  chef  de  l'école  péripatéticienne  perd  de  vue  ce  premier 
moteur,  et  il  paraîtrait  alors  qu'il  attribue  tout  à  la  nature 

Nous  étonnerons-nous ,  après  cela  ,  que  Straton  de  Lampsa- 
que,  sorti  de  l'école  fondée  par  Aristote,  soutienne  que  tout 
s'est  fait  et  se  maintient  par  les  seules  forces  de  la  nature? 
Non  ,  sans  doute  ;  car  en  concevant  îa  chose  ainsi  ,  il  ne  fait 
que  supprimer  un  ressort  entièrement  inutile  ,  qui  ne  tendait 
qu'à  compliquer  la  machine.  Straton  prétend  donc  que  tout 
s'est  formé,  se  conserve  et  se  meut  au  moyen  de  certaines  qua- 
lités inhérentes  il  la  matière,  sans  le  concours  d aucune  intel- 
ligence :  ainsi,  d'après  lui,  c'est  en  vertu  des  lois  de  la  pe- 
santeur, et  par  l'effet  d'une  force  vitale  qui  est  propre  à  cha- 
que parcelle  élémentaire,  que  tous  les  mouvemens  s'exécutent, 
et  que  tous  les  êtres  sont  engendrés,  puis  détruits.  Les  princi- 
pes composans  ,  agissant,  dit-il,  chacun  a  leur  manière,  ont 
produit  des  rencontres  fortuites ,  et ,  par  suite  de  ces  rencon- 
tres,  des  combinaisons  de  toute  espèce,  dont  les  unes,  se  trou- 
vant bien  ordonnées ,  sont  restées  dans  la  nature  et  y  ont  fondé 
des  espèces  ;  dont  les  autres ,  ne  renfermant  pas  les  accessoi- 
res nécessaires  pour  conserver  leurs  espèces,  ont  péri  après 
avoir  eu  plus  ou  moins  de  durée.  Straton  pense  donc  que  le 
monde  est  purement  et  simplement  l'ouvrage  d'une  nature 
aveugle  et  privée  d'intelligence  comme  de  sentiment,  aux  opé- 
rations de  laquelle  le  hasard  a  présidé. 

»  Ce  système  est  très-simple,  il  faut  en  convenir;  il  pour- 
rait se  faire  toutefois  que  celui  d'Epicure  eût  le  mérite  de  l'ê- 
tre encore  davantage.  Le  monde,  s'il  faut  en  croire  Epicure  , 
s'est  formé  de  lui  même  par  la  rencontre  fortuite  des  atomes. 
Eternels  ,  indivisibles  ,  ces  atomes  sont  les  premiers  principes 
des  choses.  Se  portant  de  haut  en  bas  dans  le  vide,  en  suivant 
une  ligne  droite  dont  ils  s'éloignent  quelquefois  par  un  léger 
mouvement  de  déclinaison,  ils  se  sont  rencontrés,  accrochés, 
ont  formé  diverses  concrétions,  d'où  sont  résultés  des  mon- 
des en  grand  nombre ,  et  le  nôtre  en  particulier.  Ainsi ,  au 
moyen  de  quelques  particules  indivisibles,  qui  n'ont  d'autres 
qualités  que  celles  qui  se  rapportent  à  la  figure,  la  grosseur, 
la  pesanteur,  Epicure,  sans  le  moindre  embarras,  sans  mettre 


(  35  ) 

en  jeu  aucune  cause  intelligente  ,  laissant  aller  le  te  ut  au  ha- 
sard, arrive  à  composer,  avec  le  vide  et  les  aton.es,  l'univers 
en  son  entier.  Cependant  il  a  l'air  fie  croire  qu'il  y  a  des  dieux  : 
mais  ces  dieux,  il  les  relègue  dans  un  petit  coin  de  l'univei's  : 
il  leur  donne  la  forme  humaine  avec  des  corps  très-suhtils , 
et  il  les  établit  là  dans  un  repos  absolu  ;  libres  de  soins,  dans 
une  ignorance  absolue  et  heureuse  de  tout  ce  qui  se  passe 
ici-bas. 

»  Ce  n'est  point  à  Epicure ,  du  reste,  que  l'on  doit  l'inven- 
tion des  atomes 

»  De'mocrite  avait  dit,  avant  qu'Epicure  en  parlât,  que  tout 
s'est  fait  par  le  hasard  des  rencontres ,  sans  le  concours  d'une 
cause  intelligente.  Toutefois  De'mocrite  semble  vouloir  attri- 
buer quelque  sentiment  à  ses  atomes  :  il  va  même  jusqu'à  voir 
quelque  chose  de  divin  dans  les  images  qui  nous  arrivent  des 
objets  ,  ainsi  qu'à  l'acte  de  notre  entendement  par  lequel  nous 
percevons  ces  mêmes  objets.  Or  ,  il  faut  avouer  que  ce  sont 
des  dieux  assez  singuliers  que  les  dieux  de  De'mocrite,  qu'il 
suppose  émaner  des  objets,  voltiger  de  tous  côte's  à  l'aventure, 
pour  pe'rir  l'instant  d'après.  Je  crois  donc  Protagoras ,  lorsqu'il 
déclare  qu'il  ne  saurait  dire  s'il  y  a  des  dieux,  plus  sensé'  que 
De'mocrite  et  que  bien  d'autres  ;  quant  à  Diagoras  et  The'odore 
qui  nient  tout  nettement  qu'il  y  en  ait,  ils  me  paraissent  plus 
francs  qu'Epicure » 

(  Le   Correspondant ,  na   23 ,   tome  II.  ) 


DE    L'ÉDUCATION    DU    GENRE    HUBSAÏN    FAR    X.ESSING. 

TROISIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE     (1). 

Les  e'crivains  ,  qui  veulent  avoir  bon  marche'  de  la  religion 
catholique  ,  se  sont  mis  ,  avec  elle  ,  fort  à  leur  aise.  Ils  ont  dit  : 
le  catholicisme  est  une  religion  rétrograde  ou  stationnaire  :  avec 
lui  les  destinées  du  genre  humain  n'avancent  pas-,  elles  s'immo- 
bilisent. Ces  auteurs  se  font,  de  ce  qui  se  meut  et  de  ce  qui 
ne  se  meut  pas,  une  opinion  bien  extraordinaire. 

Ouvrez  les  deux  grands  livres  :  celui  de  l'humanité',  et  celui 
de  la  nature.  L'humanité  s'agite  dans  une  sphère  de   liherte'  : 

(i)   Voir  ci-dessus,  totn.  I,  p.   ij'2  et  5o3. 


(  36  ) 

dans  ia  nature  au  contraire  ,  la  loi  de  la  nécessité  est  partout 
empreinte  en  caractères  immuables  ;  cependant  l'ensemble  des 
destinées  humaines  n'en  est  pas  moins  régi  par  une  divine  Pro- 
vidence ;  quelle  que  soit  la  nécessité  qui  semble  planer  sur  la 
nature  entière,  dès  que  vous  entrez  dans  son  secret  laboratoire, 
vous  y  trouvez  des  affinités  qui  se  recherchent,  des  antipathies 
qui  se  repoussent,  des  infiniment  petits  qui  ont  leurs  amours 
et  leurs  haines  ,  qui  s'unissent  ou  se  de'vorent  par  suite  de  lois 
inhe'rentes  à  leur  nature.  Qui  nous  dira  si  quelque  chose  de  la 
liberté  ne  pe'nètre  pas  dans  le  règne  des  molécules,  de  même 
qu'il  est  certain  que  linstinct  de  la  race  animale  s'agrandit  par 
s  lite  d'une  espèce  d'éducation  que  1  homme  lui  fait  sentir?  Il 
est  impossible  de  tirer  une  ligne  absolue  entre  les  deux  empi- 
res de  la  liberté  et  de  la  nécessité,  entre  le  mouvement  réflé- 
chi et  le  mouvement  irréfléchi. 

Si  tel  est  le  simple  aspect  que  nous  présentent  l'humanité  et 
la  nature,  ces  deux  livres  destinés  à  notre  instruction  éternelle , 
de  quel  droit  certain  dogmatisme  va-t  il  pédantesquement  s'as- 
seoir devant  eux  ,  en  proclamant  que  l'humanité  suit  les  règles 
d'une  progression  nécessaire ,  et  que  la  nature  roule  constam- 
ment dans  les  limites  d'un  cercle  à  jamais  achevé  •*  Qui  vous 
a  autorisé  à  soumettre  exclusivement  l'histoire  aux  lois  du  dé- 
veloppement indéfini ,  et  le  monde  physique  à  celle  de  la  fata- 
lité? la  fatalité  au  front  d'airain  dans  le  livre  de  la  nature! 
Quels  sont  les  fondemens  sur  lesquels  portent  toutes  vos  hypo- 
thèses? Vous  rejetez  et  avec  raison  l'histoire  anecdotique ,  qui 
ne  sait  que  des  passions,  ne  voit  que  des  faits  isolés,  et  réduit 
tout  en  poussière.  Miis  l'histoire  systématique,  telle  que  vous 
1  arrangez,  en  n'étudiant  avec  amour  aucun  détail,  en  n'appro- 
fondissant aucun  de  ces  siècles  nombreux  dont  vous  nous  re- 
tracez la  physionomie  comme  par  une  espèce  de  prescience 
philosophique,  cette  histoire  est  toute  aussi  infructueuse.  Ni 
les  atomes  de  l'une,  ni  les  lignes  mathématiques  de  lautre  ,  ne 
sont  bien  réellement  de  l'histoire  vivante.  L'homme  est  un  être 
si  prodigieusement  curieux  et  instructif  qu'il  vaut  bien  la  peine 
qu'on  lui  donne  la  même  attention,  que  le  naturaliste  accorde 
aujourd'hui  au  moindre  animal. 

Lessing  était  un  esprit  ferme  et  solide;  il  avait  la  science 
d'un  Leibnitz,  et  la  causticité  d'un  Voltaire,  mais  il  ressem- 
blait plus  au  premier  par  l'amour  qu'il  avait  pour  la  vérité  , 
qu'il  ne  ressemblait  au  second  par  son  génie  paradoxal.  De  son 
temps  commençait  déjà  à  surgir  la  grande  question  de  la  phi- 
losophie de  l'histoire  ,  qu'Aristote  ,  dans  son  livre  des  Politi- 
ques ,  avait  entrevue  dans  l'antiquité,  et  que  Bacon  et  Leibnitz 


(  37   ) 

devinèrent  dans  les  temps  modernes.  Si  Lessing  n'avait  pas  épar- 
pillé,  comme  Bayle ,  une  immense  e'rudition,  son  esprit  de'gage' 
de  préjuge's  eut  pu  faire  faire  a  cette  science  un  pas  de  géant  : 
malheureusement  il  avait  été  trop  distrait  par  la  polémique 
contemporaine ,  des  entreprises  auxquelles  son  génie  semblait 
l'appeler.  Il  y  a  une  vue  et  une  vue  très-profonde  dans  le  petit 
écrit  dont  nous  nous  occupons ,  mais  ses  admirateurs  font  gâ- 
tée en  y  joignant  une  idée  de  perfectibilité'  nécessaire ,  que  Les- 
sing n'y  a  point  du  tout  mise ,  du  moins  explicitement.  Lessing 
parle,  comme  Bossuet ,  de  Xéducalion  du  genre  humain  :  il  lui 
donne  un  père  et  un  tuteur.  Nos  rêveurs  de  perfectibilité'  par- 
lent de  son  émancipation ,  et  considèrent  la  tutelle  comme  une 
espèce  d'enfance  prolongée.  Ils  ne  nous  entretiennent  pas  de 
Dieu,  Être  re'el,  mais  de  Vidée  dwina,  notion  purement  ab- 
straite ,  et  qui  a  tout  lair  dune  notion  purement  humaine.  Rien 
de  semblable  dans  Lessing,  qui  considère  Dieu  toujours  comme 
père,  et  qui  place  l'homme  en  relation  directe  avec  une  divi- 
nité' tutélaire. 

Quand  l'on  e'tudie  de  près  le  paganisme ,  on  voit  qu'il  se 
compose  de  certaines  ide'es  et  de  certains  sentimens ,  dont  1  i- 
dolâtre  cherche  en  vain  a  s'affranchir.  Il  étudie  Dieu  exclusi- 
vement dans  le  livre  de  la  nature-:  la  Providence  devient  à  ses 
yeux ,  une  fatalité'  et  pèse  sur  les  destine'es  humaines.  Le  re- 
gard de  l'homme  s'abaisse  alors  vers  la  terre  ;  quelque  chose 
de  sinistre  semble  l'accabler  et  lui  interdire  la  vue  des  cieux. 
Il  est  sans  amour,  partant  sans  espérance.  Tout  ce  que  l'hu- 
manité renferme  d'espoir  et  d'amour  est  transporté ,  par  son 
imagination ,  à  une  époque  future.  De  toute  part  le  libérateur 
est  annoncé,  celui  qui  ouvrira  a  l'âme  humaine  la  porte  des 
cieux. 

Le  Christ  paraît,  et  pour  la  première  fois  il  n'y  a  plus  d'es- 
claves. Les  rapports  des  hommes  avec  la  Divinité  et  entre  eux 
changent  complètement.  Les  puissans  de  la  terre  ne  sont  plus 
des  tyrans  révoltés  contre  les  décrets  de  la  Providence ,  des 
géans  qui  bravent  la  foudre  ,  et  menacent  de  s'introniser  dans 
les  cieux;  les  esclaves,  ce  sont  partout  les  enfans  d'une  seule 
et  même  Divinité  bienfaisante.  Dès  que  le  christianisme  parut, 
les  peuples  virent  que  ce  Libérateur,  dans  l'attente  duqml  le 
genre  humain  avait  poussé  un  long  soupir  ,  était  enfin  arrivé  : 
on  ne  s'imagina  rien  au-delà;  mais  on  s'imagina  une  perfecti- 
bilité indéfinie  dans  le  sein  du  christianisme  même.  C'est  de 
cette  perfectibilité  dont  ne  veulent  plus  certains  novateurs  ;  ils 
traitent  le  christianisme  de  suranné;  comment,  disent-ils,  une 
religion  qui  s'est  survécue  h  elle  même  pourrait-elle  fa: îe  mon 


(  38  ) 

ter  riiomme  degré  par  degré'  dans  l'échelle  de  la  perfectibilité'? 
Mais  cette  manière  de  voir  ne  prouve  qu'une  seule  chose  :  la 
profonde  ignorance  de  ceux  qui  la  soutiennent.  Ils  ne  savent 
pas  ce  que  c'est  que  le  christianisme ,  et  ils  ignorent  pourquoi 
il  est  venu  sur  la  terre. 

En  effet,  le  christianisme  est  l'accomplissement  des  destinées 
futures,  ou  il  n'est  rien  du  tout;  il  est  la  voie  unique  de  la 
perfectibilité',  ou  nous  vivons  encore  sous  le  joug  du  paganisme  : 
en  d'autres  termes,  ou  le  Christ  nous  a  affranchis  de  la  loi  de 
la  ne'cessite'  ,  ou  nous  avons  continué  à  vivre  sous  cette  loi , 
nous  ne  sommes  pas  sortis  de  l'idolâtrie.  L'idolâtrie  n'a  pas 
toujours  besoin  de  se  tourner  du  côte'  de  la  nature  ;  elle  peut 
se  tourner  vers  l'homme  même,  et  diviniser  la  raison  humaine. 
Les  Chinois  ont  pour  dieux  Confucius,  Laotseu  ,  Mengtseu  et 
autres  savans  philosophes  :  prenons  garde  que  nos  dieux  ne  de- 
viennent Voltaire  ,  Condorcet ,  Condillac  ,  et  je  ne  sais  qui  en- 
core ,  pour  ne  pas  parler  des  dieux  des  e'clectiques,  qui  sont 
aujourd'hui  vivans.  Les  Saint-Simoniens  ont  e'té  plus  loin,  et 
ont  récemment  /owe'  a  l'idolâtrie. avec  Saint-Simon. 

Avant  l'e'poque  du  christianisme,  il  y  avait  décadence,  et, 
par  suite  de  cette  de'cadence,  esclavage  de  la  rature  humaine. 
Les  sectateurs  de  la  perfectibilité'  sont  oblige's  de  nier  cette 
chute  de  l'homme  ,  pour  appuyer  sur  quelque  chose  leur  the'o- 
rie  du  christianisme ,  qui  ,  dans  leur  système  ,  ne  devrait  avoir 
qu'une  existence  temporaire.  Mais  en  soutenant  cette  doctrine, 
ils  contredisent  le  sentiment  de  l'antiquité  tout  entière  ,  sa  ma- 
nière de  considérer  la  fatalité  et  la  mort,  sa  lutte  de  l'héroïs- 
me, qui  cherche  à  se  soustraire  à  des  chaînes  sous  lesquelles 
il  est  forcé  de  succomber,  comme  les  dieux  de  race  titanique 
ont  succombé  devant  les  créateurs.  Ils  contredisent  cette  attente 
d'un  Libérateur,  qui  se  reproduit  sous  toutes  les  formes  dans 
les  reliçions  antiques,  et  qui  s'est  symbolisée  dans  les  mystè- 
res. H  y  a  plus;  ils  contredisent  le  mosaïsme,  qui  n'a  de  sens 
et  de  vie  réelle  que  par  l'indication  toujours  renouvelée  d'un 
Roi  de  la  vie  future. 

Non  contens  d'être  en  contradiction  avec  le  génie  de  l'anti- 
quité ,  génie  de  fatalité  et  de  sombre  fureur,  malgré  les  roses 
dont  l'avait  orné  le  sentiment  de  la  beauté  de  l'art  et  île  la  poé- 
sie ,  qui  respirait  dans  les  croyances  antiques  ,  ces  fauteurs  d'un 
système  de  perfectibilité  rationnelle  ont  méconnu  également 
toutes  les  bases  de  l'existence  moderne,  qui  est  absolument  in- 
compréhensible sans  le  christianisme.  Si  celui-ci  n'était  que 
quelque  chose  d'extérieur,  s'il  n'était  donné  que  dans  le  temps 
seulement,  d'où  lui  viendrait  cette   puissance  infinie  par  la- 


(   3j)   ) 

quelle  il  a  brise'  toutes  les  chaînes  de  l'humanité',  et  rendu 
l'homme  à  sa  libelle  P  D'où  lui  viendrait  cette  puissance  de  ci- 
vilisation progressive,  due  uniquement  à  la  charité'  qui  l'anime, 
charité'  qui  n'a  de  sens  qu'en  admettant  le  mystère  de  l'incar- 
nation, la  manifestation  du  Christ  sous  forme  humaine,  ope're'e 
pour  la  délivrance  du  genre  humain?  Non,  encore  une  fois,  si 
le  christianisme  n'est  pas  la  seule  religion  possible  ,  nous  re- 
tombons sous  le  joug  du  paganisme,  et  pour  celte  fois,  sous 
le  joug  d'un  paganisme  sans  noblesse  et  sans  grandeur.  Un 
e'goïsme  rétréci,  par  lequel  nous  nous  divinisons  nous-mêmes, 
remplacera  ce  culte  de  la  beauté',  ce  ge'nie  de  l'art,  cette  ri- 
chesse de  la  poe'sie ,  jointes  à  cette  profondeur  de  symbolisme, 
à  cette  conception  de  la  nature,  à  cette  exaltation  d'une  hu- 
manité' re'volte'e  contre  d  implacables  destinées ,  qui  distinguaient 
les  beaux  jours  de  l'antiquité'.  Il  n'y  aurait  plus  d'espérance  , 
car  il  n'y  aurait  plus  de  foi,  et  nous  nous  tourmenterions  vai- 
nement entre  le  vide  de  la  pensée  et  l'esprit  des  affaires  ;  la 
perfectibilité  en  dehors  du  christianisme  ne  pouvant  plus  être 
autre  chose  que  celle  des  machines  a  vapeur  ou  des  discours 
d'académie. 

(  Le  Correspondant ,  n°  o.^  ,  tome  II.  ) 


SUR.    Ï.ETAT    ACTUEL    BU    CATHOLICISME , 

Extrait  de  V ouvrage  intitulé  :  l'Ecole  d' Athènes ,  ou  Tableau 
des  variations  et  contradictions  de  la  philosophie  ancienne , 
par  M.  de  Riambourg. 

Nous  avons  donné  (i)  le  résumé  des  variations  de  la  philo- 
sophie grecque;  nous  extrayons  encore  de  l'ouvrage  de  M.  de 
Riambourg  un  morceau  également  remarquable  sur  l'état  ac- 
tuel du  catholicisme,  et  sur  ces  écrivains  qui  nous  répètent 
sans  cesse  qu'il  est  mort. 

«  Il  est  des  hommes  que  fatigue  la  sollicitude  maternelle  de 
l'Eglise  pour  augmenter  ses  enfans ,  et  bien  qu'ils  essaient  d  au- 
tre part  de  nous  persuader  que  le  catholicisme  est  gisant  par 
terre  ,  ils  n  en  persistent  pas  moins  à  faire  entendre  des  plain- 
tes sur  ce  qu'ils  appellent  son  prosélytisme  ardent. 

•>    Or,  il  faut  opter  :  car  l'inconséquence  ici  se  montre  à  dé- 

(i)  Ci-dessus  ,    ]>.  9.7. 


(  4«  ) 

couvert;  il  faut  qu'on  se  resigne  à  tenir  le  catholicisme  pour 
existant,  ou  bien  qu'on  s'abstienne  de  signaler  avec  aigreur  son 
inquiète  activité'. 

»  Oui ,  le  catholicisme  est  plein  de  vie;  et,  quoique  chaque 
jour  on  ait  soin  de  re'pe'ter  que  depuis  long-temps  il  est  mort , 
cette  assertion  n'est  que  l'expression  d'un  coupable  de'sir;  mais 
elle  est  démentie  par  les  faits.  Ce  n'est  pas  que  nous  prétendions 
e'iever  des  doutes  sur  ce  qui  n'est  que  trop  ave'ré ,  h  savoir 
que  ,  dans  la  socie'te'  europe'enne  l'esprit  de  foi  et  le  sentiment 
religieux  se  sont  considérablement  affaiblis  ;  mais  nous  voulons 
constater  ce  qui  n  est  pas  moins  certain  d'autre  part ,  c'est  que 
dans  la  lutte  qui  s'est  établie  entre  les  croyances  et  l'esprit 
d'incrédulité',  le  catholicisme  a  figure' toujours  au  premier  rang, 
et  que  seul  il  soutient  l'etfort  du  combat.  On  l'a  vu,  à  l'époque 
du  de'chaînement  de  l'impie'te' ,  re'sister  courageusement  aux 
puissances  de  l'enfer  conjurées,  et  retracer  aux  yeux  de  l'Eu- 
rope  attentive  et  surprise ,  l'héroïsme  des  premiers  temps  :  plus 
re'cemment ,  et  dans  la  personne  de  son  Chef,  respectable  vieil- 
lard ,  qui  ne  s  était  fait  connaître  jusque-là  que  par  sa  mansué- 
tnde ,  il  a  donne  l'exemple  d'une  fermeté'  ine'branlable ,  lorsque 
tout  pliait  sous  la  main  de  cet  homme  qui  portait  un  cœur 
d'acier.  Aujourd'hui  le  zèle  du  catholicisme  prend  une  autre 
direction  ;  il  s'occupe  activement  et  avec  fruit  à  rassemhler  sous 
la  bannière  catholique  ceux  qui ,  sentant  que  le  sol  est  ébranle', 
cherchent  avec  inquie'tude  un  terrain  ferme  sur  lequel  ils  puis- 
sent être  en  sûreté'.  On  peut  dire  en  effet  que  jamais  ,  à  partir 
du  commencement  de  la  re'forme,  il  ne  s'est  fait  autant  de  con-' 
versions  remarquables.  L'Allemagne  et  la  Suisse  ont  offert  à  la 
vraie  foi  des  prémices  que  l'Eglise  peut  e'taler  avec  ostentation  ; 
le  catholicisme  s'est  introduit  en  Russie  et  dans  ce  pays  que  la 
Providence  semble  tenir  en  re'serve  pour  l'accomplissement  de 
quelque  grand  dessein,  il  a  fait  d'illustres  prosélytes;  en  An- 
gleterre ,  il  marche  à  grands  pas  ;  aux  Etats  Unis ,  il  a  des  suc- 
cès prodigieux;  enfin,  dans  la  France,  dont  l'irréligion  systé- 
matique a  fait  en  quelque  sorte  sa  place  d'armes,  le  catholi- 
cisme se  maintient  nohlement,  et  il  cherche  plutôt  qu'il  ne  fuit 
la  rencontre  de  son  adversaire  ;  car  on  le  voit  se  porter  avec 
empressement  partout  où  le  danger  se  manifeste  ;  et  souvent  il 
suffit  qu'un  seul  prêtre  arrive  au  milieu  d'une  grande  cité, 
pour  qu'en  peu  de  jours  la  foi  se  ravive  ,  et  que  l'impiété  soit 
altérée.  Non  ,  le  catholicisme  n'est  point  mort  :  s  il  était  mort, 
il  ne  donnerait  pas  de  signes  aussi  éclatans  de  sa  puissante  éner- 
gie ;  s'il  était  mort,  1  esprit  des  impies  ne  serait  pas  monté  a 
un  degré  si  haut  d'irritation;  s'il  était  mort,  il  ne  serait  pas 


(  4-«  > 

traduit  journellement  au  ban  de  la  philosophie ,  pour  avoir  à 
répondre  sur  l'imputation  de  prosélytisme ,  qu'on  renouvelle 
sans  cesse  contre  lui. 

»  Le  prosélytisme,  en  effet,  quelle  que  soit  du  reste  sa  na- 
ture ,  dénote  à  tout  le  moins  qu'il  y  a  non-seulement  un  prin- 
cipe de  vie ,  mais  encore  une  surabondance  de  force  dans  l'o- 
pinion qui  cbercbe  h  se  re'pandre.  Toutes  les  sectes  religieuses, 
dans  leur  origine,  éprouvent  le  besoin  de  faire  des  prosélytes  : 
mais,  par  la  raison  que  le  prosélytisme  des  sectaires  ne  peut 
puiser  autre  part  que  dans  le  fond  de  la  nature  humaine ,  l'é- 
nergie qui  le  pousse  en  avant ,  ce  prosélytisme  est  ordinaire- 
ment passionné.  Aussi  voit-on  que  les  hérésies  ont  presque  tou- 
jours employé,  pour  se  soutenir  et  s'étendre,  des  moyens  de 
ruse  et  de  violence.  Ces  opinions ,  du  reste  ,  après  avoir  agité 
les  esprits ,  causé  du  désordre ,  et  fait  plus  ou  moins  de  bruit 
dans  le  monde ,  se  sont  usées  peu  à  peu  ,  et  ont  fini  par  s'é- 
teindre. Il  en  est  qui  ont  bouleversé  la  chrétienté  ,  et  qui  n'ont 
laissé  d'autres  traces  de  leur  passage ,  que  celles  qu'on  trouve 
dans  l'histoire.  Voila  comment  les  passions,  quand  elles  se  dé- 
guisent sous  l'apparence  du  zèle  religieux ,  procèdent  et  finis- 
sent. Le  zèle  véritable ,  celui  qui  prend  sa  source  dans  la  cha- 
rité, suit  une  autre  marche  ;  il  insiste  ,  mais  c'est  avec  douceur  ; 
il  presse ,  mais  il  se  garde  bien  de  violenter  ;  s'il  rencontre  des 
obstacles  qui  soient  invincibles  ,  il  se  détourne  ,  et  cherche 
ailleurs  des  cœurs  moins  rebelles,  des  esprits  moins  obstinés; 
si  les  puissances  s'élèvent  avec  fureur  contre  lui ,  il  ne  fléchit 
pas  ;  mais ,  en  résistant ,  il  respecte  les  droits  du  pouvoir  tem- 
porel. C'est  ainsi  que  le  christianisme  s'est  avancé  à  travers  dix. 
persécutions  successives,  sans  rien  céder,  et  sans  que  jamais, 
pour  se  mettre  a  couvert ,  il  ait  fait  un  appel  à  la  révolte  :  ce- 
pendant on  ne  dira  pas  que  les  chrétiens  étaient  alors  en  petit 
nombre ,  on  ne  prétendra  pas  que  c'étaient  des  hommes  timi- 
des. Cette  conduite  des  premiers  chrétiens  est  bien  remarqua- 
ble ;  elle  contraste  singulièrement  avec  celle  des  hérétiques , 
beaucoup  plus  encore  avec  la  violence  des  sectateurs  de  Ma- 
homet. Du  reste ,  elle  ne  s'est  point  démentie  :  qu'on  suive ,  h 
partir  des  premiers  siècles ,  ces  bommes  apostoliques  qui  ont 
porté  la  foi  dans  toutes  les  parties  du  monde  connu  ,  et  l'on 
verra  qu'ils  ont  marché  dans  la  voie  que  Pierre  et  Paul  avaient 
tracée ,  tempérant  par  la  douceur  évangélique  ce  que  leur  zèle 
pouvait  avoir  de  vil'  cl  d'ardent,  baignant  de  leurs  sueurs  et 
quelquefois  de  leur  sang,  la  terre  qu'ils  étaient  venus  fécon- 
der. C'étaient  assurément  des  conquérans  pacifiques  ceux  qui 
II.  C, 


(  4*  ) 

ont  successivement  soumis  au  joug  de  l'Evangile  les  peuplades 
du  Nord  quand  elles  eurent  partagé  les  provinces  de  l'empire. 
Aussi,  et  nonobstant  l'antipathie  qu'elle  témoigne  aujourd'hui 
pour  le  papisme ,  l'Angleterre  a  conserve  le  souvenir  de  la  mis- 
sion d'Augustin,  et  se  rappelle  avec  attendrissement  ce  que  lit 
pour  elle,  à  cette  époque,  le  saint  Pontife  qui  occupait  la  chaire 
de  saint  Pierre.  On  pourrait  en  dire  autant  de  plusieurs  autres 
contrées  où  la  prétendue  réforme  s'est  établie  ;  car  les  préven- 
tions que  ces  peuples  nourrissent  contre  l'Eglise  mère ,  n'em- 
pêchent pas  que  le  nom  de  l'homme  apostolique  qui  avait  été 
par  elle  envoyé,  et  qui  a  porté  chez  eux  les  premières  semen- 
ces de  la  foi,  ne  soit  prononcé  toujours  avec  respect.  Le  pro- 
sélytisme catholique,  en  se  rapprochant  des  derniers  temps, 
aurait-il  par  hasard  changé  de  nature?  Eh  quoi!  ce  François 
Xavier  dont  la  vie  retrace  celle  du  grand  Apôtre  des  nations, 
ces  disciples  de  saint  Ignace,  qui  se  précipitaient  a.  l'envi  dans 
les  pays  nouvellement  ouverts  à  leur  zèle  ,  et  se  jetaient  au  mi- 
lieu des  sauvages,  pour  en  faire  d'abord  des  hommes  et  ensuite 
des  chrétiens,  étaient-ils  donc  des  ennemis  de  l'humanité?  S  il 
est  parfois  arrivé  que  la  mission  apostolique  se  soit  exercée  au 
milieu  du  tumulte  des  armes  et  des  scènes  déplorables  que  l'a- 
bus de  la  force  entraîne  après  soi,  le  missionnaire  en  a  gémi 
tout  le  premier;  il  s'est  interposé  ,  autant  qu'il  l'a  pu,  entre  le 
vainqueur  et  le  vaincu;  il  a  pris  en  main  la  cause  du  faible, 
cherchant  à  le  soustraire  aux  rigueurs  de  l'esclavage,  et  se  plai- 
gnant avec  amertume  des  vexations  qu'on  lui  faisait  endurer. 
Ces  missions  du  Paraguay,  dont  la  mémoire  est  récente  et  ne 
mourra  jamais ,  avaient-elles  un  autre  but  que  de  rendre  les 
Indiens  du  continent  de  l'Amérique  à  la  fois  meilleurs  et  plus 
heureux?  Elles  fourniraient,  à  elles  seules,  une  preuve  sans 
réplique  que  le  prosélytisme  catholique  a  conservé  son  pre- 
mier caractère  :  et  que  ,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  il  ne  s'est 
point  ralenti.  Oui,  il  se  présente  encore  de  ces  hommes  enflam- 
més de  charité,  qui  donneraient  leur  sang,  leur  vie,  pour  ga- 
gner des  âmes  a  Jésus  Christ! 

»  Tel  est  le  prosélytisme  pur  :  c'est  celui  que  le  catholicisme 
inspire  ;  tout  autre  serait  par  lui  désavoué.  Après  dix-huit  siè- 
cles,  il  s'offre  sous  les  mêmes  traits;  de  plus,  il  est  aussi  vif 
qu'au  commencement.  Ce  noble  sentiment,  comme  on  voit, 
n'est  autre  chose  que  la  charité  s'appliquant  à  étendre  l'empire 
«le  la  foi.  De  même  donc  que  la  soeur  hospitalière,  en  se  con- 
sacrant au  soulagement  des  maladies  qui  alïligent  le  corps,  pra- 
tique une  des  belles  fonctions  de  la  charité;  de  même  aussi  le 
missionnaire  qui  se  dévoue  à  la  guérison  de  l'aveuglement  spi- 


(  43   ) 

rituel ,  exerce  un  ministère  charitable  et  bien  relevé'  :  l'amour 
divin  en  est  1  âme  ,  le  bonheur  e'ternel  de  l'homme  en  est  la  fin. 
C'est  donc,  à  proprement  parler,  la  charité  elle-même,  dans 
une  de  ses  plus  belles  applications,  qu'on  voudrait  déprécier 
et  rendre  odieuse  sous  le  nom  de  prosélytisme  :  mais  quelque 
nom  qu'on  lui  donne,  l'appela  ton  folie  comme  au  temps  des 
apôtres ,  fanatisme  comme  il  e'tait  d'usage  a  la  fin  du  siècle 
dernier,  le  zèle  apostolique  sera  toujours,  aux  yeux  de  l'homme 
religieux,  une  vertu  surnaturelle  et  divine;  et  même  pour  l'im- 
pie ,  un  je  ne  sais  quoi  de  magnanime  et  d'imposant.  Il  y  a, 
en  effet,  dans  ce  dévouement  qui  comprend  une  entière  abné- 
gation de  soi-même,  dans  ce  sentiment  mêlé  d'une  force  invin- 
cible et  d'une  douceur  angélique  ,  quelque  chose  qui  force 
l'admiration  et  fait  impression  sur  les  coeurs  les  plus  endurcis. 

»  Ainsi  l'Eglise  catholique,  bien  loin  d'avoir  à  rougir,  doit, 
au  contraire,  tenir  à  honneur  de  ce  qu'on  la  signale  au  monde 
entier  par  son  prosélytisme  ;  car  ce  prosélytisme  ,  tant  qu'il 
conserve  son  vrai  caractère,  ne  peut  apparaître  que  comme  un 
don  surnaturel ,  auquel  l'Eglise  est  redevable  du  succès  de  la 
prédication  évangélique  ,  comme  aussi  d'avoir  soutenu  jusqu'à 
ce  jour  son  titre  d'universelle  ou  de  catholique ,  qu'elle  a  porté 
dès  les  premiers  temps. 

»  L'église  chrétienne,  en  effet,  était  a  peine  constituée,  que 
déjà  on  la  désignait  généralement  sous  le  nom  de  catholique  ; 
les  hérétiques  eux-mêmes  lui  donnaient  cette  dénomination  ;  et 
ceux  qui  ont  paru  dans  ces  derniers  temps  n'ont  pas  pu  l'en 
dépouiller.  Ainsi  la  remarque  de  saint  Augustin  trouverait  en- 
core sa  place  aujourd'hui;  «  l'Eglise  est  catholique,  disait-il, 
»  et  elle  est  appelée  catholique ,  non-seulement  par  les  siens , 
»  mais  encore  par  ses  ennemis;  cela  est  si  vrai,  que  si  un  étran- 
»  ger  demande  à  un  hérétique  où  est  l'église  des  catholiques, 
»    il  lui  montrera  nos  églises  et  non  pas  ses  temples.  » 

»  Cependant  il  est  des  gens  qui  s'efforcent  maintenant  de 
faire  croire  que  le  titre  des  catholiques  est  par  nous  usurpé; 
ils  voudraient  persuader  que  l'Eglise  dont  Rome  est  le  centre, 
ne  saurait  être  l'Eglise  universelle  ,  attendu  que  ses  principes 
seraient,  suivant  eux,  incompatibles  avec  ceux  qu'une  bonne 
législation  doit  consacrer.  «  La  religion  catholique,  disent  ils, 
»  convient  aux  gouvernemens  despotiques  ;  mais  partout  où  le 
»  pouvoir  a  reçu  des  limites  et  n'est  point  absolu  ,  elle  est 
m  déplacée  ,  ou  pour  mieux  dire ,  elle  est  en  opposition  directe 
»  avec  les  institutions  du  pays.  »  Tel  est  le  langage  de  nos  jeu- 
nes publicistes. 

»    Or  il  Cbl  quelque  peu  singulier  qu'on  se  soit  aperçu  si 


(  M  ) 

tardivement  que  le  catholicisme  n'a  de  sympathie  qu'avec  le 
gouvernement  ahsolu  :  la  proposition  contraire  a  souvent  été 
mise  en  avant ,  et  pouvait  être  soutenue  avec  un  plus  grand 
avantage.  Il  est  certain  que  le  catholicisme ,  par  cela  seul  qu'il 
sait  maintenir,  sous  quelque  gouvernement  que  ce  soit,  son 
inde'pendance  religieuse ,  est  peu  favorable  au  développement 
du  despotisme.  Qui  ne  voit  par  exemple,  que,  si  l'Angleterre 
fût  reste'e  catholique ,  Henri  VIII  eût  trouve  des  obstacles  qui 
l'auraient  entrave'  dans  sa  marche ,  et  eussent  arrêté  le  cours 
de  ses  excès  de'plorables  ?  Du  haut  de  la  chaire  catholique,  il 
arrive  jusqu'à  l'oreille  des  Rois  des  vérités  fortes  et  des  aver- 
tissemens  salutaires;  les  princes  de  la  terre,  obligés  d'ailleurs 
de  se  soumettre  ,  comme  les  derniers  de  leurs  sujets ,  à  la  cen- 
sure sévère  du  tribunal  de  la  pénitence,  et  de  se  confondre 
dans  la  foule  des  fidèles,  quand  ils  sont  admis  à  la  Table  sainte, 
se  trouvent  dans  le  cas  de  se  rappeler  qu'ils  sont  hommes  ;  et 
même  de  reconnaître  qu'aux  yeux  du  Maître  souverain  ,  s'il  y 
a  quelque  différence  à  faire  entre  eux  et  ceux  auxquels  ils 
commandent ,  cette  différence  est  rarement  à  leur  avantage. 
Ainsi   le  catholicisme  serait  plutôt  un  obstacle  à  la  tyrannie, 
qu'un  moyen  d'oppression  entre  les  mains  des  hommes  du  pou- 
voir. Au  surplus  les  faits  sont  là  ;  et  tous  les  sophismes  réunis 
ne  sauraient  prévaloir  contre  eux  ;  une  expérience  de  près  deux 
mille  ans  a  parfaitement  démontré  que  la  religion  de  nos  pères 
s'adapte  aisément  à  tout  gouvernement  régulier  ;  que  les  pres- 
criptions de  la  foi  catholique  se  marient  tout  aussi  bien  avec 
les  institutions  républicaines  qu'avec  les  institutions  monarchi- 
ques ;  qu'elles  s'allient  tout  aussi  facilement  aux  principes  de 
la  démocratie  qu'à  ceux  de  l'oligarchie  ;  il  n'y  a  que  les  maxi- 
mes qui  tendraient  à  constituer  un  état  de  choses  contre  na- 
ture qui  sont  en  opposition  avec  la  doctrine  catholique.  Ainsi 
la  tyrannie  qui  aurait  voulu  dominer  les  consciences,  l'anar- 
chie qui  aurait  voulu  anéantir  l'autorité,  ont  toujours  trouvé 
dans  le  catholicisme  un  obstacle  contre  lequel  il  leur  est  arrivé 
plusieurs  fois  de  se  briser.  C'est  là  le  secret  de  cette  antipathie 
que  l'esprit  révolutionnaire  manifeste  à  l'aspect  du  catholicisme  ; 
c'est  aussi  par  là  que  s'expliquent  bien  les  dissensions  auxquel- 
les les  prétentions  exagérées  du  pouvoir  ont  donné  lieu  :  mais, 
dans  un  état  bien  réglé,  le  catholicisme,  loin  de  porter  aucun 
préjudice  aux  droits  acquis,  leur  donne  une  puissante  garan- 
tie ,  puisqu'il  fait  de  leur  conservation  un  devoir  de  conscience. 
Seulement,  et  s'il  y  a  dans   les  institutions  quelque  vice  qui 
change  la  nature  des  rapports  sociaux  ,  à  la  longue  ,  il  le  dé- 
truit entièrement,  ou  tout  au  moins  il  en  atténue  les  effets. 


(  45  ) 

C'est  ainsi  que  l'esclavage  s'est  aboli  peu  à  peu  :  que  la  condi- 
tion des  femmes  s'est  améliorée  ;  que  les  états  despotiques  se 
sont  convertis  en  monarchies  tempérées  ;  et  que  les  républi- 
ques ,  jadis  en  proie  aux  orages  les  plus  fre'quens ,  ont  pris  un 
caractère  de  stabilité'  quelles  n'avaient  pas. 

»  Ainsi  la  foi  catholique  est  susceptible  de  se  prêter  à  tou- 
tes les  formes  de  gouvernemens  ;  celui  qui  voudrait  l'exclure 
comme  e'tant  inconciliable  avec  les  principes  d'après  lesquels 
il  se  re'git,  sans  alle'guer  d'autre  cause,  décèlerait  un  vice  in- 
lie'rent  à  sa  constitution  primitive  ;  c'est-à-dire  un  principe  de 
tyrannie  incompatible  avec  la  liberté'  des  enfans  de  Dieu  ;  ou 
bien  un  germe  d'anarchie  oppose'  naturellement  à  tout  ce  qui 
tend  au  maintien  de  l'ordre. 

»  La  religion  catholique  ne  peut  donc,  et  sous  aucun  rap- 
port, être  confondue  avec  ces  religions  que  leur  principe  con- 
stitutif re'duit  à  ne  pouvoir  pas  s  étendre  au-delà  de  certains 
localite's  ;  elle  n'est  point  non  plus ,  comme  l'ancienne  religion 
hébraïque ,  affecte'e  particulièrement  à  un  seul  peuple  ;  elle  est 
universelle  par  sa  nature,  et  rien  ne  limite  sa  sphère  d'activité'. 
On  l'appelle  romaine,  il  est  vrai,  en  même  temps  qu'on  lui 
donne  le  titre  de  catholique;  mais  ce  n'est  pas  pour  indiquer 
qu'elle  doit  être  circonscrite  dans  cette  partie  très-restreinte  de 
l'Italie  dont  se  compose  l'état  romain,  c'est  pour  faire  connaî- 
tre que  son  centre  est  à  Rome,  et  que  de  là  ses  ramifications 
s  'étendent  jusqu'aux  extre'mite's  de  la  terre  habitable.  En  Eu- 
rope ,  des  masses  imposantes  se  groupent  autour  du  Père  com- 
mun des  fidèles  ;  et  dans  les  parties  européennes  qui  se  sont 
soustraites  à  son  autorite'  spirituelle ,  il  compte  encore  des  en- 
fans  par  milliers  ;  en  Asie ,  le  catholicisme  n'est  point  une  re- 
ligion inconnue,  tant  s'en  faut;  on  voit  même,  que  dans  les 
contrées  où  les  Europe'ens  ont  de  la  peine  à  s'introduire ,  que , 
dans  le  vaste  empire  de  la  Chine ,  par  exemple  ,  où  le  com- 
merce,  maigre'  son  activité',  n'a  pu  jusqu'ici  se  faire  jour,  le 
missionnaire  catholique  a  trouve'  le  moyen  de  pe'ne'trer  ;  l'A- 
me'rique ,  dans  son  immense  e'tendue ,  est  couverte  de  catholi- 
ques; l'Afrique  elle-même,  quoiqu'elle  soit  inaccessible,  four- 
nit au  catholicisme  son  tribut.  Ainsi  des  hommes  de  toutes 
langues  et  de  toutes  nations,  soumis  à  des  maîtres  diflérens, 
entre  lesquels ,  sous  le  rapport  des  mœurs  ,  il  n'y  a  souvent 
rien  de  commun,  dont  les  uns  sont  encore  dans  l'état  sauvage  , 
tandis  que  les  autres  ont  atteint  le  dernier  degré  de  la  civili- 
sation, récitent  ensemble  le  même  symbole,  sont  unis  dans  la 
même  foi ,  et  marchent  dans  les  voies  spirituelles  sous  la  hou- 
lelle  du  même  pasteur.  Qui  pourrait  méconnaître  à  ces  traits 


(  46  ) 

cette  grande  association  qne  les  apôtres  ont  eu  mission  de  for- 
mer ?  Il  s'y  sont  porte's  avec  ardeur  ;  l'œuvre  a  été  continuée 
par  leurs  successeurs;  et  elle  sera  pousse'e  jusqu'à  ce  que  le 
nombre  des  élus  soit  rempli  :  car  jusque  là  renseignement  ca- 
tholique ne  doit  pas  souffrir  d'interruption,  et  l'Eglise  de  Jé- 
sus-Christ ne  doit  pas  cesser  de  prêcher  publiquement.   » 

(  Le  Correspondant,  n°  i^ ,  tome  IL  ) 


DE    L'HISTOIRE    AU   XIX*   SIÈCLE. 

TROISIÈME    ARTICLE   (1). 

Histoire  de  la  Révolution  d'Angleterre ,  par  M.    Guizoté 

Ht  mine,  Reges ,  intelligite  ;  erudimini ,  qui  judicatis  ter- 
rain. Il  y  a  cent  soixante  ans  que  Bossuet  faisait  tonner  ces 
mots  au  milieu  d'une  cour,  la  plus  glorieuse  peut-être  qui 
ait  ébloui  le  monde.  Mais  Bossuet  lui-même  pouvait-il  com- 
prendre les  prodigieux  événemens  qui  inspiraient  ses  paroles? 
Louis  XIV  e'tait  Roi,  Charles  II  dormait  en  paix  sur  ce  trône 
indignement  renversé,  miraculeusement  rétabli.  Qui  eut  dit 
alors  que  la  royauté' ,  telle  qu'on  la  comprenait  encore  en  Eu- 
rope,  était  chose  finie;  qu'une  puissance  était  née,  impatiente 
d'entrer  en  partage  avec  elle,  et  déjà  menaçant  de  s'asseoir  à 
sa  place  (2)  ?  — ■  Vingt  ans  après  ,  les  Stuart  avaient  cessé  de 
régner. 

Depuis ,  cette  puissance  nouvelle ,  que  M.  Guizot  nomme  le 
public ,  a  fait  de  bien  autres  conquêtes.  —  Une  bien  plus  vaste 
secousse  a  remué  la  terre  ;  des  leçons  bien  autrement  décisi- 
ves ont  été  données  aux  Rois. 

Leur  ont-elles  profité?  je  ne  sais. 

L'homme  est  ainsi  fait  que ,  le  jour  même  de  la  victoire  , 
il  oublie  déjà  les  périls  de  la  veille,  dussent-ils  être  les  périls 
de  demain.  Vienne  un  revers,  au  lieu  de  s'amender,  on  se  dé- 
pite; au  lieu  de  se  repentir,  on  récrimine  :  tout  le  monde  a 
compromis  la  bataille  aux  yeux  de  ceux  qui  l'ont  perdue.  Li- 


(1)  Voyez  tome  Ier,  p.   3^6  et  352. 

(2)  Voir  sur  ce  point  de  vue  les  développcmens  de  M.  de  Donald  , 
(  Mélanges ,   t.   2.  ) 


(47  ) 

sezdes  mémoires  sur  la  révolution  Je  France.  À  les  croire  tous, 
elle  n'aurait  qu'une  cause  :  le  de'dain  de  1  étiquette,  selon  ma- 
dame Campan  ;  la  réforme  des  mousquetaires  gris ,  selon  d'au- 
tres. Ne  semble  t-il  pas  à  plusieurs  que  les  cliangemens  de  mi- 
nistres ont  été  à  eux  seuls  toute  une  re'volution ,  et  que  si 
Louis  X\  I  eut  garde'  dans  ses  conseils  le  mare'chal  de  Broglie 
ou  M.  de  Breteuil,  tout  aujourdhui  serait  pour  le  mieux  dans 
le  meilleur  des  mondes  possible  ? 

Or  voici  que  M.  Guizot  trouve  dans  l'histoire  un  Roi  qui  n'a 
presque  pas  change'  de  ministre  et  qui  a  porte'  sa  tête  sur  un 
e'chafaud.  «  Quand  Charles  Ir,  dit-il,  convoqua  pour  la  pre- 
»  mière  fois  le  parlement,  ni  le  prince,  ni  le  peuple,  n'a- 
»  vaient  encore  démêlé  le  principe  et  mesure'  la  porte'e  de 
»  leurs  présentions;  ils  se  rapprochaient  avec  le  dessein  et 
»  le  désir  sincère  de  s'unir;  mais  au  fond  leur  désunion  était 
»  déjà  consommée  ;  car  l'un  et  l'autre  pensaient  en  Souverain.  » 
»   Ne  croit-on  pas  lire  la  vie  de  Louis  XVI? 

La  révolution  d'Angleterre  n'est  qu'un  long  et  tragique  dé- 
veloppement de  cette  situation  contradictoire,  incessamment 
compliquée  par  le  caractère  et  l'ascendant  de  la  Reine ,  par 
des  intrigues  de  cour  et  des  illusions  sans  fin.  D'un  côté,  un 
Roi  digne  de  l'estime  des  peuples,  fort  de  ses  intentions  qui 
lui  déguisent  ses  actes,  et  sans  cesse  trompé  sur  l'étendue  de 
son  pouvoir;  de  l'autre,  des  masses  tranquilles,  mais  haute- 
ment mécontentes,  une  apathie  apparente  dans  les  faits,  mais 
au  fond  une  sourde  et  active  révolution  dans  les  idées  ,  un 
grand  développement  d'industrie,  une  plénitude  de  paix ,  d'a- 
bondance et  de.  prospérité  telles  qu'aucun  autre  peuple  n'en  a 
joui  pendant  un  si  long  période  (i);  mais  des  abus,  des  vexa- 
tions de  détail  plus  odieuses  que  les  coups  d'état,  parce  qu'el- 
les touchent  de  plus  près  les  peuples  et  qu'elles  sont  à  la  fois 
plus  sensible  à  chacun  et  bien  plus  souvent  répétées. 

Tout-à-coup,  au  milieu  de  cette  prospérité,  de  cette  paix, 
une  élection  générale  est  ordonnée ,  et  aussitôt  la  réaction  éclate 
de  partout.  Le  premier  jour  est  donné  à  l'étonnement ,  le  se- 
cond à  l'espérance  et  à  la  victoire.  «  Sous  l'influence  de  cette 
»  disposition  se  forma  une  chambre  des  communes  contraire 
»  à  la  cour,  et  où  prirent  place  tous  les  hommes  que  leur 
»  opposition  avait  rendu  populaires,  mais  composée  encore 
»  en  majorité  de  citoyens  paisibles ,  se  flattant  qu'ils  rélbrme- 
»  raient  les  abus,  sans  aliéner  le  Roi,  sans  hasarder  le^ repos 
»   du  pays.  Les  sectaires  et  quelques  hommes  déjà  compromis 

(r)  Glarcrulon. 


(  43  ) 

»  comme  chefs  de  partis  nourrissaient  seuls  des  passions  plus 
»   sombres  ou  des  pensées  plus  étendues.  » 

De  funestes  mal-entendus  firent  bientôt  dissoudre  cette  cham- 
bre. Une  beure  après,  poursuit  l'historien,  Edouard  Hyde 
(depuis  lord  Clarendon),  rencontra  Saint-John,  l'un  des  me- 
neurs de  l'opposition  déjà  formée  en  partie.  Hyde  était  triste. 
Saint-John  au  contraire,  qu'on  ne  voyait  jamais  sourire,  avait 
l'air  joyeux  et  les  yeux  animés.  «  Qu'est-ce  qui  vous  trouble, 
dit-il  à  Hyde?  —  Ce  qui  trouble  beaucoup  d'honnêtes  gens, 
la  dissolution  du  parlement.  —  Bon ,  reprit  Saint-John  !  Ce 
parlement  n'eut  jamais  fait  ce  qu'il  faut  /'aire. 

Six  mois 'plus  tard,  ce  qu  il  fallait  faire  commença;  le  par- 
lement régicide  ,  avait  pris  séance, 

Alors  surtout  apparaît  Cromwell.  Son  caractère  est  tout  en 
action  dans  le  récit  de  M.  Guizot  :  il  se  dessine  largement  dans 
le  fond  du  tableau,  en  attendant  qu'il  prenne  place  sur  le  pre- 
mier plan.  C'est  bien  véritablement  un  homme  vivant,  un 
homme  que  nous  avons  vu,  que  nous  connaissons,  non  par  les 
paroles  de  l'historien ,  mais  par  les  siennes ,  et  par  les  faits 
qui  ont ,  certes ,  une  bien  autre  portée  encore  que  ces  paroles. 
C'est  bien  le  même  Cromwell  que  nous  montre  un  écrivain 
anglais ,  M.  Hallam  :  supérieur  h  tous  ses  contemporains  en 
talens  militaires,  en  habileté  politique  ,  en  fermeté  comme  en 
prudence.  Les  événemens,  à  mesure  qu'ils  se  déroulent,  ap- 
portent de  cette  supériorité  quelque  nouvelle  preuve ,  et  le 
pouvoir  tombe  dans  ses  mains  parce  qu'elles  étaient  seules  ca- 
pables de  le  porter. 

En  face  du  conquérant  de  la  révolution ,  grand  déjà ,  mais 
incertain  encore  de  ses  destinées,  et  poussant  à  la  fois  sa  for- 
tune dans  toutes  les  voies,  Charles  I'r  arme  et  s'agite  en  vain. 
A  cette  défaillance  de  volonté,  à  cette  absence  de  vues  fortes 
et  de  résolutions  persévérantes,  à  ces  projets  pris,  quittés, 
repris,  sans  suite,  sans  ténacité,  au  défaut  de  concert  entre 
les  amis  du  trône,  on  se  rappelle,  malgré  soi,  les  premières 
années  de  notre  crise  sociale  :  seulement  il  semble  que  les 
royalistes  anglais  s'épuraient  moins  que  nous.  Le  malheur  con- 
stant de  Charles,  c'est  avant  tout  d'ignorer  son  temps,  de  par- 
ler et  d'agir  comme  s'il  y  avait  encore  superstition  pour  la 
royauté ,  quand  elle  n'a  pas  même  conservé  de  culte.  A  la  fer- 
meté de  son  langage  ,  on  est  tenté  de  lui  croire  plus  d'énergie 
qu'à  Louis  ;  mais  sa  faiblesse  éclate  à  l'instant  même  dans  son 
indécision  ,  dans  ses  ruses ,  dans  les  variations  de  ses  plans  ; 
il  sait  à  peine  re'gner  sur  ses  serviteurs.  Devant  ses  juges  pour- 
tant, l'attitude  de  l'auguste  prisonnier  est  toute  royale  :  quand 


(  49  ) 

.Bradshaw  l'interroge,  ses  re'ponses  tiennent  de  l'inspiration, 
il  atteint  "vraiment  l'idéal  de  la  grandeur.  Si  l'on  s'en  tenait  à 
cette  dernière  scène  pour  juger  deux  princes  dont  la  fin  a 
rendu  les  noms  inséparables,  il  faudrait  dire  que  Charles  était 
plus  roi,  Louis  XVI  plus  chrétien. 

Là  s'arrête  le  récit  de  M.  Guizot.  Entraîné  par  l'immense  in- 
térêt des  événcmens  ,  nous  avons  cédé  au  besoin  d'en  parler 
un  moment  avant  de  juger  son  livre.  De  1628  à  i64o,  Char- 
les I r  paraît  certes  avoir  résolu  un  grand  problème.  Il  a  rallié 
à  la  prérogative  l'Hercule  de  l'opposition,  Strafford,  et  avec 
lui  Dudley-Digger ,  Noy ,  Littleton,  trois  hommes  d'une  habi- 
leté éprouvée ,  d'une  popularité  non-équivoque.  Douze  années 
durant,  il  lève  des  impôts  sans  parlement.  Ilampden  s'y  re- 
fuse, mais  les  juges  du  royaume  condamnent  Hampden.  Nulle 
émeute  n'accueille  cette  décision.  La  cause  de  la  prérogative 
semble  gagnée  à  toujours.  Eh  bien  !  au  premier  trouble  oui 
éclate  au-dedans,  aux  premiers  bruits  de  guerre  qui  grondent 
au-dehors,  il  ne  reste  plus  rien  de  tout  cela.  Les  juges  d'Hamp- 
den  sont  punis ,  StratFord  monte  à  l'échafaud  ,  le  manteau 
royal  est  déchiré  pièce  à  pièce.  Vainement  l'étendard  de  la 
monarchie  est  déployé;  vainement  le  Roi  gagne  des  batailles; 
vainement  la  majorité  des  pairs  et  les  plus  éloquentes  voix 
des  communes,  Hyde,  Falkland  ,  Colepeppes,  Capel ,  Digby  , 
Palmer ,  se  pressent  autour  de  lui  à  Oxford.  Rien  ne  pourra 
racheter  les  torts  du  passé,  compenser  les  fautes  du  présent, 
conjurer  les  malheurs  de  l'avenir.  Dès  les  premiers  mots  du 
drame,  on  a  le  cœur  serré;  on  voit  que  le  Roi  engagera  de 
plus  en  plus  sa  couronne  à  la  défense  d'une  cause  qui  au  fond, 
n'est  pas  la  sienne,  et  cette  cause  on  la  sent  désespérée.  Oh! 
disons -le,  la  force  n'est  pas  tout  dans  le  gouvernement  des 
peuples,  et  pour  avoir  puissance  sur  les  hommes,  vouloir  même 
ne  suffit  pas ,  il  faut  d'abord  savoir. 

Que,  si  maintenant  on  passe  de  l'appréciation  des  faits  à 
celle  de  l'historien ,  la  tâche  des  tai'd-venus  est  grande.  Com- 
ment dire  ce  qui  est  partout,  et  comment  trouver  mieux? 
Comment  répéter,  comment  renouveler  tant  d'éloges?  D'autres 
ont  fait  toucher  au  doigt  dans  cette  histoire  la  fidélité  de  l'é- 
crivain à  nous  rendre  les  hommes  tels  qu'il  les  a  vus,  à  con- 
server aux  faits  l'ordre  et  la  gradation  de  leurs  développe- 
mens,  avec  la  rare  alliance  de  deux  mérites  qui  semblent 
s'exclure,  l'exacte  intelligence  du  publiciste  et  le  vivant  pin- 
ceau du  narrateur.  Ceci  est  vrai  surtout  du  second  volume, 
frappant  témoignage  d'un  progrès  dans  le  talent  de  l'auteur. 
IL  n 


(  5o  ) 

D'autres  aussi  ont  montre  la  supériorité'  de  son  re'cit  sur  celui 
de  Hume,  qui,  au  lieu  d'embrasser  la  re'volution  d'une  Seule 
vue,  l'a  envisagée,  comme  on  la  dit,  dans  le  de'tail  success.i 
des  laits,  impuissant  à  la  comprendre,  parce  qu'elle  sort  de 
passions  religieuses,  et  n'en  portant  que  des  jugemens  décou- 
sus et  incomplets.  Celte  supe'riorite'  est  celle  de  notre  temps. 
Le  rationalisme  e'electique  du  dix-neuvième  siècle  borne  moins 
l'esprit  que  le  scepticisme  d'un  autre  âge.  Toutefois  ce  n'est 
point  assez  encore,  et,  dans  M.  Guizot  lui-même,  le  point  de 
vue  de  l'historien  se  rétrécit,  son  cœur  se  resserre  en  raison 
directe  de  l'invasion  du  rationalisme  dans  son  ouvrage.  Eu 
concentrant  sur  l'élément  politique  de  la  re'volution  tous  les 
rayons  dont  il  dispose ,  il  a  su  1  éclairer  d'une  nouvelle  et  écla- 
tante lumière.  Mais  que  d'autres  points  laissés  dans  l'ombre  ! 
Ne  cherchez  point  dans  ce  livre  de  quelle  source  profonde  a 
jailli  ce  torrent  religieux  qui  déborde  en  Ecosse,  envabit  l'An- 
gleterre ,  et  ne  s'en  retire  qu'après  avoir  fait  crouler  un  trône. 
Le  Covenant  passe  devant  vous  comme  un  ouragan.  Vous  voyez 
d'où  il  vient,  où  il  va.  Mais  la  cause  intime  qui  l'a  produit, 
mais  le  secret  de  son  implacable  et  irrésistible  puissance ,  M. 
Guizot  s'en  inquiète  peu.  Cette  cause,  cette  puissance,  appelez- 
les  fanatisme ,  si  bon  vous  semble  :  mais  ne  demandez  pas  à 
l'historien  ce  qui  distingue  ce  fanatisme  de  tant  d'autres ,  ce 
qu'il  y  avait  de  propre  au  calvinisme  et  au  seizième  siècle 
dans  cette  croisade  protestante,  comment  l'esprit  de  foi  (  désor- 
mais sans  règle  et  cnjièvrè ,  comme  disait  Montaigne ,  partons 
les  rêves  de  l'exaltation  individuelle  ) ,  se  déchaîna  en  utopies 
apocalyptiques  et  en  insurrections  populaires ,  comment  le  pu- 
ritanisme religieux  enfanta  et  nourrit  de  son  lait  le  puritanisme 
politique,  comment  enfin  le  principe  de  contradiction  né  avec 
la  réforme  et  caché  dans  ses  entrailles,  avait  armé  de  dogmes 
irréconciliables  et  de  haines  acharnées,  épiscopaux,  presby- 
tériens et  indépendans ,  pour  se  dévorer  les  uns  les  autres 
jusqu'à  extinction  de  toute  vie  religieuse  en  Angleterre. 

Tous  ces  débats  ne  sont  qu'en  surface  dans  l'œuvre  histori- 
que de  M.  Guizot.  11  n'est  pas  assez  croyant  pour  aller  ainsi  au 
fond  des  choses,  et  l'ai'minianisme ,  comme  les  autres  dogmes 
qui  soulevèrent  tant  de  tempêtes,  loin  que  l'auteur  en  appro- 
fondisse la  nature  et  la  portée,  se  laisse  à  peine  entrevoir  dans 
les  premiers  livres,  et  ne  se  grave  point  en  traits  fixes  et  du- 
rables dans  la  mémoire  du  lecteur. 

Dans  ces  premiers  livres  cependant ,  ce  ne  sont  pas  des  hom- 
mes, ce  sont  bien  des  principes  qui  agissent.  Ce  qui  préoccupe 
l'écrivain,   ce  n'est  pas   l'histoire  d'un  peuple,  mais  le  déve- 


(  5i    ) 

loppetnent  d'une  doctrine.  On  dirait  par  fois  qu'il  prend  au 
mot  ce  paradoxe  de  M.  De  Bonald ,  qu'en  pourrait  e'crire  l'his- 
toire sans  noms.  C'est  encore  là  un.  de'faut  de  le'cole  rationa- 
liste; elle  efface  trop  les  hommes  en  faveur  des  ide'es ,  les  peu- 
pies  en  faveur  de  l'humanité'.  Ouvrez  {'Histoire  de  la  révolution 
(l 'Angleterre  ,  et  dites  si  le  caractère  national  de  cette  révo- 
lution en  ressort  nettement,  si  vous  voyez  ce  qui  fait  qu'elle 
est  anglaise,  profonde'ment  anglaise.  11  y  a  eu  des  sectaires  et 
îles  princes  absolus  en  Allemagne.  D'où  vient  que  ces  princes 
èjt  ces  sectaires  se  sont  accorde's,  et  que  l'Allemagne  protes- 
tante n'a  pas  eu  sa  re'volution  politique  ?  Voilà  ce  que  M.  Gui- 
zot  aurait  mis  en  relief ,  s'il  n'e'tait  avant  tout  un  doctri- 
naire, qui  voit  la  re'volution  d'Angleterre  à  travers  la  nôtre, 
hien  qu'il  ait  proclame'  ailleurs  que  les  the'ories  ont  l'ait  la  se- 
conde, et  que  les  faits  dominent  et  ont  maîtrise'  la  première. 
Qu'il  nous  soit  permis  de  le  redire,  dans  la  pense'e  de  cette 
école,  quelque  modifie'e  qu'elle  soit  par  l'e'clectisme ,  la  the'o- 
logie,  le  mysticisme,  la  nationalité',  sont  choses  re'elles  sans 
doute,  mais  secondaires  :  ce  qui  importe,  c'est  le  côte'  ration- 
nel de  l'histoire,  ce  sont  les  formules  et  les  idées. 

Aussi,  qu'un  grand  caractère  soit  rebelle  à  la  doctrine  que 
M.  Guizot  met  en  scène,  il  ne  sait  plus  nous  le  faire  compren- 
dre. Voyez  Strafford.  L'historien  lui  rend  assurément  plus  de 
justice  que  des  e'trangers  célèbres ,  MM.  Hallam,  Godwin, 
iiingard.  Mais  cette  grande  figure  historique  n'en  est  pas  moins 
incomplète  dans  son  tableau  des  premières  anne'es  du  règne 
de  Charles.  Il  le  nomme  en  passant  dans  une  revue  parlemen- 
taire, lui  emprunte  plus  bas  une  phrase  vigoureuse,  puis, 
tout  à  coup,  sans  explication,  le  jette  des  rangs  de  l'opposi- 
tion dans  le  conseil,  donne  une  page  à  son  administration 
d/Irlande,  n'en  parle  plus  que  pour  rappeler  en  les  isolant 
quelques  traits  hautains,  des  paroles  violentes  ou  passionne'es, 
puis  enfin  nous  le  montre  dans  son  immortel  procès,  seul  pen- 
dant dix-huit  jours  en  face  de  treize  accusateurs ,  force  de  ré- 
pondre à  l'improviste  à  des  faits  envenimes  avec  art,  à  des 
questions  longuement  pre'me'dite'es ,  opposant  tant  d'éloquence 

::ix    de'clamations    de    ses    ennemis  ,     tant   de   présence   d'es- 
prit, tant  de  raison  à  leurs  sophismes,  une  grâce  si  touchante 

i   leurs  grossièretés ,  une  modération  si  accablante  à  leurs  in- 
jures, qu'on  se  demande  si  c'est  bien  le  même  homme,  si  celte 

nie  qui   nous  apparaît  si  noble  et  si  tendre  est  bien  celle  de 
ce   ministre  despote,   emporte,   aveugle  même,  et  qui  pour- 
,  ;ii   va  mourir  tout  a  L'heure  avec  la  sérénité  il  un  martyr. 
D'ailleurs,    si  M.  Guizot  peint  les   hommes   tels  qu'il  les  a 


(   52   ) 

vus,  il  ne  les  voit  pas  toujours  tels  qu'ils  sont.  Une  sympathie 
manifeste  le  ramène  sans  cesse  au  mouvement  populaire  ;  en- 
core tliscourt-il  parfois  sur  les  hommes  et  sur  les  choses,  au 
lieu  de  les  faire  mouvoir  sous  l'œil  du  lecteur.  M.  Guizot  a  un 
faible  décide'  pour  le  portrait,  et  vraiment  il  y  excelle  ;  ce 
n'est  point  ainsi  toutefois  qu'on  voudrait  faire  connaissance 
avec  les  partis,  avec  leurs  chefs,  avec  des  hommes  tels  que 
Pym  et  Hampden.  Le  Roi  seul  et  Cromwell  font  exception  ; 
nous  l'avons  vu.  Mais  ailleurs  aussi  il  y  avait  du  mouvement 
et  même  de  la  vie.  Ne  point  le  taire  ne  suffît  pas ,  il  faut  nous 
rendre  le  mouvement  royaliste  ,  il  faut  Je  peindre,  ou  vous  ne 
dites  pas  toute  la  ve'ritë  :  la  réalité  historique  n'est  que  partielle. 

Quoiqu'on  ait  dit  à  la  louange  de  M.  Guizot,  le  côté  poéti- 
que  des  caractères  le  frappe  en  général  fort  peu.  La  prodigieuse 
activité'  de  la  Reine  parmi  de  tels  revers  lui  échappe  presque. 
Il  ne  dit  mot  de  ces  quatre  lords ,  Richmond ,  Hertforth , 
Lindesay ,  Southampton ,  qui ,  lorsque  Charles  est  devant  ses 
bourreaux,  se  rappellent  qu'ils  ont  été  ses  ministres,  confes- 
sent lui  avoir  conseillé  tout  ce  qu'il  a  fait,  et  offrent  leur  tête 
pour  sauver  la  sienne.  Montrose  enfin,  un  de  ces  hommes, 
dit  le  cardinal  de  Retz ,  qu'on  ne  retrouve  plus  que  dans  Plu- 
tarqùe,  nous  est  à  peine  montré  par  M.  Guizot.  Ainsi  n'a  point 
fait  l'auteur  de  Wawerley,  ni  M.  de  Barante  dans  les  entraînans 
Mémoires  de  madame  de  la  Rochejacquelein.  Tous  deux  com- 
prennent le  dévouement,  royaliste ,  et  le  font  comprendre;  ils 
font  plus,  ils  le  font  aimer. 

De  semblables  pages  manquent  trop  à  M.  Guizot,  et  pour- 
tant l'homme  qui  se  dévoue  ne  doit  point  passer  inaperçu  :  il 
est  toujours  digne  de  l'histoire,  car  il  fait  honneur  à  l'huma- 
nité. Pour  nous  un  profond  saisissement  nous  attire  vers  tous 
ces  courtisans  d'une  royauté  défaillante  ou  proscrite,  Hyde, 
Capel,  Falkland,  soldats  dévoués,  conseillers  sincèx'es  qu'on 
n'a  pas  vus  à  White-hall  aux  jours  d'imprudence,  et  d 'erreur , 
mais  qu'on  trouve  a  Oxford  dès  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  se  faire 
tuer  pour  une  noble  cause  (car,  si  la  cause  des  abus  était  sans 
excuse,  celle  de  la  royauté  était  sainte).  Ceux-là  aussi  avaient 
aimé,  avaient  défendu  la  liberté;  ils  l'aimaient  encore  :  mais 
ils  la  voulaient  pure  du  sang  de  Strafford,  dans  lequel  Hamp- 
den lui-même  avait  mis  la  main.  Ils  la  voulaient  pleine  d'or- 
dre et  d'harmonie,  monarchique  pour  qu'elle  fût  chère  au 
Roi,  armée  de  garanties  pour  qu'elle  lut  secourahle  aux  peu- 
ples, tolérante  avant  tout  et  conciliante,  dégagée  enfin  de 
I enthousiasme  bilieux  des  indépendans  et  des  passions  sèches 
et  haineuses  des  pieshvtériens, 


(  53  ) 

Il  est  amer  de  le  dire  :  le  sang  de  ces  loyaux  serviteurs 
coula  en  vain.  Mais  nous  eussions  aime'  vivre  avec  de  tels 
hommes ,  assister  à  leurs  pe'rils ,  rendre  leurs  noms  sacre's  à 
nos  ge'ne'rations  e'nerve'es  ;  car  rien  ne  soutient  dans  les  luttes 
civiles,  rien  ne  calme ,  rien  ne  fortifie,  rien  ne  cause  une  foi 
sainte ,  inépuisable ,  comme  de  tels  exemples ,  et  dans  de  mau- 
vais jours,  nous  envierions  de  pareilles  morts. 

(  Le  Correspondant  y  n°  26,  tome  II,  ) 


HISTOIRE    DES   ORDRES   MONASTIQUES,    ETC., 

Par  le  P.  Hélyot.  Nouvelle  édition  ,  publiée  par  M.  le  baron 
de  Roujoux. 

Une  des  plus  utiles  entreprises  de  librairie  qu'on  ait  peut- 
être  conçu  depuis  long-temps ,  vient  de  recevoir  un  commen- 
cement de  publication  :  c'est  la  réimpression  de  l'histoire  des 
Ordres  monastiques  ,  par  le  P.  Hélyot ,  enrichie  de  plus  de 
800  figures,  représentant  les  costumes  de  ces  différens  ordres 
tant  religieux  que  militaires. 

Parmi  les  merveilles  qu'a  produites  le  christianisme ,  il  n'est 
rien  qui  présente  un  spectacle  à  la  fois  plus  sublime  et  plus 
touchant  que  l'institution  des  ordres  monastiques,  leur  gouver- 
nement intérieur  ,  leurs  travaux  ,  leurs  accroissemens  ,  l'in- 
fluence qu'ils  ont  exercée  sur  les  sociétés  chrétiennes ,  les  ré- 
volutions diverses  que  la  suite  des  siècles  leur  a  fait  éprouver. 

Des  chrétiens  qui  voulaient  mener  une  vie  plus  parfaite  con- 
çurent et  exécutèrent  d'abord  le  dessein  de  se  séparer  des  hom- 
mes, afin  de  rendre  plus  intime  leur  société  avec  Dieu.  Ainsi 
se  peuplèrent  de  solitaires  les  déserts  de  l'Orient ,  et  particu- 
lièrement ceux  de  la  Thébaïde  ,  quelques  uns  de  ces  saints  per- 
sonnages ,  et  ceux-là  mêmes  qui  étaient  le  plus  avancés  dans 
les  perfections  de  cette  vie  contemplative,  reconnurent  bientôt 
que,  parmi  leurs  imitateurs,  il  en  était  un  grand  nombre  dont 
les  forces  de  corps  et  d'esprit  n'égalaient  pas  la  piété  et  le  zèle  , 
et  qui  se  trouvaient  ainsi  hors  d'état  de  supporter- long-temps 
cette  solitude  et  ces  austérités.  Afin  de  les  maintenir  dans  ht 
résolution  qu'ils  avaient  prise  de  se  séparer  du  momie,  ces  pa- 
triarches du  désert  conçurent  la  pensée  d'adoucir  ce  que  celle 
séparation  pouvait  avoir  de  trop  rude  en  réunissant  plusieurs 
de  ces  solitaires  dans  une  môme  habitation,  oit  ils  se  livraient 


(  54   ) 

en  commun  an  travail ,  à  la  prière,  à  toutes  les  pratiques  d'une 
vie  e'vangélique.  Ainsi  commencèrent  les  e'tablissemens  des  re- 
ligieux ce'nobites ,  qui  de  l'Egypte  se  répandirent  dans  tout  le 
monde  chre'tien,  se  multipliant  à  mesure  que  de  nouveaux  peu- 
ples étaient  conquis  au  christianisme;  et,  qui,  place's ,  pour 
ainsi  parler,  entre  le  monde  et  la  solitude,  purent  se  livrer 
aux  œuvres  d'une  charité'  plus  active  envers  le  prochain ,  sans 
perdre  aucun  des  fruits  de  cette  vie  contemplative ,  principal 
objet  de  leur  vocation.  On  vit  donc,  chez  ces  peuples  nouvel- 
lement chre'tiens  et  la  plupart  encore  plonge's  dans  la  barbarie, 
les  moines  se  faisant  tout-à-coup  laboureurs ,  artisans ,  mécani- 
ciens, architectes,  peintres,  sculpteurs,  etc.,  introduire  par- 
tout où  ils  formaient  un  nouvel  établissement,  les  arts  utiles 
et  agréables,  qui,  améliorant  la  situation  des  hommes,  con- 
tribuent si  efficacement  à  adoucir  leurs  mœurs  ;  et  en  même 
temps  que  ces  hommes  apostoliques  rendaient  l'existence  de 
leurs  néophytes  plus  heureuse  et  moins  précaire ,  on  les  voyait 
travailler  avec  encore  plus  d'ardeur  à  développer  leur  intelli- 
gence, ouvrant  de  toutes  parts  des  écoles,  où.  ils  enseignaient 
à  la  fois  et  les  lettres  profanes ,  dans  lesquelles  ils  se  montrè- 
rent constamment  plus  habiles  qu'aucun  de  leurs  contempo- 
rains, et  la  science  de  la  religion,  qui  de  tout  temps  compta 
parmi  eux  ses  plus  doctes  interprètes.  Ainsi  l'on  peut  dire  que 
l'histoire  des  ordres  monastiques  est  ,  spécialement  pour  les 
peuples  de  l'Europe  moderne ,,  l'histoire  même  de  leur  civi- 
lisation. 

Telle  a  été,  dans  l'Eglise,  leur  importance  et  leur  utilité, 
qu'il  n'est  presque  pas  d'historiens  ecclésiastiques  et  de  théo- 
logiens qui  ne  se  soient  plus  ou  moins  étendus  sur  leurs  origines 
et  leurs  fondations  :  quelques  écrivains  profanes  en  ont  égale- 
ment fait  l'objet  de  leurs  travaux  et  de  leurs  recherches  ;  et 
plusieurs  ont  entrepris  le  travail  plus  considérable  d'en  écrire 
1  histoire. 

Il  était  impossible  que  ceux  qui ,  les  premiers  conçurent  le 
projet  de  rassembler  les  matériaux  d'une  semblable  histoire , 
immense  dans  ses  détails,  souvent  obscure  dans  ses  antiquités, 
et  dont  les  élémens  étaient  dispersés  dans  presque  tous  les 
écrits  qui  traitent  de  matières  religieuses  ,  pussent  faire  autre 
chose  qu'un  travail  fautif,  incomplet,  et  dont  ils  devaient  lé- 
guer la  continuation  et  le  perfectionnement  aux  écrivains  la- 
borieux qui  voudraient  accepter  un  semblable  he'ritage.  C'est 
en  effet  ce  qui  est  arrivé  à  Middendorp,  puis  à  Paul  Morigia , 
auquel  succéda  Sylvestre  Marule;  après  celui-ci  vinrent  Paul 
Crcscen/c,  Annibal  Canule ,  Louis  Beurier,  Etienne  Binet,  Dod- 


(  55  ) 

well ,  Dngdoll,  le  chevalier  Marsham,  etc.  ;  enfin  le  P.  He'lvot, 
qui ,  rassemblant  tous  ces  tre'sors  cl  érudition  amassés  avant  lui , 
et  y  ajoutant  ce  que  son  zèle,  sa  patience  et  son  excellent  dis- 
cernement purent  lui  l'aire  découvrir  et  vérifier  de  faits  échap- 
pés aux  investigations  de  ses  devanciers ,  eut  la  gloire ,  après 
vingt-cinq  ans  de  veilles  assidues ,  de  mettre  la  dernière  main 
à  ce  grand  monument. 

Et  en  effet,  pour  l'exactitude  et  l'abondance  des  faits,  pour 
l'ordre  et  la  clarté  dans  leur  classification ,  son  ouvrage  l'em- 
porte sans  comparaison  sur  tout  ce  qu'ont  publié  ceux  qui  l'ont 
précédé  :  son  style,  sans  être  élégant,  a  de  la  douceur,  de  la 
naïveté,  et  ce  charme  que  fait  éprouver  tout  écrivain  qui  a 
foi  en  ce  qu'il  dit.  La  lecture  de  la  vie  des  Saints,  qui  fait  les 
délices  de  tant  de  personnes  pieuses,  n'a  pas  plus  d'agrément 
que  celle  des  ordres  monastiques ,  et  est  sans  doute  moins  fé- 
conde en  aperçus  intéressans  pour  lhistoire  des  temps  moder- 
nes ,  et  particulièrement  de  ceux  qu'on  appelle  le  moyen  âge. 

Tel  est  l'ouvrage  dont  on  s'est  proposé  de  donner  une  nou- 
velle édition  dans  le  format  plus  agréable  de  l'in-8  ,  les  deux 
éditions  qui  en  ont  été  publiées  à  d'assez  longs  intervalles 
l'ayant  été  dans  le  format  in-4°. 

Cette  publication  présentait  deux  problêmes  à  résoudre.  Il 
y  a  du  charme,  nous  venons  de  le  dire,  dans  la  lecture  de 
l'ouvrage  du  P.  Hélyot,  et  nous  en  avons  trouvé  la  cause  dans 
la  naïveté  du  style  et  dans  la  candeur  de  l'écrivain.  Toutefois 
on  ne  peut  disconvenir  que  cette  naïveté  ne  dégénère  quelque- 
fois en  une  trop  grande  simplicité ,  que  la  phrase  n'y  soit  sou- 
vent négligée  et  d'une  diffusion  qui  la  rend  lourde,  commune, 
embarrassée ,  enfin  qu'il  n'y  ait  dans  ce  livre  beaucoup  trop  de 
ces  défauts  de  nos  vieux  auteurs ,  qui  blessent  les  oreilles  un 
peu  dédaigneuses  des  lecteurs  de  nos  jours.  M.  le  baron  de 
Roujoux ,  aidé  des  conseils  de  plusieurs  ecclésiastiques ,  s'est 
chargé  de  faire  disparaître  ces  défauts  d'un  aussi  excellent  li- 
vre. L'auteur  de  la  traduction  de  l'histoire  d'Angleterre  de  Lin- 
gard  a  sans  doute  dans  sa  manière  d'écrire ,  tout  ce  qu'il  faut 
pour  y  réussir. 

Il  a  fait  plus,  et  c'est,  selon  nous,  une  des  idées  les  plus 
heureuses  qu'il  fut  possible  de  concevoir  et  de  mettre  en  œu- 
vre pour  établir  la  supériorité,  et  par  conséquent  le  succès  de 
cette  nouvelle  édition  :  on  reprochait  au  P.  Hélyot  des  digres- 
sions quelquefois  fatigantes ,  et  qui ,  jetées  trop  souvent  au  mi- 
lieu de  ses  récits,  en  interrompaient  la  suite  ,  et  y  répandaient 
de  l'obscurité;  plusieurs  même  pensaient  qu'il  était  convena- 
ble de  ne  pas  le  réimprimer  sans  en  retrancher  ce  qu'ils  ap- 


(  56  ) 

pelaient  des  longueurs  et  des  superfluite's.  M.  de  Roujoux  en 
a  autrement  juge';  un  examen  attentiflui  a  fait  reconnaître  que 
ces  longueurs  n'étaient  autre  chose  que  les  pièces  originales , 
les  documens  historiques  et  autres  témoignages  que  l'auteur 
apporte  à  l'appui  de  ses  re'cits ,  qu'il  a  seulement  ignoré  l'heu- 
reux artifice ,  si  souvent  employé'  de  nos  jours ,  de  les  rejeter 
dans  des  notes  (et  en  effet  il  n'y  a  pas  une  seule  note  dans  tout 
l'ouvrage),  et  qu'en  faisant  pour  lui  ce  travail  qui  est  indique' 
presque  à  chaque  page  du  livre ,  on  y  répandrait ,  comme  par 
enchantement ,  ce  qui  y  manque  quelquefois ,  la  clarté  et  la 
rapidité.  C'est  ce  qu'il  a  fait,  dès  cette  première  livraison,  et 
avec  heauconp  de  succès.  Ainsi  il  n'y  aura  pas  une  seule  ligne 
de  retranchée  dans  tout  l'ouvrage  ;  et ,  grâce  à  ces  notes ,  le 
texte  y  paraîtra  ahrégé  de  plus  d'un  tiers ,  dont  il  était  comme 
surchargé.  C'est  ainsi  que  la  première  difficulté  a  été  résolue. 

La  seconde  difficulté  consistait  dans  la  reproduction  d'un 
aussi  grand  nombre  de  costumes  d'ordres  monastiques ,  opéra- 
tion dont  le  résultat  devait  êti*e ,  ou  une  avance  de  fonds  con- 
sidérable et  périlleuse ,  si  l'on  voulait  donner  de  bonnes  gra- 
vures ,  ou  des  images  médiocres  et  même  rebutantes  à  l'œil , 
si  l'on  cherchait  à  ménager  la  dépense.  C'est  le  célèbre  auteur 
du  Musée  des  antiques ,  M.  Bouillon ,  qui  s'est  chargé  de  la 
résoudre. 

Il  dessine  lui-même ,  et  fait  graver  à  l'eau  forte ,  sous  sa  di- 
rection ,  les  huit  cents  figures  dont  se  compose  cette  rare  col- 
lection. Le  plus  grand  nombre  de  ces  dessins  est  achevé  ;  nous 
les  avons  vus ,  et  nous  ne  craignons  pas  de  dire  que  ce  sont 
autant  de  petits  chefs-d'œuvre  de  dessin,  de  goût,  de  senti- 
ment. C'est  la  première  fois  que  l'on  aura  su  donner  une  juste 
idée  de  cette  variété  prodigieuse  des  costumes  monastiques , 
religieux  et  militaires ,  presque  tous  remarquables  par  leur  no- 
blesse, leur  élégance,  leur  richesse  ou  leur  simplicité;  l'ou- 
vrage du  P.  Hélyot,  monument  de  la  science  la  plus  étendue 
et  la  plus  profonde ,  deviendra  ainsi  un  monument  précieux 
des  arts  du  dessin.  Voilà  bien  des  raisons  pour  recommander 
cet  ouvrage  à  nos  lecteurs  :  c'en  est  une  de  plus  que  la  modi- 
cité de  son  prix,  qui  le  met  à  la  portée  des  fortunes  les  plus 
médiocres. 

(  Le  Correspondant,  n°  27 ,  tome  II.  ) 


(  57  ) 


X.ZS    riAKTCÉS  , 

Histoire  milanaise,  du  X.VIIa  siècle ,  par  M.  Alex.  Manzoni  (i); 
traduction  de  M.  Rey  Dussueil.  Deuxième  édition. 

Cet  article  ne  rend  pas  compte  d'un  livre  nouveau  :  il  y  a 
déjà  plusieurs  anne'es  que  les  Fiancés  ont  paru  ;  mais  c'est 
toujours  le  moment  de  parler  d'un  ouvrage  inte'ressant ,  que 
son  titre  de  roman  a  peut-être  empêché  dêtre  lu  d'un  grand 
nombre  de  personnes.  N'est-ce  pas  rendre  service  à  ces  per- 
sonnes que  de  leur  prouver  qu'elles  trouveront  dans  les  Fian- 
cés une  lecture  à  la  fois  agréable  et  utile,  riche  en  scènes  du 
plus  touchant  intérêt,  et  en  leçons  d'une  morale  vraiment 
chre'tienne  ?  C'est  là  une  bonne  fortune  qui  ne  se  rencontre  pas 
assez  souvent  pour  ne  pas  en  faire  jouir  tous  ceux  à  qui  elle 
peut  être  offerte.  Peut-être  aussi ,  en  lisant  les  Fiancés ,  quel- 
ques-uns de  nos  jeunes  e'crivains  n'apprendront  pas  sans  profit 
qu'on  peut,  même  dans  un  roman,  intéresser  au  suprême  de- 
gré en  respectant  les  lois  de  la  décence  et  de  la  religion ,  ou 
même  en  plaçant  dans  la  religion  et  les  mœurs  tout  le  secret  de 
son  art. 

Ce  qui  frappe  d'abord  dans  le  roman  de  Manzoni,  c'est  la 
manière  dont  il  fait  ressortir  les  circonstances  historiques  au 
milieu  desquelles  il  a  placé  ses  personnages ,  ainsi  que  les  mœurs 
sociales  sous  l'influence  desquelles  leurs  diverses  caractères  se 
développent.  «  Sir  Walter  Scott,  dit  très-bien  le  traducteur  des 
»  Fiancés ,  passe  par  l'histoire  pour  »  arriver  au  roman;  c'est 
par  le  roman  que  «  M.  Manzoni  arrive  à  l'histoire.  »  En  effet, 
le  romancier  écossais  s'attache  à  dépeindre  une  époque  histo- 
rique; son  plan  arrêté,  il  y  jette  une  intrigue.  L'auteur  italien 
imagine  d'abord  sa  fiction ,  et  fait  choix  de  l'époque  la  plus 
favorable  à  ses  développemens.  De  cette  manière  différente 
d'envisager  leur  sujet,  naît,  chez  ces  deux  écrivains,  un  eni- 


(i)  Alexandre  Manzoni,  petit-fils  de Beccaria par  sa  mère,  est  l'homme 
le  plus  remarquable  de  l'Italie  contemporaine.  Goethe  fait  profession  d'ad- 
mirer ses  tragédies  ,  et  le  reconnaît  comme  le  plus  grand  lyrique  et  le 
meilleur  prosateur  de  ce  pays.  Manzoni  a  été  ramené  au  catholicisme 
par  sa  femme  ,  née  protestante.  On  assure  qu'il  a  traduit  en  italien 
\  Essai  sur  l'indifférence  en  matière  de  religion. 

II.  8 


(  58) 

ploi  nécessairement  différent  des  qnalite's  qui  leur  sont  com- 
munes ,  et,  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  tous  les  deux 
excellent  clans  le  dialogue  ;  mais  Walter  Scott  s'en  sert  le  plus 
souvent  dans  la  peinture  des  mœurs  et  dans  ses  scènes  histo- 

/riqiïes.  M.  Manzoni  au  contraire  consacre  le  re'cit  a  l'histoire 
et  re'serve  toujours  le  dialogue  au  roman. 

Une  discussion  approfondie  sur  ces  deux  romanciers  serait 
d'autant  plus  de'place'e  ici,  qu'elle  se  lie  à  d'autres  questions 
de  haute  critique  litte'raire  que  ce  n'est  pas  le  moment  de 
traiter.  Il  suffit  donc  d'avoir  signale'  le  point  de  vue  particulier 
dans  lequel  chacun  d'eux  s'est  renferme',  et  nous  allons  suivre 
M.  Manzoni  dans  le  développement  des  divers  caractères  qu'il 
nous  présente,  dans  leurs  rapports  avec  les  mœurs  sociales  de 
l'e'poque  où  il  s'est  transporte'. 

Soumis  à  la  domination  espagnole,  gouverne's  par  des  chefs 
étrangers  qui  se  reposaient  des  soins  de  l'administration  sur  des 
magistrats  auxquels  ils  transmettaient ,  de  loin  en  loin,  des  or- 
donnances presque  toujours  intempestives  ou  impuissantes ,  les 
peuples  des  états  milanais  se  trouvaient  presque  sans  de'fense 
contre  la  tyrannie  arbitraire  de  seigneurs  corrompus,  et  con- 
tre les  audacieuses  entreprises  de  brigands  qui  de'solaient  la 
contrée  sous  le  nom  de  Bravi.  On  conçoit  encore  que  les  po- 
destats des  divers  territoires ,  les  hommes  de  loi ,  et ,  ge'ne'ra- 
lement,  tous  les  individus  que  leurs  fonctions  rangeaient  im- 
me'diatement  au-dessus  du  peuple  et  sous  la  de'pendance  des 
prépotenti,  e'taient  merveilleusement  dispose's  à  servir  d'instru- 
mens  subalternes  au  despotisme  seigneurial.  Il  ne  restait  à  la 
niasse,  ainsi  asservie,  que  deux  ressources,  celle  de  sa  propre 
force  dont  elle  menaçait  de  se  servir  dans  le  premier  moment 
d'effervescence  ;  et  l'appui  beaucoup  plus  sûr  du  cierge'  et  des 
corps  religieux  dont  les  seigneurs  eux-mêmes  respectaient  le 
caractère  et  les  vertus,  mais  dont  ils  redoutaient  l'influence. 

L'ordre  des  Capucins  ilorissait  alors  dans  cette  partie  de  l'I- 
talie. Plusieurs  religieux  qui  en  faisaient  partie ,  n'étaient  pas 
toujours  reste's  étrangers  au  monde.  Us  savaient  encore ,  quand 
leur  devoir  les  y  rappelait  momentane'ment ,  en  prendre  le  lan- 
gage et  les  manières.  Ils  entraient  avec  la  même  aisance  sous 
le  toit  du  paysan ,  et  dans  le  château  du  prépotenti.  Partout 
ils  e'taient  accueillis  ;  ici  avec  cordialité ,  là  avec  des  e'gards 
commande's  par  la  politique.  Les  classes  inférieures  imitaient 
plus  volontiers  les  vertus  de  leurs  bienfaiteurs ,  que  les  vices 
de  ceux  qui  les  opprimaient.  En  voulant  représenter  la  faible 
humanité  dans  une  de  ces  situations  où  elle  se  trouve  aux  pri- 
ses avec  les  grandes  infortunes  de  la  vie  ,  M.  Manzoni  n'a  donc 


(  fa  ) 

point  choisi  cette  e'poque  au  hasard;  et  cette  combinaison  par 
laquelle  il  fait  mouvoir  le  ressort  religieux  en  opposition  avec 
les  passions  les  plus  violentes,  annonce  quil  a  creuse'  profon- 
tle'ment  dans  la  nature  humaine.  Il  prend  fantaisie  à  un  homme 
sacrilège  de  ravir  une  jeune  fille  à  sa  mère  et ù  son  futur  époux; 
tous  les  moyens  humains  sont  mis  en  œuvre  pour  consommer 
ce  projet;  il  doit  re'ussir.  Mais  il  y  aune  chose  à  laquelle  l'homme 
du  crime  n'a  pas  songe'  :  la  religion  s'avance  avec  ses  grands 
caractères  de  charité'  et  de  justice  ,  et,  s'interposant  entre  lui 
et  sa  victime,  lui  dit  :  Voilà  la  limite  de  ta  puissance;  tu  n'i- 
ras pas  plus  loin  ! 

Dans  le  voisinage  du  hameau  des  deux  fiancées  ,  e'tait  situe 
le  château  d'un  de  ces  prépotentf,  le  seigneur  don  Rodrigo.  De 
la  hauteur  de  ce  repaire,  cet  homme  abominahle,  promenait 
un  œil  avide  sur  toute  la  contrée. 

Ceux  qui  n'ont  pas  encore  lu  les  Fiances  liront  cet  ouvrage , 
et  sauront  que  don  Rodrigo  a  re'solu  d'enlever  Lucia  ,  fianece 
de  Renzo.  Mais  intervient  le  R.  P.  Cristoforo,  Capucin  et  con- 
fesseur de  la  jeune  fille  :  Homme  intrépide ,  il  avait  passe 
toute  sa  jeunesse  dans  le  monde,  maître  dune  grande  fortune, 
et  plus  d'une  fois  il  avait  eu  l'occasion  de  re'duire  au  silence 
les  grands  seigneurs  qui  se  servaient  de  leur  pouvoir  pour  mo- 
lester le  pauvre  peuple.  Maintenant  cette  âme  si  hautaine  et  si 
fière ,  e'tait  courbée  sous  le  joug  de  la  pe'nitence  et  de  la  mor- 
tification; son  œil,  plein  d'audace  et  de  feu,  s  était  baisse' vers 
la  terre.  Toutefois,  quand  il  s'agissait  de  repousser  l'injustice, 
son  ancien  caractère  se  re'veillait ,  et  alors  il  se  faisait  un  sin- 
gulier mélange  d'allures  militaires  et  de  mœurs  religieuses. 
Une  corde  autour  du  corps  ,  couvert  du  capuchon  ,  la  croix 
sur  la  poitrine  ,  il  se  présentait  à  travers  les  pe'rils  avec  des 
paroles  prophe'tiques  de  condamnation  ou  de  misc'ricorde. 

Cristoforo  se  transporte  dans  le  château  de  don  Rodrigo, 
et  tâche  d'abord  de  le  ramener  à  de  meilleurs  sentimens ,  en 
lui  inspirant  de  la  compassion  pour  ses  victimes. 

«  Eh  bien!  dit  D.  Rodrigo,  puisque  vous  croyez  que  je  puis 
faire  beaucoup  pour  celte  personne  ,  puisque  cette  personne 
vous  tient  tant  au  cœur,  conseillez-lui  de  se  venir  mettre  sous 
ma  protection.  Il  ne  lui  manquera  rien,  et  personne  n'osera 
1  inquiéter,  ou  je  suis  indigne  d'être  chevalier. 

«  L'indignation  du  frère,  réprime'e  à  grande  peine ,  éclata  il 
cette  réponse.  Tous  ses  beaux  projets  de  prudence  et  de  pa- 
tience s'évanouirent.  Le  vieil  homme  se  trouva  d'accord  avec 
le  nouveau,  et  dans  de  telles  circonstances,  Fra  Cristoforo  en 


(  6o  ) 

valait  assurément  deux.  «  Votre  protection  !  s'écria-til,  »  recu- 
lant de  deux  pas ,  se  posant  fièrement  sur  le  pied  droit ,  met- 
tant la  main  droite  sur  la  hanche ,  levant  la  gauche  avec  l'inr 
dex  tendu  vers  D.  Rodrigo ,  et  lui  plantant  sur  la  face  deux 
yeux  enflammes;  «  votre  protection!  il  est  heureux  que  vous 
ayez  parlé  ainsi ,  que  vous  m'ayez  fait  une  telle  proposition. 
Vous  avez  comhlé  la  mesure,  et  je  ne  vous  crains  plus.  — 
Comment  parles-tu,  frère?  —  Je  parle  comme  on  parle  à 
qui  est  abandonné  de  Dieu,  à  qui  ne  peut  plus  faire  peur. 
Votre  protection  !  Je  savais  Lien  que  cette  innocente  était  sous 
la  protection  de  Dieu  ;  mais  vous  me  le  faites  sentir  mainte- 
nant avec  tant  de  certitude  que  je  n'ai  plus  besoin  de  ména- 
gemens  pour  vous  en  parler.  Lucia,  dis-je;  c'est  de  Lucia  que 
je  parle.  Voyez  comme  je  prononce  ce  nom ,  la  tête  haute 
et  les  yeux  immobiles.  —  Comment,  dans  ma  maison...!  — 
J'ai  pitié  de  celte  maison  ;  la  malédiction  de  Dieu  y  plane  et 
s'y  appesantit.  Pensez-vous  que  la  justice  divine  reculera  de- 
vant quatre  pierres  et  quatre  brigands  armés  ?  Vous  avez  cru 
que  Dieu  avait  fait  une  créature  à  son  image  pour  vous  don- 
ner le  plaisir  de  la  tourmenter  !  Vous  avez  cru  que  Dieu  ne 
saurait  pas  la  défendre!  Vous  avez  dédaigné  ses  avertissemens  ; 
vous  vous  êtes  jugé.  Le  cœur  de  Pharaon  était  endurci  comme 
le  vôtre  ,  et  Dieu  a  su  le  briser.  Lucia  est  a  l'abri  de  votre 
puissance  :  c'est  moi  qui  vous  le  dis ,  moi ,  pauvre  frère.  Et 
quant  à  vous ,  écoutez  bien  ce  que  je  vous  prédis  :  un  jour 
viendra...  » 

Quand  Rodrigo  entendit  la  prédiction  tonner  sur  sa  tête , 
une  secrète  et  mvstérieuse  épouvante  se  joignit  à  sa  colère  ; 
il  interrompit  le  frère  et  le  renvoya. 

Après  celte  entrevue,  ces  deux  hommes  se  trouvent  encore 
une  fois  en  présence  l'un  de  l'autre.  Mais  quelle  différence  de 
situation!  la  terrible  prédiction  du  religieux  s'était  accomplie. 
Une  main  divine  s'était  appesantie  sur  le  coupable  ;  Rodrigo 
était  attaqué  de  la  peste;  étendu  sans  connaissance  dans  une 
cabane  du  lazareth  de  Milan,  il  touchait  à  son  heure  suprême. 
Un  frère  Capucin  l'assistait  dans  ces  derniers  momens;  c'était 
Cristoforo;  mais  il  meurt  impénitent,  et  son  dernier  soupir 
est  recueilli  par  celui  dont  les  dernières  paroles  avaient  été  : 
un  jour  Tiendra! 

Nous  savons  déjà  que  le  P.  Cristoforo  n'avait  pas  toujours 
été  dans  les  ordres.  Ce  n'était  même  que  depuis  son  entrée  au 
couvent  qu'il  avait  pris  le  nom  que  nous  lui  connaissons  :  il 
se  nommait  Ludovico.  Fils  d'un  honnête  marchand  que  le  coin- 


(  61  ) 

merce  avait  enrichi ,  son  humeur  impe'tueuse  et  la  générosité 
de  son  caractère  l'avaient  porte'  à  se  constituer  le  protecteur 
des  opprime's.  Un  ancien  commis  de  son  père  ayant  nom  Cris- 
toforo, père  de  huit  enfans ,  rivait  de  ses  libéralités  et  l'ac- 
compagnait dans  ses  expéditions  en  qualité'  de  majordome. 
Dans  une  rencontre  qu'il  eut  avec  un  gentilhomme  qui  le  pro- 
voqua, Ludovico  eut  la  douleur  de  voir  son  fidèle  e'cuyer 
tomber  sous  le  fer  de  son  adversaire.  Il  ne  put  retenir  sa  fu- 
reur et  il  plongea  son  e'pe'e  clans  le  corps  de  l'agresseur.  Blesse' 
lui-même,  il  fut  transporte'  dans  le  couvent  des  Capucins  voi- 
sin du  lieu  où  s'e'tait  livre'  le  combat.  On  sait  que  les  maisons 
religieuses  étaient  dans  ce  temps  un  asile  inviolable.  Cet  évé- 
nement fut  pour  Ludovico  une  révélation  de  sentimens  incon- 
nus ;  il  se  consacra  à  la  vie  du  cloître.  Il  laissa  tous  ses  biens 
à  la  veuve  et  aux  enfans  de  son  majordome  ,  et ,  pour  se  rap- 
peler éternellement  sa  faute ,  il  prit  le  nom  de  lia  Cristoforo. 
Après  sa  guérison ,  ses  supérieurs  lui  ordonnèrent  d'aller  faire 
son  noviciat  au  couvent  de  ***.  Mais  avant  de  partir,  il  obtint 
la  permission  d'aller  demander  pardon  au  père  et  à  la  famille 
du  gentilhomme  qu'il  avait  tué.  Ce  père  que  ce  meurtre  avait 
irrité,  consentit,  fixa  l'heure,  et  pour  que  la  réparation  fût 
publique ,  il  appela  chez  lui  ses  parens  et  ses  amis.  A  l'heure 
indiquée,  le  religieux  se  dirigea  vers  l'hôtel  du  gentilhomme, 
satisfait  de  commencer  sa  nouvelle  carrière  par  ce  grand  acte 
d'humilité. 

«  L'air  et  la  contenance  de  Cristoforo  dit  clairement  à  tous 
les  assistans  qu'il  ne  s'était  pas  fait  moine  ,  et  qu'il  ne  venait 
pas  subir  cette  humiliation  mû  par  une  crainte  humaine;  et 
cela  commença  h  lui  concilier  tous  les  esprits.  Quand  il  vit 
l'offensé ,  il  doubla  le  pas  ,  se  jeta  à  ses  pieds  ,  croisa  les  mains 
sur  la  poitrine,  et,  relevant  sa  tête  rase,  il  lui  dit  :  Je  suis 
le  meurtrier  de  votre  frère.  Dieu  sait  si  je  voudrais  pouvoir 
vous  le  rendre  au  prix  de  tout  mon  sang;  mais  ne  pouvant 
vous  faire  que  de  vaines  et  tardives  excuses  ,  je  vous  supplie 
de  les  accepter  pour  l'amour  de  Dieu....  »  Quand  fra  Cristo- 
foro se  tut,  il  s'éleva  dans  la  salle  un  murmure  de  compassion 
et  de  respect.  Ce  gentilhomme,  se  tournant  vers  le  suppliant: 
Levez -vous,  dit-il,  d'une  voix  altérée,  je  ne  le  puis  nier; 
mon  frère  était  un  homme  un  peu  prompt,  un  peu  vif,  mais 
tout  arrive  par  la  volonté  de  Dieu.  Qu'il  n'en  soit  plus  ques- 
tion   Mais,  mon  père,  vous  ne  devez  pas  rester  dans  cette 

attitude.  Et  l'ayant  pris  par  le  bras  ,  il  le  releva.  Fra  Cristo- 
foro, debout,   niais  la  tête   inclinée,   reprit   :   «   .le  puis  donc 


(    62     ) 

espérer  que  vous  m'ayez  accorde'  votre  pardon  !  Et  si  je  l'ob- 
tiens de  vous ,  de  qui  n'ai-je  pas  droit  de  l'espe'rer  ?  Oh  !  si  je 
pouvais  entendre  de  votre  bouche  ces  mots  :  je  vous  pardonne!  » 
—  «  Pardon  !  dit  le  gentilhomme  ,  vous  n'en  avez  pas  besoin  ; 
mais  toutefois,  puisque  vous  le  souhaitez,  oui,  oui,  je  vous 
pardonne  du  fond  de  mon  âme,  et  tous.  —  Oui,  tous,  tous!» 
crièrent  d'une  voix  unanime  les  assistans.  Le  visage  du  moine 
s'ouvrit  à  une  joie  reconnaissante,  sous  laquelle  perçait  une 
humble  et  profonde  compassion  pour  le  mal  que  la  re'mission 
des  hommes  ne  pouvait  réparer.  Le  gentilbomme,  vaincu  par 
cet  aspect,  ému  de  lémotion  ge'ne'rale,  jeta  ses  bras  autour  du 
cou  de  Cristoforo,  et  lui  donna  et  en  reçut  le  baiser  de  paix.... 
Mon  père,  lui  dit-il  après,  acceptez  quelques  rafraîchissemens ; 
donnez-moi  cette  preuve  d'amitié.  Ces  sortes  de  choses  ne  sont 
plus  faites  pour  moi  ,  dit  Cristoforo,  en  résistant  avec  une  sorte 
de  cordialité'  aux  politesses  du  gentilhomme;  mais  que  le  ciel 
me  préserve  de  refuser  vos  dons!  je  vais  me  mettre  en  voyage. 
Daignez  me  faire  apporter  un  pain,  afin  que  je  puisse  dire 
que  j'ai  joui  de  votre  charité,  que  j'ai  mangé  de  votre  pain  , 
et  obtenu  une  marque  de  votre  pardon.  »  Le  gentilhomme, 
touché  jusqu'aux  larmes ,  ordonna  que  cela  se  fît  ainsi. 

Le  Capucin  sortit  et  se  mit  en  route.  Il  mangea  avec  ravis- 
sement un  morceau  de  ce  pain  au  premier  endroit  où  il  s'ar- 
rêta pour  prendre  quelque  nourriture.  Il  conserva  le  reste 
toute  sa  vie.  Seulement,  à  sa  dernière  entrevue,  si  inopinée, 
avec  Renzo  et  Lucia  au  lazareth  de  Milan ,  portant  déjà  la 
mort  dans  son  sein,  après  avoir  dégagé  la  jeune  fiancée  du  vœu 
qu'elle  avait  fait,  il  leur  donna  à  tous  deux  ce  pain  du  par- 
don ,  comme  le  souvenir  le  plus  précieux  qu'il  pût  leur  laisser. 

Nous  pourrions  également  insister  sur  une  foule  de  situa- 
tions non  moins  intéressantes,  non  moins  admirables  par  la 
soudaine  intervention  de  la  puissance  religieuse ,  par  le 
contraste  de  ces  grandes  figures  du  sacerdoce  chrétien  en 
présence  de  ces  redoutables  oppresseurs  de  l'innocence ,  de  ce 
monstre  surtout,  tellement  séparé  de  la  société  des  hommes, 
qu'on  ne  le  désignait  que  sous  le  nom  de  l'inconnu;  situations 
dans  lesquelles  l'auteur  s'élève  à  toute  la  hauteur  de  la  mo- 
rale du  christianisme ,  et  descend  tour  à  tour  dans  les  profon- 
deurs les  plus  secrètes  du  cœur  humain. 

Aux  grandes  afflictions  privées  viennent  se  joindre  des  fléaux 
terribles  qui  désolent  une  immense  population  ,  et  générali- 
sent, sans  l'affaiblir  toutefois  ,  l'intérêt  jusque  là  concentré  sur 
deux  personnages.  Source  féconde  de  beautés  littéraires,  ces 


(  63   ) 

nouvelles  calamités  fournissent  à  l'écrivain  le  re'cit  anime'  des 
faits  qui  les  ont  amenées ,  la  peinture  vive  et  e'nergique  des 
douleurs  publiques ,  de  l'exaltation  de  la  multitude ,  de  ses 
fluctuations,  de  la  mobilité'  de  ses  volonte's  toujours  détermi- 
ne'es  par  les  intérêts  prësens,  de  ses  violences  et  de  ses  dévoue- 
mens ,  de  ses  terreurs  et  de  son  enthousiasme ,  de  ses  résolu- 
tions désespérées  et  de  ses  confiances  passagères,  du  despotisme 
des  magistrats  et  de  leurs  concessions  timides.  Et  lorsque  ces 
mêmes  magistrats  sont  a  leur  tour  abattus  sous  le  poids  des 
misères  publiques  ,  il  met  sous  nos  yeux  cette  effrayante  réac- 
tion des  haines  de  la  populace  qui  se  relève  forte  de  son  e'ner- 
gie  physique ,  et ,  comme  si  les  progrès  toujours  croissans  de 
la  de'tresse  géne'rale ,  ne  suffisaient  pas  au  triomphe  de  ses 
vengeances,  elle  se  livre  avec  une  joie  féroce,  aux  plus  bru- 
tales représailles.  Il  y  a  ici,  outre  une  grande  connaissance 
des  hommes  et  des  choses ,  un  rare  instinct  de  l'ordre  e'tabli 
de  Dieu  sur  la  terre  et  des  desseins  de  sa  providence. 

Jamais ,  du  reste ,  les  détails  de  la  vie  humaine ,  les  mœurs 
domestiques ,  les  mœurs  de  la  chaumière ,  n'ont  été'  représen- 
te's  sous  des  couleurs  plus  vraies  et  plus  gracieuses.  Jamais  ces 
conversations  toutes  de  foi  et  entremêlées  d'idées  superstitieu- 
ses, de  préjugés  populaires  et  de  saine  raison  ;  de  propos  risi- 
bles  et  de  paroles  attendrissantes  ;  jamais  lexpression  craintive 
d'un  premier  sentiment  qui,  pour  la  première  fois  ,  se  fait 
jour  dans  une  jeune  âme,  n'ont  e'te'  rendus  avec  plus  de  bon- 
heur et  de  charme.  Un  art  infini  préside  a  tous  les  développe- 
mens  de  l'action  principale.  A  cet  égard  ,  une  observation  : 
lorsqu'un  drame  ou  un  roman  doit  avoir  une  fin  tragique  , 
l'auteur  ne  laisse  pas  échapper  l'occasion  de  faire  entrevoir 
quelque  lueur  d'espérance  pour  rendre  le  dénouement  plus 
terrible  et  pour  laisser  dans  l'esprit  du  lecteur  l'impression  du 
désespoir.  Mais  lorsque  l'action  se  termine  d'une  manière  con- 
solante ,  l'auteur  en  agit  tout  autrement  ;  dès  que  l'un  des  pau- 
vres fiancés  vient  d'échapper  à  un  péril  imminent,  M.  Manzoni 
ne  nous  laisse  pas  long-temps  jouir  de  cette  sécurité  passagère. 
Tout-à-coup  le  nœud  se  complique ,  une  nouvelle  crise  se  pré- 
pare ,  et ,  sans  nous  faire  perdre  haleine  un  seul  instant ,  l'au- 
teur nous  conduit  à  travers  un  perpétuel  flux  et  reflux  d'inquié- 
tudes et  d'espérances  au  moment  de  cette  union  si  ardemment 
désirée. 

Quelquefois  la  vie  des  personnages,  et,  ce  qui  est  plus  pré- 
cieux que  la  vie,  l'honneur  d'une  jeune  fille,  ne  tiennent  qu'à 
un  fil  ;  mais  ce  fil  est  entre  les  mains  de  Dieu.  La  religion  joue 
un  rôle  dans  la  plupart  des  romans  (  nous  ne  parlons  pas  de 


(  64  ) 

ceux  où  elle  est  indignement  outrage'e),  parce  que  le  senti- 
timent  religieux  vit  dans  presque  tous  les  hommes.  Mais  quel 
est  ce  rôle?  A  quoi  se  réduit-il?  A  un  sentiment  confus  et  va- 
gue de  la  Divinité  ,  dont  chacun  se  rend  compte  comme  il 
veut,  et  dont  chacun  est  juge.  Avouons-le;  cette  contemplation 
de  1  homme  abandonné  à  ses  propres  forces ,  he'las  !  à  sa  pro- 
pre faiblesse;  luttant,  seul,  sans  espoir,  contre  l'adversité',  a 
je  ne  sais  quoi  de  pénible  qui  flétrit  et  dessèche  l'âme.  Mais 
quand  la  religion  parle  avec  toute  l'autorité  de  ses  pontifes , 
avec  la  douceur  de  son  caractère;  quand  elle  descend  dans  la 
profondeur  des  cachots  ,  loin  de  tout  secours  humain ,  pour 
verser  à  l'âme  qui  souffre  des  joies  ineffables  ;  quand  on  assiste 
à  ces  scènes  mystérieuses  où  l'âme  espère ,  parce  que  Dieu  est 
présent;  où  la  vierge  du  miracle  fait  à  Dieu  le  don  de  ce  qu'elle 
a  de  plus  cher  sur  la  terre ,  et ,  confiante  dans  sa  prière ,  s'en- 
dort paisiblement  sous  le  verrou  du  ravisseur  ;  quand  tout-à- 
coup  ,  ce  pécheur,  vaincu  par  le  remords,  tombant  aux  pieds 
de  sa  victime ,  pleure  et  prie  pour  obtenir  son  pardon  ;  quand 
la  victime  pleure  et  prie  pour  elle  et  son  persécuteur;  quand 
le  prêtre  pleure  et  prie  avec  l'innocence  et  le  repentir,  alors 
il  n'y  a  pas  de  paroles  pour  exprimer  tous  les  sentimens  qui 
se  remuent  au  fond  du  cœur;  ce  frémissement  d'admiration, 
ces  élans  sublimes,  ces  palpitations  ravissantes! 

On  le  voit  :  cet  ouvrage  n'est  pas  ,  ainsi  que  tant  d'autres  du. 
même  genre ,  le  fruit  d'un  caprice  ou  comme  une  concession 
bénévole  au  goût  du  siècle.  Le  génie  et  la  religion  sont  ici 
d'intelligence  pour  donner  aux  hommes  un  grand  enseignement 
applicable  à  toutes  les  conditions  de  la  vie.  De  plus,  tout  l'in- 
térêt du  roman  s'y  joint  à  une  haute  leçon  historique.  En  voilà 
assez  pour  placer  ce  livre  au  premier  rang  des  chefs-d'œuvre 
dûs  au  génie  romancier.  J.  O. 

(  Le  Correspondant,  n°  28,  tome  II.  ) 


65  ) 


PORTRAIT    D'O'CONNEL  , 
Extrait  des  Scènes  populaires  en  Irlande ,  par  Slieil. 

«  S'il  t'arrive  par  hasard  ,  ami  lecteur ,  étranger  à  Duhlin , 
d'aller  visiter  cette  somptueuse  capitale,  et  que,  l'oubliant  dans 
quelque  partie  gaie,  tu  ne  rentres  que  vers  les  cinq  a  sis.  heu- 
res du  malin,  1  hiver  ;  en  traversant  Merrion  Square  du  côté 
du  midi,  tu  ne  manqueras  pas  d'observer  que  l'un  de  ces  hô- 
tels splendides  est  habite'  par  une  personne  dont  la  manière  de 
vivre  diffère  évidemment  de  celle  de  ses  brillans  voisins.  Le 
volet  du  parloir  demi-ouvert,  et  la  lumière  de  l'intérieur,  an- 
noncent que  le  temps  de  celui  qui  y  demeure  est  trop  précieux 
pour  qu'il  ne  se  lève  qu'avec  le  soleil.  Si  la  curiosité  te  pous- 
sant,  tu  montes  les  degrés  du  perron,  et  à  la  faveur  de  l'obs- 
curité ,  tentes  de  reconnaître  l'intérieur ,  tu  verras  un  grand 
homme,  d'un  embonpoint  respectable ,  devant  un  pupitre,  et 
plongé  dans  un  solitaire  travail.  Sur  la  muraille  qui  lui  fait  face 
pend  un  crucifix.  Cette  circonstance  ,  l'attitude  calme  de  l'in- 
dividu ,  et  une  certaine  rotondité  monastique  dans  son  col  et 
dans  ses  épaules ,  pourront  d'abord  te  faire  supposer  que  ce 
doit  être  quelque  pieux  dignitaire  de  1  Eglise  de  Rome,  absorbé 
dans  ses  dévotions  matinales.  Mais  celte  conjecture  sera  rejetée 
aussitôt  que  formée;  l'œil  n'a  pas  plus  tôt  parcouru  d'un  re- 
gard les  autres  meubles  de  l'appartement,  la  bibliothèque  char- 
gée de  volumes  simplement  reliés  en  veau  ,  les  in-octavo  à 
couvertures  bleues,  épars  sur  la  table  et  sur  le  plancher,  les 
liasses  de  manuscrits,  de  formes  oblongues,  liés  d'un  ruban  de 
fil  rouge,  qu'il  devient  évident  que  celui  qui  médite  au  milieu 
de  pareils  objets  est  plus  occupé  de  la  loi  que  des  prophètes-. 
Sans  aucun  doute  ,  c'est  un  homme  du  barreau  ;  immanquable- 
ment il  est  enrôlé  parmi  ces  braves  érudits  de  cabinet ,  dont  le 
travail  sent  la  lampe ,  qui  labourent  du  matin  au  soir  pour  re- 
gagner par  l'assiduité  ce  qui  leur  manque  en  intelligence,  et 
qui  tressaillent  et  sont  debout  avant  que  l'oiseau  du  matin  ait 
sonné  la  retraite  des  fantômes.  Arrivé  h  cette  conclusion  ,  ta 
poursuis  ta  route  au  logis,  bénissant  ton  étoile,  chemin  faisant, 
de  n'être  pas  homme  de  loi  ,  et  plaignant  du  fond  de  lame  le 
sédentaire  souffre  douleur  que  tu  as  surpris  enseveli  dans  son 
ingrat  travail. 

»  Mais  si ,  dans  le  cours  de  la  même  journée ,  il  t'arrivait 
IL  9 


(  G6  ) 

d'aller  flâner  aux  Quatre-Cours  (i),  tu  ne  seras  pas  peu  surpris 
de  voir  l'objet  de  ta  pitié'  miraculeusement  transforme'  de  l'aus- 
tère reclus  du  matin  ,  en  l'un  des  plus  affaires  ,  des  plus  im- 
portais et  des  plus  joyeux  personnages  de  celte  scène  mouvante. 
Là ,  tu  es  sûr  de  le  rencontrer  rayonnant  de  santé'  et  de  vie  , 
le  maintien  libre  et  dégagé  ,  et  portant ,  serré  contre  sa  poitrine  , 
avec  une  tendresse  toute  paternelle ,  un  large  sac ,  tellement 
rempli  que  son  robuste  bras  peut  à  peine  le  soutenir.  Une  pa- 
lissade vivante  de  clients  et  d'avoués  l'entoure ,  le  col  tendu , 
les  oreilles  et  la  bouebe  ouvertes ,  ils  cherchent  à  attraper  à  la 
volée  quelque  opinion  qu'on  a  chance  d'extorquer  du  conseil- 
ler en  l'enjôlant ,  ou  s'efforcent  d'entendre ,  ce  que  les  clients 
savourent  le  plus  (parce  qu'à  tout  événement,  cela  ne  peut 
jamais  tourner  en  épices),  ses  débordemens  de  plaisanteries 
joyeuses  et  familières  ;  et  quand  il  est  monté  sur  un  ton  plus 
sévère  et  plus  haut ,  ses  assurances  prophétiques  que  l'heure 
de  la  rédemption  d'Irlande  est  proche  :  tu  juges  alors  tout  d'un 
coup  que  c'est  un  grand  avocat  populaire  que  tu  as  rencontré, 
et  si  tu  prends  la  peine  de  suivre  ses  mouvemens  durant  une 
couple  d'heures  ,  à  travers  les  différentes  cours ,  tu  ne  peux 
manquer  de  découvrir  les  qualités  qui  lui  ont  valu  ce  titre  :  ses 
connaissances  en  droit,  ses  habitudes  d  activité,  le  caractère 
ardent  qui  fait  de  lui  moins  l'avocat  que  le  partisan  de  son 
client,  sa  finesse,  son  abondance  de  pensées  et  de  langage,  sa 
bonne  humeur  inaltérable,  et,  par-dessus  tout,  sa  mobilité. 
Sur  les  trois  heures ,  quand  les  juges  lèvent  le  siège,  le  voyant 
se  démêler  rapidement  à  travers  un  dédale  d'affaires  ,  dont  la 
préparation  et  la  conduite  suffiraient  pour  user  une  constitu- 
tion ordinaire,  tu  supposeras  naturellement  que,  de  toute  né- 
cessité ,  le  reste  du  jour  est  consacré  à  la  récréation  et  au  re- 
pos ?  Mais  en  cela  encore  tu  seras  dans  l'erreur,  car  si  tu  te 
trouvais  disposé,  en  revenant  du  palais,  à  te  rendre  à  quel- 
ques-uns des  meetings  ,  qui ,  presque  tous  les  jours  ,  à  propos  de 
quelque  chose  ou  à  propos  de  rien  ,  se  tiennent  dans  notre 
bonne  ville  ,  très-certainement  tu  y  trouveras  le  conseiller.  Là , 
tu  verras  devant  toi,  «  esprit  qui  préside  à  l'orage  et  galope 
dans  le  tourbillon,  »  diriger  l'ouragan  des  débats  populaires 
avec  une  force  de  poumons,  un  redouhlement  d'énergie,  comme 
si,  dans  l'instant  même,  il  s'élançait,  tout  frais,  aux  travaux 
de  la  journée!  et  il  reste  dans  l'assemblée  jusqu'à  ce  que,  à 
force  de  vigueur  ou  d'adresse ,  il  ait  emporté  chaque  point  dé- 


(i)  Les  Quatrp-Cours  (  Four  Courts)  ,  le  Palais  de  justice  de  Dublin. 


(  «7   ) 

battu.  Partant  Je  là,  si  tri  le  suis  à  la  fin  d'un,  jour  si  plein, 
tu  auras  vraisemblablement  à  l'accompagner  dans  un  dîner  pu- 
blic ,  d'où ,  après  s'être  conduit  en  digne  acteur  de  la  turbu- 
lente fête  du  soir ,  et  avoir  lance'  une  demi-douzaine  de  discours 
à  la  louange  de  l'Irlande,  il  se  retire  à  une  heure  tardive  pour 
re'parer  le  wear  et  le  tear ,  le  porté  et  Yusê  du  jour,  par  un 
court  intervalle  de  sommeil;  et  le  lendemain  le  retrouvera  im- 
manquablement, avant  l'aube,  a  son  poste  solitaire,  recommen- 
çant la  routine  de  cette  vie  sans  repos.  Maintenant,  quiconque 
a  vu  une  fois  cette  personne  multiple,  à  large  corps,  à  large 
esprit,  se  remuant,  agissant,  parlant  dans  les  situations  que 
j'ai  décrites,  peut-être  un  autre,  lui,  «  l'orgueil  de  Kerry , 
la  gloire  de  Munster,  »  le  renomme' ,  l'infatigable  Daniel  O'Con- 
nel! 

»  Cette  vivacité',  cette  surabondance  de  vie  perce  dans  tou- 
tes les  actions  ,  dans  tous  les  mouvemens  dOConnel  ;  et  comme 
c'est  une  qualité'  populaire  et  nationale  ,  elle  le  recommande 
fortement  au  peuple  irlandais.  Mobilitate  vîgens ,  vigoureux  de 
mobilité',  il  est,  corps  et  âme,  dans  un  état  d'insurrection  per- 
manente. Voyez  le  courir  les  rues ,  et  vous  jugerez  de  suite  que 
c'est  un  homme  qui  a  fait  serment  que  les  injures  de  sa  patrie 
seraient  venge'es.  Un  jury  de  Dublin,  s'il  était  habilement  choisi, 
le  condamnerait  à  vue  comme  coupable  de  haute  trahison  par 
construction,  tant  toute  sa  tournure  et  chacun  de  ses  gestes 
sont  imprégnés  de  ce  sentiment  national  :  «  l'indépendance  de 
»  l'Irlande  ou  la  combustion  du  monde.  »  En  allant  au  palais, 
il  porte  son  parapluie  sur  l'épaule  comme  une  pique.  Il  lance 
un  pied  factieux  devant  l'autre  ,  comme  si ,  brisant  déjà  ses 
fers,  il  chassait  devant  lui  la  suprématie  protestante,  tandis 
que  de  temps  en  temps  le  mouvement  d'épaule  démocratique 
de  son  large  buste  semble  un  vigoureux  effort  pour  rejeter  au 
loin  l'oppression  de  sept  cents. 

»  Cette  sensibilité  nationale  profonde  est  le  trait  le  plus  sail~ 
lant  du  caractère  d'O'Connel  :  car  ce  n'est  pas  seulement  dehors 
et  sous  les  regards  populaires  que  les  affaires  de  l'Irlande  sem- 
blent peser  sur  son  cœur  ;  le  même  entrain  patriotique  le  suit 
dans  les  détails  les  plus  techniques  de  ses  occupations  de  bar- 
reau. Donnez-lui  à  soutenir  le  point  de  droit  le  plus  sec  ,  le 
plus  abstrait  que  vous  puissiez  imaginer,  le  plus  éloigne'  de  la 
violation  des  articles  de  Limerick  ,  ou  du  rapt  du  parlement 
irlandais,  et  je  parie  dix  contre  un  qu'il  trouvera  moyen  d'y 
entremêler  quelque  épisode  patriotique  sur  ces  deux  échantil- 
lons de  la  tyrannie  bretonne.  Le  peuple  n'est  jamais  absent  de 
sa  pensée;  sa  vigoureuse  réplique  est  l'aile  au  nom  d'Irlande, 


(  68  ) 

et  il  empoche  des  arrhes  de  l'air  d'un  homme  qui  se  dévoue  à 
son  pays 

»  On  s'adresse  plus  particulièrement  à  M.  O'Connel  dans  les 
cas  de  jury  :  c'est  la  son  e'ie'ment.  Après  la  harpe  de  sa  patrie , 
un  jury  irlandais  est  l'instrument  sur  lequel  il  se  dëlecte  le  plus 
à  jouer  ;  nul  n'en  connaît  mieux  les  qualite's  et  la  porte'e.  J'ai 
parle'  de  sa  mobilité'  ;  cest  ici  quelle  se  déploie.  Sa  force  , 
comme  avocat ,  est  moins  dans  la  perfection  de  ses  moyens  de 
persuasion ,  que  dans  leur  nombie  et  dans  son  habileté  à  les 
choisir  et  à  les  adapter  aux  besoins  de  chaque  cas  en  particu- 
lier. Il  a  une  connaissance  complète  de  la  nature  humaine  et 
sur-tout  de  la  classe  d'hommes  qu'il  a  h  manier.  Je  ne  sais  per- 
sonne qui  montre  une  perception  plus  vive  et  plus  sûre  des 
particularités  du  peuple  irlandais  ;  et  ce  n'est  pas  seulement 
dans  leurs  passions  qu'il  les  comprend,  quoique  d'une  adresse 
inouie  à  les  ménager.  11  est  capable  d'enjôler  une  douzaine  de 
misérables  fragmens  de  corporation  ,  et  de  leur  persuader  qu'en 
leurs  personnes  est  concentré  l'honneur  de  la  patrie.  Sa  ma- 
nière d'agir  en  pareil  cas  est  quelque  chose  d'admirable.  Peu 
lui  importe  leur  bassesse  et  leur  stupidité ,  et  l'antipathie  po- 
litique dont  on  les  a  saturés  contre  lui  :  il  cache  son  dédain , 
son  mépris  sous  lapparence  d'une  confiance  illimitée,  s'adresse 
à  eux  avec  la  déférence  qui  serait  due  aux  jure's  de  l'esprit  le 
plus  droit  et  le  plus  élevé.  Il  leur  parle  des  regards  de  toute 
l'Europe ,  de  la  reconnaissance  présente  de  l'Irlande  ,  et  des 
bénédictions  que  la  postérité  leur  prépare ,  avec  le  plus  per- 
fide, le  plus  imperturbable  sang-froid.  Bref,  à  force  déloges 
non  mérités,  il  les  amène  à  penser  qu'après  tout  ils  pourraient 
bien  avoir  une  réputation  à  soutenir ,  et  les  berce  de  l'espé- 
rance de  la  gloire  dont  un  verdict ,  rendu  selon  1  évidence , 
doit  faire  briller  leur  nom. 

»  A  cet  art  de  chauffer  les  passions  de  ses  auditeurs,  au  point 
de  les  rendre  malléables  ,  M.  O'Connel  ajoute  une  puissance 
d'observations  autre,  et  d'un  genre  plus  élevé  :  il  connaît  cette 
étrange  modification  de  1  humanité ,  l'âme  irlandaise,  non-seu- 
lement sous  ses  faces  morales,  mais  dans  ses  particularités  mé- 
taphysiques. Jetez-le  au  milieu  de  quelques  classes  d'hommes 
que  ce  soit ,  et  vous  pourrez  croire  qu  il  a  passé  avec  eux  toute 
sa  vie,  tant  il  sait  bien  accommoder  sa  façon  d'argumenter  a 
leur  mode  de  raisonnement  et  de  pensée.  Il  connaît  la  quantité 
juste  de  logique  serrée  qu'ils  peuvent  supporter  ou  compren- 
dre. Alors,  quand  cela  peut  servir  à  ses  desseins,  au  lieu  de 
les  traîner  à  sa  suite  de  gré  ou  de  force,  par  une  chaîne  de 
démonstrations  suivies  ,  il  a  l'adresse  de  leur  faire  penser  que 


(  69  ) 

leurs  mouveniens  dépendent  de  leur  seule  volonté'.  Il  fait  à  leur 
capacité'  le  compliment  de  ne  pas  rendre  les  choses  trop  clai- 
res. Familier  avec  la  manière  de  proce'der  de  leur  esprit ,  il  se 
contente  d'y  jeter  plutôt  des  semences  de  raisonnement  que  de 
raisonnemens  tout  faits.  Il  connaît  le  sol ,  et  sème  des  ide'es 
avec  la  certitude  qu'ils  croîtront  où  et  comme  il  veut ,  et  pro- 
duiront les  conclusions  qu'il  attend.  Cette  me'tliode  a  le  désa- 
vantage, comme  éloquence ,  de  rendre  le  style  des  discours  de 
jury  de  M.  O'Connel  plus  lâche  et  plus  irrégulier;  mais  le 
client, 'pour  qui  seul  il  travaille  ,  y  gagne  de  toute  façon.  D'ail- 
leurs ,  en  ne  se  livrant  point  à  une  démonstration  rigoureuse 
sur  les  points  où  la  vérité  est  évidemment  de  son  côté ,  l'avo- 
cat a  l'avantage  de  laisser  ce  qu'il  veut  dans  1  obscurité,  et  de 
ne  point  exciter  de  soupçons  en  passant  sous  silence  le  côté 
faible  de  sa  cause. 

»  Ce  n'est  pas  Ta  l'invariable  manière  de  M.  O'Connel;  car  il 
n'en  a  point  d'invariable  ;  mais  un  échantillon  de  sa  dextérité 
à  accommoder  des  moyens  particuliers  à  une  fin  particulière, 
d'où  Ion  peut  inférer  la  variété  de  ses  talens  comme  avocat.  Il 
a  aussi  son  accent  d'autorité  et  d'énergie  ,  pour  arracher  un 
verdict.  Doux  et  conciliant  comme  je  l'ai  dépeint,  quand  les 
circonstances  l'exigent,  lorsqu'il  le  peut  avec  sûreté,  il  n'hé- 
site pas  à  apprendre  aux  jurés  dont  la  probité  lui  est  suspecte  , 
l'opinion  qu'il  en  conçoit;  et  assez  fréquemment  il  les  défie, 
dans  les  termes  le  moins  équivoques,  d'hésiter  un  instant  en- 
tre leurs  préventions  coupables  et  l'irrésistible,  la  claire,  l'ir- 
révocable justice  de  la  cause 

»  Il  y  a  maintenant  ving-buit  ans  qu'O'Connel  s'agite ,  acteur 
affairé  de  cette  scène  mouvante,  pendant  ce  laps  de  temps  ,  il 
n'y  a  pas  de  caractère  public  qui  ait  été  exalté  avec  plus  d'en- 
thousiasme ,  dégradé  avec  plus  de  haine  que  le  sien.  Qu'y  at  il 
d'excessif,  le  blâme  ou  la  louange?  Aucun  des  deux  n'est -il 
mérité?  C  est  en  plaçant  la  question  à  ces  points  de  vue  extrê- 
mes que  des  juges,  trop  passionnés  ou  trop  intéressés  à  la  so- 
lution pour  être  impartiaux  ,  font  débattue  :  elle  sera  facile  à 
résoudre  pour  celui  dont  rien,  en  ce  qui  regarde  O'Connel ,  n'a 
provoqué  une  exagération  d'admiration  ou  de  haine.  Après  avoir 
examiné  toute  la  carrière  politique  du  héros  de  l'Irlande,  un 
observateur  impartial  dira  que  c'est  un  homme  à  forte  capa- 
cité, à  senti  mens  plus  loris  encore;  incessamment  occupé,  et 
presque  toujours  sans  préparation,  de  questions  ardues,  dans 
lesquelles  le  plus  sage  aurait  peine  à  discerner  le  point  juste 
entre  une  soumission  servile  et  une  importunilé  factieuse;  par- 
tisan par  nécessité,  toujours  fidèle  à  sa  cause,  constant  dans 


(   7û  ) 

son  but,  quoique  souvent  incertain  clans  le  choix  des  moyens 
pour  y  parvenir;  et  qui,  clans  sa  longue  course  politique,  a 
force'  les  esprits  les  plus  lumineux  de  l'Angleterre  à  mettre  en 
doute  qu'il  y  eût  pour  avancer  les  inte'rêts  de  son  corps  une 
marche  plus  modérée  que  celle  qu'il  a  suivie.  En  mettant  de 
côté  l'aiguillon  politique ,  et  ne  nous  occupant  que  des  provo- 
cations personnelles  auxquelles  il  est  journellement  en  butte, 
je  dirai  qu'il  est  impossible  qu'il  soit  autrement  que  violent. 
Eefuser  a  O'Connel  le  titre  et  le  privilège  de  conseiller,  bar- 
rister,  est  une  injustice  criante;  elle  n'est  pas  pe'nible  seulement 
the'oriquement ,  elle  le  fatigue  dans  tous  les  détails  pratiques 
de  sa  vie  judiciaire,  et  de  manière  à  irriter  au  dernier  point 
un  homme  qui  a  la  conscience  de  sa  force  et  un  caractère  am- 
bitieux. Il  a  la  mortification  de  se  voir  continuellement  rap- 
peler que  ,  depuis  des  anne'es,  sa  fortune  est  en  e'chec ,  tandis 
qu'il  se  voit  passer  sur  le  corps  des  hommes  entrés  dans  la 
carrière  en  même  temps  que  lui  et  plus  tard ,  dont  aucun  ne 
lui  est  supe'rieur,  et  beaucoup  sont  au-dessous;  foule  que  la 
faveur  pousse  devant  lui ,  et  e'iève  à  des  honneurs  et  à  des  e'mo- 
lumens  auxquels  il  lui  est  de'feridu  d'aspirer. 

»  Le  plus  ferme  des  adversaires  des  usurpations  des  papistes 
doit  admettre  qu'il  y  a  là  de  quoi  irriter  :  et  pour  ma  part, 
loin  de  juger  avec  témérité  l'esprit  que  l'injustice  entraîne  à 
l'opposition  ,  j'honore  bien  plutôt  l'homme  qui  lutte  jusqu'au 
bout  avec  le  système  qui  l'e'crase  ;  et  si  parfois  sa  résistance 
prend  une  forme  en  apparence  coupable,  je  ne  suis  pas  fâche', 
pour  le  salut  de  la  liberté'  et  celui  de  la  nature  humaine ,  de 
voir  une  preuve  de  plus  que  des  lois  intole'rantes  ne  peuvent 
être  exe'cute'es  sans  inconve'nient.  Mais  en  général ,  et  pour  par- 
ler vrai,  la  vengeance  cVO'Connel  n'est  pas  d'un  caractère  très- 
redoutable.  Il  est,  après  tout,  homme  de  bonne  et  tendre  na- 
ture; et  lorsque  les  intérêts  généraux  de  sa  patrie  ne  sont  pas 
lésés,  il  prend  son  parti  sur  les  injures  qui  lui  sont  purement 
personnelles  avec  beaucoup  de  modération.  On  doit  lui  savoir 
d'autant  plus  de  gré  de  sa  patience  a  cet  égard  ,  qu'elle  ne 
trouve  point  de  retour.  Les  admirateurs  du  Roi  Guillaume  n'ont 
point  de  merci  pour  un  homme  qui,  dans  ses  boutades  sédi- 
tieuses, a  eu  l'insolence  de  dire  à  l'univers  que  leur  idole  n'é- 
tait qu'un  «  Aventurier  hollandais.  »  Voyez  d'ailleurs  ses  in- 
tolérables succès  dans  une  carrière  ou  plusieurs  bons  protestans 
sont  condamnés  à  mourir  de  faim,  et  son  hôtel  fashionable 
dans  Merrion  Square ,  et,  ce  qui  offusque  encore  bien  davan- 
tage tout  œil  orthodoxe  ,  son  brillant  et  révolutionnaire  équi- 
page, sa  voiture  verte ,  ses  livrées  vertes,  et  ses  turbulens  cour- 


(  7"   ) 

siers  papistes  galopant  d'une  façon  toute  fringante  sur  un  pave' 
protestant ,  au  grand  chagrin  et  dommage  des  protestans  pié- 
tons.  Abomination  qui,  dans  les  bons  vieux  jours,  aurait  e'te' 
foudroyée  par  un  acte  du  parlement. 

»>  Ces  provocations ,  et  d'autres  également  publiques ,  ont 
expose'  le  savant  le'giste  à  la  haine  profonde  et  irre'vocable  d'une 
nombreuse  classe  de  sujets  irlandais  de  Sa  Majesté  protestante , 
partie  haineuse  de  la  race ,  et  ce  sentiment  se  fait  jour  quoti- 
diennement. La  loyale  presse  de  Dublin  géinit  sous  les  plus 
étonnantes  imputations  contre  son  caractère  et  ses  projets ,  fa- 
briquées par  les  faiseurs  de  libelles  périodiques.  M.  O'Connel 
est  un  de  ces  points  de  ralliement  auquel  on  revient  sans  cesse. 
Tous  s'y  acharnent,  depuis  le  ministre  caduc,  écumant  de  rage 
dans  son  appréhension  que  ses  dîners  soient  supprimés ,  jusqu'à 
l'imberbe  écolier  politique  du  collège  qui,  au  lieu  d'essayer 
son  génie  naissant  sur  les  vertus  cardinales ,  ou  l'équité  qu'il 
y  avait  à  tuer  César,  passe  ses  heures  de  loisir  classique  à  la 
tâche  plus  louable  de  démontrer  ,  aux  grands  applaudissemens 
des  clubs  organistes  ,  que  «  l'avocat  O'Connel  entretient  traî- 
»  treusement  une  correspondance  criminelle  avec  le  capitaine 
»  Rock.  »  Mais  l'avocat  qui  connaît  un  peu  mieux  les  lois  en 
matière  de  haute  trahison  que  ses  accusateurs,  se  moque  d'eux 
et  de  leurs  menaces,  de  la  corde  et  du  bourreau. 

Maintenant  que  toutes  tentatives  directes  contre  sa  vie  ont 
été  abandonnées ,  O'Connel  prend  son  parti  sur  le  reste  avec 
une  patience  vraiment  chrétienne  et  un  profond  dédain.  Et 
quand  quelques-uns  de  ses  diffamateurs  se  repentent  in  extre- 
mis,  et  meurent  bons  catholiques,  comme  il  est  arrivé  aux 
plus  bigots  d'entre  eux.  O'Connel,  j'en  ai  toute  certitude,  non- 
seulement  leur  pardonne  et  libelles  et  mensonges,  mais  encore 
contribue  libéralement  à  faire  dire  des  messes  expiatoires  pour 
le  salut  de  leurs  âmes.  » 

(  Le  Correspondant ,  n°  18 ,  tome  II.  ) 


(  7*  ) 

INSUFFISANCE    X>E    IA    PHILOSOPHIE    ÉCOSSAISE. 

QUATRIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE     (1). 

La  nature  humaine  se  présente  sous  la  forme  d'an  assem- 
blage très-compliqué  :  c'est  un  compose'  d'élémens  divers  et 
même  héte'rogènes ,  qui  semblent  n'avoir  aucun  rapport  entre 
eux;  tout  cela  cependant,  en  dernière  analyse,  vient  se  fondre 
dans  l'individualité'  et  se  re'soudre  dans  limite'.  Cette  indivi- 
dualité une  et  mixte  offre  un  phénomène  bien  remarquable. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  inexplicable  dans  la  nature  de 
l'homme,  c'est  l'opposition  des  élémens  qui  la  composent;  ce 
sont  les  contrariétés  qui  se  manifestent  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
intime  :  car  ce  n'est  pas  seulement  le  corps  et  l'esprit  qui  sont 
opposés  l'un  à  l'autre  ;  l'âme  elle-même  est  en  proie  à  une 
guerre  intestine  ,  qui  n'admet  ni  paix  ni  trêve ,  et  à  la  faveur 
de  laquelle  le  mal  ordinairement  prévaut. 

Enfin,  et  par  une  sorte  de  dérogation  à  la  loi  qui  régit  tous 
les  êtres,  l'homme  a  des  fins  déterminées,  et  cependant  il  en 
est  détourné;  la  nature  lui  marque  un  but;  mais  ce  but,  il 
ne  peut  pas  l'atteindre. 

Que  s'est-il  donc  passé  lors  de  la  création ,  ou  depuis  ?  Car 
il  est  certain  que  l'homme,  tel  qu'il  est  aujourd'hui  constitué, 
n'est  plus  un  être  harmonique  en  lui-même;  et  ce  fait  primi- 
tif une  fois  constaté,  il  importe  den  rechercher  la  cause. 

Les  philosophes  qui  ont  pris  ce  soin  n'ont  rien  pu  décou- 
vrir :  le  problème  est  resté  pour  eux  insoluble  ;  laissons  donc 
à  l'écart  les  hypothèses  de  tous  genres  que  leur  imagination 
leur  a  suggérées  ;  consultons  les  annales  sacrées  du  peuple 
chrétien. 

Or  il  résulte  de  ce  que  disent  nos  livres  saints  que  la  na- 
ture humaine,  en  sortant  des  mains  du  Créateur,  était  exempte 
d'imperfection,  et  offrait  une  harmonie  parfaite. 

Us  nous  apprennent,  en  effet,  que,  sur  les  degrés  de  cette 
échelle  immense ,  le  long  de  laquelle  tous  les  êtres  sont  dis- 
tribués, le  Créateur  avait  assigné  a  l'homme  un  rang  honora- 
ble; car  il  se  trouvait  immédiatement  placé  au-dessous  des 
esprits  purs ,  et  devait  jouir  comme  eux  du  privilège  d'être 
en  rapport  direct  avec  Dieu  :  toutefois  ,  et  par  suite  de  cette 

(i)  Voir  tome  I,  p.  216,  374  et  497- 


(  73  ) 

infinie  variété  que  le  grand  ordonnateur  des  choses  a  intro- 
duite dans  les  œuvres  de  la  création  ,  les  hommes  devaient 
naître  successivement  les  uns  des  autres,  à  la  différence  des 
anges  du  ciel  qui  ont  été'  créés  simultanément. 

Ainsi  le  genre  humain  ,  dans  l'origine  ,  était  renfermé  dans 
un  seul  couple,  et  même  il  fut  un  moment  où  l'humanité  tout 
entière  se  trouvait  contenue  dans  Adam.  De  l'homme  Dieu  fit 
sortir  Eve  d'abord,  et  les  deux  sexes  furent  distincts;  puis  la 
loi  de  la  génération  ordinaire,  ayant  été  constituée ,  le  genre 
humain  s'est  multiplié  sous  l'influence  de  cette  loi,  par  le  rap- 
prochement de  l'homme  et  de  la  femme. 

Pour  former  le  corps  d'Adam,  Dieu  avait  employé  le  limon 
de  la  terre;  quand  il  s'est  agi  de  créer  l'âme,  il  a  soufflé  sur 
la  face  tle  l'homme,  et  l'âme  humaine,  esprit  pur,  a  rayonné. 

Cette  âme  immatérielle  portait  le  cachet  de  son  auteur; 
image  et  ressemblance  de  la  Divinité,  elle  devait  en  retracer 
les  traits  principaux,  et  comme  il  y  a  en  Dieu  trois  hypostases, 
il  devait  se  trouver  dans  l'homme  quelque  chose  d'analogue. 

En  effet,  il  y  a  dans  l'homme  quelque  chose  qui  se  rap- 
porte à  la  Majesté  du  Très-Haut ,  quelque  chose  ,  en  outre , 
qui  correspond  h  la  vérité  éternelle,  quelque  chose  enfin  qui 
est  en  relation  avec  le  divin  amour.  Ainsi  les  trois  hypostases 
se  réfléchissaient  dans  l'âme  humaine,  comme  dans  un  miroir 
fidèle ,  et  si  l'homme  eût  toujours ,  usant  de  sa  liberté  con- 
venablement, dirigé  vers  le  but  auquel  elles  devaient  tendre 
toutes  les  puissances  de  son  âme  ,  s'il  eût  continué,  à  rendre  à 
Dieu  le  triple  hommage  d'adoration  ,  de  croyance  et  d'amour  , 
dont  aucune  créature  en  rapport  direct  avec  le  grand  Être  ne 
saurait  être  dispensée,  jamais  il  n'eût  éprouvé  le  remords,  il 
n'eût  jamais  été  malheureux. 

Mais  l'homme  s'est  volontairement  détourné  de  son  principe, 
et  de  concert  avec  la  femme ,  il  a  enfreint  la  loi  qui  leur  était 
commune  ;  de  ce  moment  il  y  a  eu  dans  la  nature  humaine 
équilibre  rompu ,  germe  de  corruption  introduit ,  guerre  in- 
testine soulevée;  misère,  affliction  et  mort  s'en  sont  suivies  : 
les  rapports  de  l'homme  avec  Dieu  ont  changé  ;  l'humanité 
dégradée  a  perdu  ses  prérogatives  et  ses  droits. 

Car  le  vice  que  nos  premiers  parens  ont  contracté  par  leur 
révolte  s'est  transmis  h  tous  leurs  descendans  ;  et  bien  que  la 
raison  ait  peine  à  concevoir  comment  cette  transmission  s'est 
faite,  et  continue  d'avoir  lieu  ,  l'expérience,  pleinement  d'accord 
avec  la  révélation  sur  ce  point,  confirme  de  plus  en  plus  que  tous 
II.  10 


(  74  ) 

les  hommes  naissent  enclins  au  mal  et  qu'à  leur  entre'e  clans 
le  monde  ils  sont  destinés  à  souffrir. 

Ainsi  la  nature  humaine  a  ëte'  corrompue  dans  sa  source; 
l'homme ,  jeté  loin  de  sa  sphère ,  a  perdu  de  vue  le  centre 
vers  lequel  il  devait  graviter  :  tout  en  lui  et  hors  de  lui  offre 
l'aspect  du  de'sordre  :  la  terre  est  devenue  stérile;  les  ani- 
maux, ont  méconnu  leur  Roi;  le  corps  s'est  soulevé'  contre  l'es- 
prit; le  bonheur  a  fui;  enfin  les  plus  nobles  puissances  de 
l'âme,  de'vie'es  de  leur  route ,  e'gare'es  dans  le  vague,  cherchent 
inutilement  le  terme  où  naturellement  elles  devaient  ahoutir. 

Ainsi  ces  trois  grandes  faculte's  d'admirer,  de  connaître  et 
d'aimer,  qui  devaient  être  dirigées  constamment  vers  l'Être 
souverain  en  qui  re'sident  sublimité',  sagesse  et  bonté',  se  sont 
de'tourne'es  de  leur  fin  e'ieve'e  pour  s'incliner  vers  la  terre. 
Elles  se  sont  replie'es  sur  le  moi ,  et  se  sont  abîmées  dans  la 
profondeur  de  légoïsme  :  si  parfois  elles  s'élèvent  du  fond 
de  ce  gouffre ,  c'est  pour  se  répandre  sur  des  créatures  impar- 
faites ,  ou  se  disperser  au  loin  sur  les  êtres  inanime's. 

Par  suite ,  le  besoin  d'aimer  a  produit  la  volupté  ;  le  besoin 
de  connaître  a  donné  naissance  à  la  vaine  curiosité,  et  le  be- 
soin d'admirer  s'est  fixé  particulièrement  sur  le  moi.  Sensua- 
lité,  curiosité,  orgueil,  voilà  ce  qui  donne  le  mouvement  à 
la  vie,  et  ces  grandes  passions,  qui  absorbent  toutes  les  au- 
tres, parce  que  toutes  les  autres  s'y  résolvent,  bouleversent 
sans  cesse  le  monde.  Ce  sont  là  ces  trois  concupiscences  dont 
parle  saint  Jean ,  qui  vicient  la  nature  humaine ,  et  la  rendent 
méconnaissable  ;  ce  sont  là  ces  trois  racines  de  péché  qu'il  faut 
extirper,  et  dont  saint  Augustin,  à  plusieurs  reprises,  marque 
d'un  trait  le  caractère;  se  sont  là  ces  trois  grands  fleuves,  dont 
Bossuet,  dans  son  Traité  de  la  Concupiscence ,  trace  le  cours, 
et  décrit  les  ravages  ;  fleuves  de  feu  qui  embrasent  la  terre 
plutôt  qu'ils  ne  l'arrosent,  a  dit  Pascal,  rappelant,  à  ce 
sujet,  les  paroles  de  l'Apôtre  ,  à  savoir,  que  tout  ce  qui  est  au 
monde  est  concupiscence  de  la  chair,  ou  concupiscence  des 
yeux,  ou  orgueil  de  la  vie,  libido  sentiendi ,  libido  sciendi , 
libido  dominandi.  Malheur  donc  à  ceux  qui  se  laissent  entraî- 
ner à  ce  qui  peut  flatter  les  sens,  et  qui  ne  sont  occupés  que 
des  moyens  de  les  satisfaire  ;  ils  sont  emportés  bien  loin  de 
cette  félicite'  qu'ils  se  proposaient  d'atteindre  ;  le  passé  est  pour 
eux  un  sujet  de  remords,  le  présent  ne  leur  offre  aucune  jouis- 
sance re'elle;  la  pensée  de  l'avenir  les  effraie.  Malheur  égale- 
ment à  ceux  qui  se  consument  en  recherches  inutiles  et  vai- 
nes; leur  ardente  curiosité  se  dissipe  en  mille  objets,  se  repaît 
de  sciences  frivoles  ;  et  même  en  ce  qui  regarde  les  sciences 


(  75  > 

véritables ,  elle  ne  sait  pas  les  mettre  à  profit.  Malheur  enfin 
à  ceux  que  possède  l'esprit  d'orgueil  ;  l'envie  les  tourmente  , 
l'ambition  les  de'vore  ;  ils  troublent  le  monde,  ils  se  rendent 
malheureux ,  et  à  la  fin  ,  dussent-ils  parvenir  au  sommet  de  la 
gloire,  quelle  récompense  auront-ils?  Une  récompense  aussi 
vaine  que  leurs  projets;  vani  vanam. 

C'est  ainsi  que  les  Augustin,  les  Pascal,  les  Bossuet,  en 
commentant  le  texte  dé  saint  Jean,  sont  entres  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  corruption  humaine ,  et  ont  mis  à  de'couvert 
les  racines  des  dispositions  vicieuses  que  l'homme  abandonne' 
de  Dieu  nourrit  dans  son  sein.  Ils  ont  pe'ne'tre  bien  plus  avant 
que  tous  les  philosophes  ensemble ,  dans  le  sanctuaire  de  la 
science  du  cœur  humain ,  et  cependant  ils  n'ont  pas  suivi 
d'autre  e'oole  que  celle  du  fils  de  Ze'be'de'e.  Où  donc  avait-il 
pris  ces  belles  choses,  ce  barbare,  dira  peut-être  quelque  phi- 
losophe de  nos  jours ,  aussi  infatué'  de  sa  science  que  l'était  le 
platonicien  Amelius  dont  j'emprunte  ici  les  paroles?  Je  réponds 
qu'il  les  avait  puisées  à  la  source  même  de  la  vérité  ;  c'est-à- 
dire  ,  que  Jean,  pauvre  pêcheur  de  la  Judée,  fils  de  Zébé- 
dée ,  pêcheur  comme  lui ,  avait  appris  de  son  divin  Maître 
que  l'homme  avait  été  mis  au  monde  pour  aimer  Dieu  et  di- 
riger tontes  les  puissances  de  son  âme  vers  cet  Etre  incompa- 
rable; pour  l'aimer  de  tout  son  esprit,  en  l'embrassant  comme 
la  vérité  pure;  de  tout  son  cœur,  en  voyant  tout  ce  qu'il  y  a 
d'aimable  en  lui  ;  de  toute  son  âme ,  en  s  élevant  à  la  contem- 
plation de  son  infinie  grandeur;  mais  que  l'antique  serpent 
ayant  tenté  l'homme  par  les  voies  de  la  curiosité,  de  l'orgueil, 
de  la  sensualité,  et  l'homme  ayant  succombé,  le  mal  alors 
s'est  répandu  sur  la  terre  par  ces  trois  sources  empoisonnées 
que  le  péché  de  nos  premiers  parens  a  malheureusement  ou- 
vertes; que  l'esprit  de  ténèbres  ayant  essayé  dans  des  temps 
plus  rapprochés  ,  d'attaquer  par  les  mêmes  moyens  le  nouvel 
Adam  dans  le  désert,  il  est  resté  confondu  :  qu'enfin  le  graud. 
sacrifice  qui  devait  opérer  la  rédemption,  ayant  été  consommé, 
la  nature  humaine  est  rentrée  dans  ses  droits.  Jean  a  donc 
connu  la  grandeur  primitive  de  l'homme,  sa  chute  déplora- 
ble, la  raison  des  contrariétés  qui  s'y  trouvent,  la  cause  des 
maladies  qui  le  travaillent,  et  le  remède  qui  devait  y  être  ap- 
porté. Ainsi  la  science  de  cet  homme  était  grande  et  de  plus 
en  prêchant  la  doctrine  qu'il  enseignait,  il  pouvait  se  rendre 
à  lui-même  témoignage  que  tout  ce  qu'il  annonçait  était  vrai  : 
et  scimus  quia  veruni  est  testimonium  ejtis. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  disciple  bien  -aimé  qui  a  été 
initié   à  ces  grands  mystères,  tout  chrétien  a  le  privilège  d'y 


(  76  ) 

être  admis.  Il  n'en  est  aucun  a  qui  on  laisse  ignorer  ce  qu'il 
importe  qu'il  sache  sur  son  origine  et  sur  sa  fin.  Il  ne  s'e'tonne 
pas  de  se  trouver  à  la  fois  si  grand  et  si  mise'rable  ,  car  il 
connaît  à  quoi  tient  le  malaise  qu'il  e'prouve ,  et  comment  ce 
de'sordre  peut  être  re'pare'.  Il  sait  que  s'il  marche  dans  la  voie 
des  commandemens  du  Seigneur,  que  s  il  lui  rend  exactement 
ici  bas  le  culte  de  foi  par  lequel  l'esprit  se  soumet  à  la  vérité 
éternelle,  le  culte  d'amour  par  lequel  le  cœur  se  livre  à  celui 
qui  est  tout  aimable ,  le  culte  d'adoration  par  lequel  lame 
s'incline  devant  la  toute-puissance  divine ,  il  sera  mis  en  pos- 
session et  pour  toujours  de  la  suprême  félicité.  Alors  commen- 
cera ce  jour  qui  n'aura  pas  de  soir,  dans  cette  patrie  qui  n'aura 
pas  d'ennemis.  Oui,  c'est  là,  dit  saint  Augustin,  c'est  dans  la 
Jérusalem  céleste ,  que  nous  nous  réposerons  et  que  nous  ver- 
rons ,  que  nous  verrons  et  que  nous  aimerons ,  que  nous  aime- 
rons et  que  nous  louerons.  Nos  pencbans  se  dirigeront  avec  une 
incroyable  vivacité  vers  Celui  qui,  sans  le  péché,  en  aurait 
toujours  été  l'objet ,  vers  Celui  qu'on  verra  sans  fin ,  quon 
aimera  sans  dégoût,  qu'on  louera  sans  lassitude.  L'ordre  le 
plus  parfait  régnera  dans  la  cité  sainte  ;  il  n'y  aura  plus  de 
combats  à  soutenir ,  plus  de  misères  à  supporter  :  la  vertu 
sera  facile ,  le  bonheur  l'accompagnera  toujours  ;  et  ce  bel  or- 
dre ne  sera  jamais  troublé.  Voilà  ce  qui  sera  à  lajin ,  voilà 
ce  qui  cera  sans  jin. 

Telles  sont  les  révélations  importantes  que  reçoit  le  chrétien 
sur  ses  destine'es  futures  :  et  Ion  peut  voir,  cl  après  ce  court 
exposé,  combien  la  religion  pousse  l'homme  en  avant  dans  la 
connaissance  de  sa  propre  nature.  La  science  inductive  ne  le 
conduira  jamais  jusque  la  ;  et  lors  même  qu'elle  arriverait  un 
jour  h  se  rendre  compte  des  contradictions  du  cœur  bumain  , 
et  à  décrire  d'une  manière  exacte  toules  les  conséquences  de 
ce  phénomène  étrange,  il  lui  resterait  a  en  découvrir  la  cause; 
or  c'est  ce  qu'elle  ne  fera  pas,  disons  mieux,  c'est  ce  quelle 
ne  peut  pas  même  essayer  de  faire,  d'après  les  principes  qu'elle 
a  posés. 

En  effet,  et  d'après  ce  qu'elle  a  toujours  professé,  la  phi- 
losophie écossaise  ne  peut  pas  s'étendre  au-deia  des  faits  pri- 
mitifs; il  lui  arrivera  souvent  de  rester  en  arrière  ;  mais  elle 
ne  doit  jamais  les  dépasser;  son  enseignement  sous  ce  rapport 
laisse  donc  un  grand  vide  à  remplir;  toutefois,  et  comme, 
science  préparatoire,  elle  est  susceptible  de  prendre  de  l'inté- 
rêt; puis  en  s'associant  à  une  philosophie  plus  relevée,  elle 
peut  acquérir  un  degré  d'importance  qu'elle  n'atteindra  pas 
sans  cela. 


(  11 

Du  reste  ce  n'est  point  avec  l'ontologie ,  qu'elle  a  signalée  si 
souvent,  et  avec  juste  raison,  comme  une  science  hasardeuse 
qui  tre'buche  à  chaque  pas,  qu'elle  peut  essayer  de  s'associer; 
mais  la  religion  qui  offre  des  garanties  incontestables ,  au  moyen 
des  titres  qui  autorisent  sa  mission ,  lui  servira  de  guide  dans 
le  labyrinthe  de  la  psychologie;  elle  la  dirigera  dans  cette  voie, 
puis  s  élèvera  avec  elle  quand  il  s'agira  de  pe'ne'trer  dans  les  cieux. 

Si  le  secours  de  la  religion  est  par  elle  de'daigne',  la  philo- 
phie  e'cossaise  ne  sortira  point  du  cercle  étroit  dans  lequel  elle 
s'est  elle-même  renferme'e ,  et  cette  science  ste'rile  ne  répondra 
point  aux  besoins  de  l'humanité.  Réduite  à  ses  propres  for- 
ces, elle  cheminera  à  peine  jusqu'au  dogme  de  l'immatérialité 
de  l'âme,  et  dans  tous  les  cas,  elle  ne  pourra  jamais  établir, 
que  sous  forme  d'hypothèse,  le  principe  de  son  immortalité; 
ainsi  l'origine  et  la  fin  de  l'homme,  la  raison  des  contradic- 
tions qui  sont  le  propre  de  la  nature  humaine  ,  telle  qu'elle 
est  aujourd'hui  faite,  resteront  perpétuellement  en  dehors  du 
cercle  de  ses  investigations  :  elle  sera  d'ailleurs  dans  l'impuis- 
sance d'établir  un  code  de  morale  complet  et  basé  solidement: 
enfin  elle  sera  toujours  incapable  de  poser  les  principes  d'un 
système  religieux  quelconque. 

Il  s'agit  donc  de  savoir  si  M.  Jouffroy  et  M.  Damiron ,  qui 
voudraient  transplanter  en  France  cette  philosophie  étrangère, 
laquelle  dépérit  au  lieu  même  qui  l'a  vue  naître,  compren- 
dront la  nécessité  qu'il  y  a ,  pour  la  ranimer ,  de  souffler  sur 
elle  l'esprit  de  vie. 

Or  il  ne  paraît  pas  qu'ils  aient  senti  jusqu'ici  combien  cette 
nécessité  est  impérieuse,  puisqu'au  lieu  d'appeler  au  secours 
de  la  philosophie  écossaise  la  religion  chrétienne  et  la  foi,  ils 
ont  imaginé  d'insinuer  en  elle  le  principe  de  l'éclectisme.  Il 
est  vrai  qu'ils  ont  abandonné  depuis  ce  projet  inexécutable, 
mais  ils  sont  toujours  fort  éloignés  de  concevoir  que  la  philo- 
sophie écossaise ,  pour  marcher  avec  quelque  assurance  et 
fournir  une  noble  carrière,  ait  besoin  de  la  religion.  Pleins 
de  cette  idée  que  les  écossais,  en  adoptant  l'usage  exclusif  de 
la  méthode  d'induction  ont  enfin  trouvé  ce  critérium  véritable 
à  la  poursuite  duquel  la  philosophie  s'est  épuisée  jusqu'ici  vai- 
nement, ils  essaient  de  soumettre  à  l'épreuve  de  cette  méthode 
les  hypothèses  qui  ont  été  faites  sur  la  nature  de  l'homme;  et 
tous  les  jours  ils  désapprennent  quelque  chose.  Ainsi  leur  mar- 
che ,  au  lieu  d'être  progressive  est  au  contraire  rétrograde.  Il 
est  certain,  par  exemple,  que  M.  Jouffroy  est  beaucoup  moins 
avancé  que  ne  l'était  Reid  ,  puisqu'il  tient  pour  insolubles  des 
questions  vitales  que  le  fondateur  de   l'école  écossaise   s'était 


(  7«  ) 

permis  de  décider.  Dirons-nous  que  M.  Jouffroy  est  blâmable 
en  cela?  Non,  car  il  nous  paraît  que  pour  re'soudre  ces  grands 
problèmes ,  Reid  n'avait  point  assez  de  donne'es  :  mais  on  peut 
reprocher  à  M.  Jouffroy  comme  à  M.  Damiron  de  s'aveugler 
sur  l'insuffisance  de  la  science  qu'ils  veulent  constituer  ,  et  de 
se  me'prendre  l'un  et  l'autre  sur  la  vraie  nature  de  1  esprit  phi- 
losophique. Inquiet  et  toujours  agite' ,  l'esprit  philosophique  ne 
peut  pas  demeurer  stationnaire  ;  il  faut  qu'il  marche ,  et  de 
nos  jours  il  se  pre'cipite  :  quel  est  l'homme  qui  pourra  l'arrê- 
ter ?  Quel  est  l'insensé'  qui  se  flattera  de  le  faire  reculer  ? 
M.  Cousin  a  mieux  apprécie'  1  état  des  choses  :  il  a  vu  que  le 
sensualisme  était  épuisé,  que  le  spiritualisme  avait  été  poussé 
jusqu'à  sa  dernière  conséquence  ;  il  s'est  jeté  dans  l'éclectisme  : 
c'était  là  ,  en  effet ,  que  l'esprit  humain  tendait  !  entraîné  par 
sa  fougue  M.  Cousin  dès  lors  a  montré  qu'il  jugeait  avec  dis- 
cernement ce  qui  pouvait  convenir  à  son  siècle.  Il  aura  la  gloire 
d'avoir  accéléré  le  mouvement  qui  pousse  le  philosophisme  à 
son  terme  ,  c'est-à-dire  ,  au  scepticisme.  Lorsque  tout  est  vrai , 
il  n'y  a  plus  rien  de  vrai  :  lorsque  tout  est  bien ,  il  n'y  a  plus 
rien  de  bien.  Ainsi  l'éclectisme  n'est  qu'une  derrière  illusion. 
Mais  ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'entrer  dans  l'examen  de  ce  sys- 
tème ,  ayant  l'intention  de  traiter  sous  peu  la  matière  au  fond. 
Quand  à  l'insuffisance  de  la  pliilosophie  écossaise ,  il  nous  pa- 
raît qu'elle  est  démontrée.  R g. 

(  De  Correspondant ,  n°  3o  ;   tome  II.  ) 


DE    NOTRE    AVENU!    RELIGIEUX; 

TROISIEME    ARTICLE   (1). 

Du  Mysticisme  et  du  Méthodisme  en  Allemagne  et  en  Angle- 
terre.  Du  Protestantisme  français.   De  son  avenir. 

Nous  avons  vu  dans  un  précédent  article  ce  qu'est  devenu  le 
protestantisme  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  comment  il  y  a 
abouti  d'une  part  à  un  indifférentisme  complet,  masqué  d  un 
respect  extérieur,  d'autre  part,  à  une  doctrine  philosophique 
toute  négative.  Toutes  ces  sectes  si  fanatiques  .  si  entichées  de 
leurs  dogmes  sont  venues  se  perdre  dans  le  déisme  comme  les 

(i)  Voir  tome  I,  p.  -juG  et  ^03. 


(   79  ) 

fleuves  dans  la  mer.  Mais,  à  mesure  que  l'esprit  critique  allait 
décimant  chaque  jour  les  ve'rite's  du  christianisme  ,  il  y  avait 
des  hommes  qu'effrayait  sa  tendance  destructive,  et  une  lutte 
s' établit  contre  lui  dans  le  sein  de  la  re'forme.  Dès  le  commen- 
cement du  dernier  siècle ,  une  sorte  de  re'volte  fut  organise'e 
contre  le  principe  d'examen  :  on  se  rattacha  avec  forpe  au  prin- 
cipe de  foi  :  on  s'efforça  ,  si  non  de  remonter  le  courant ,  au 
moins  de  jeter  l'ancre  où  l'on  était ,  et  de  sauver  du  naufrage 
ce  qui  restait  de  dogmes  clire'tiens.  Pendant  que  la  dialectique 
des  the'ologiens  philosophes  menait  la  re'forme  si  grand  train , 
des  hommes  pieux  qui  comprenaient  qu'une  religion  est  autre 
chose  qu'une  opinion  ,  et  qu'on  n'est  pas  chre'tien  comme  on 
est  platonicien  ,  s'efforçaient  de  re'veiller  dans  les  âmes  le  sen- 
timent religieux,  d'y  ranimer  la  foi  et  l'amour.  Tels  furent  en 
Allemagne  les  fondateurs  des  sectes  mystiques ,  des  pie'tistes , 
des  hernhutes,  etc.;  tels  les  premiers  méthodistes  en  Angle- 
terre. Ce  n'étaient  pas  en  ge'ne'ral  de  grands  logiciens  :  leur 
inconséquence  sautait  même  aux  yeux  ;  mais  c'était  une  noble 
inconséquence.  Il  y  a  dans  le  cœur  humain  un  besoin  profond 
de  religion  auquel  les  plus  beaux  argumens  du  monde  ne  peu- 
vent faire  prendre  le  change  :  ils  s'adressèrent  à  ce  besoin  in- 
time. Leurs  convictions  étaient  fortes  et  ardentes;  elles  allaient 
souvent  jusqu'au  fanatisme  ;  mais  le  fanatisme  même  est  un 
signe  de  force  et  de  vie  :  ils  parlaient  plus  au  cœur  qu'à  l'es- 
prit ,  ils  lui  donnaient  ces  émotions  dont  il  est  si  avide,  et  dont 
l'esprit  raisonneur  avait  tari  sa  source  :  cela  suffit  pour  leur 
donner  des  prosélytes. 

Il  n'est  pas  de  notre  sujet  de  faire  ici  l'histoire  de  ces  diver- 
ses sectes  :  nous  ne  les  considérons  que  sous  un  seul  point  de 
vue ,  comme  réactions  du  sentiment  religieux ,  et  nous  cher- 
chons plutôt  à  nous  rendre  compte  de  ce  qu'elles  ont  de  com- 
mun qu'à  déterminer  leurs  caractères  particuliers.  On  peut  les 
désigner  sous  la  dénomination  générique  de  mysticisme  et  de 
méthodisme.  Quoique  les  protestans  rationalistes ,  en  les  com- 
battant,  se  servent  indifféremment  de  ces  deux  mots,  il  y  a 
cependant  une  distinction  à  faire.  Ainsi  le  mysticisme  appar- 
tient plus  spécialement  à  l'Allemagne ,  le  méthodisme  à  l'An- 
gleterre. Rien  de  plus  exalté  et  de  plus  rêveur  que  les  ima- 
ginations allemandes.  Le  génie  des  sectes  modernes  y  a  été 
généralement  tendre  et  contemplatif;  la  religion  y  est  devenue 
une  pure  affaire  de  cœur  :  on  n'a  plus  aspiré  qu'à  l'union  in- 
time de  l'âme  avec  Dieu,  à  l'intuition  immédiate,  à  une  sorte 
de  vision  béatifique  anticipée  :  de  là  l'illuminisme ,  le  swéden- 
borgisme  et  leur  merveilleux  ;  de  là  aussi  cette  religiosité  un 


(   So    ) 

peu  vague  dont  se  sont  teintes  la  poe'sie  et  même  la  philoso- 
phie allemandes,  cette  sentimentalité',  cet  amour  d'e'raotions 
qui  a  souvent  fait  tourner  les  yeux  avec  regret  vers  les  pom- 
pes touchantes  du  culte  catholique.  Il  y  a  dans  la  tendance  re- 
ligieuse des  Allemands  quelque  chose  qui  ressemhle  au  quié- 
tisme  :  le  méthodisme  anglais  au  contraire  se  rapproche  heaucoup 
du  jansénisme.  D'ahord  c'est  la  même  manière  de  conside'rer 
les  dogmes  de  la  grâce  et  de  la  prédestination ,  le  même  pen- 
chant à  ane'antir  la  liherte'  humaine.  Un  autre  point  de  res- 
semblance, c'est  le  rigorisme,  la  séve'rite'  outre'e  et  minutieuse 
de  la  morale  :  contradiction  bizarre  qui ,  après  avoir  fait  en 
quelque  sorte  de  la  volonté'  de  l'homme  un  agent  passif,  l'es- 
clave irresponsable  dune  fatalité'  invincible,  lui  impose  les  rè- 
gles les  plus  strictes,  et  lui  demande  un  compte  aussi  rigou- 
reux de  ses  moindres  faiblesses  que  si  tout  en  elle  dc'pendait 
d'elle.  La  justification  par  la  foi  seule,  1  inutilité'  des  bonnes 
œuvres  pour  le  salut,  tel  est  le  dogme  capital  du  me'thodisme  : 
la  multiplication  de  ces  œuvres  à  l'infini ,  telle  est  sa  morale. 
Il  y  a,  comme  on  le  voit,  dans  les  sectes  anglaises  quelque 
chose  de  moins  vague ,  de  moins  doux  que  dans  les  sectes  al- 
lemandes :  leur  caractère  ge'ne'ral  est  au  contraire  positif  et  dé- 
termine'  :  le  ge'nie  national  les  a  marque'es  de  son  empreinte. 
Le  mouvement  me'thodiste  a  été'  grand  en  Angleterre  et  on  au- 
rait tort  de  croire  que  ce  pays  est  reste  ce  qu'il  e'tait  au  temps 
de  Hume  et  de  Gibbon  :  il  v  a  eu  une  sorte  de  restauration 
pour  le  calvinisme  et  le  puritanisme.  Ce  n'est  pas  que  les  mé- 
thodistes  ne  soient  en  minorité,  mais  leur  nombre  est  grand 
et  leur  action  s'est  fait  sentir  hors  de  leurs  congrégations  par- 
ticulières et  jusque  dans  l'église  anglicane.  Ils  ont  montré  dès 
leur  naissance  beaucoup  d'activité  et  d'esprit  de  prosélytisme  ; 
c'est  leur  esprit  qui  a  donné  naissance  a  cette  foule  d associa- 
tions religieuses  qui  couvrent  la  surface  de  l'Angleterre,  socié- 
tés bibliques ,  sociétés  des  missions  ,  soit  pour  les  idolâtres  , 
soit  pour  les  chrétiens  du  continent ,  sociétés  pour  répandre 
des  traités  religieux,  etc.,  etc.,  etc.  Ce  zèle,  il  est  vrai,  n'a 
pas  été  aussi  productif  qu'il  veut  le  faire  croire,  et  s'il  faut 
s'en  rapporter  aux  protestans  non-méthodistes,  il  y  a  eu  dans 
tout  cela  plus  d'éclat  et  de  bruit  que  de  grands  résultats. 

Résumons -nous  en  quelques  mots  sur  l'état  des  deux  pays 
dont  nous  avons  entretenu  nos  lecteurs.  Pour  la  grande  majo- 
rité ,  le  christianisme  est  h  peu  près  anéanti  :  là  où  il  n'y  a  pas 
incrédulité  raisonnée  ,  il  y  a  au  moins  indifférence  pratique; 
dans  un  petit  nombre  d'hommes  ,  le  sentiment  religieux  s'est 
réveillé;  on  s'y  efforce  de  retenir  le  christianisme,  mais  ces 


(  81    ) 

efforts  louables  sont  médiocrement  efficaces.  Arrivons  h  la 
France,  où  nous  retrouverons  le  protestantisme  avec  ses  deux 
formes  rationaliste  et  mystique.  Le  protestantisme  français  a 
produit  au  seizième  siècle  de  grands  hommes  et  de  grands  évé- 
nemens.  De'truit ,  comme  puissance  politique,  par  le  cardinal 
de  Richelieu,  il  a  brille'  encore  au  dix-septième  siècle,  par  les 
théologiens  et  les  controversistes  célèbres  sortis  de  son  sein  : 
les  plus  grandes  lumières  de  la  réforme  étaient  alors  en  France, 
et  Bossuet  y  trouva  des  adversaires  capables  de  lui  disputer 
quelques  instans  la  victoire.  L'église  réformée  de  nos  jours  n'a 
pas  fait  beaucoup  parler  d'elle,  soit  parce  que  la  révocation 
de  ledit  de  Nantes  a  interrompu  les  traditions,  et  enlevé  les 
moyens  d'instruction  ,  soit  plutôt  à  oanse  de  l'abandon  général 
des  questions  théologiques.  Mais  il  est  certain  que  le  protes- 
tantisme chez  nous  est  plus  sage  que  partout  ailleurs.  Ou  s'ob- 
serve en  présence  de  l'ennemi  ;  ce  n  est  pas  au  milieu  des 
catholiques  qu'on  se  laisse  aller  aux  extravagances  et  aux  exa- 
gérations, et  qu'on  pousse  ii  toutes  leurs  conséquences  ses  prin- 
cipes ou  ses  seutimens.  Néanmoins  ,  c  est  peut-être  dans  les 
écrits  des  protestans  de  France  qu'on  peut  le  mieux  juger  îe 
protestantisme  en  général'.  11  y  a  dans  l'esprit  français  une  jus- 
tesse et  une  netteté  particulière.  Plus  précis  que  l'esprit  alle- 
mand, plus  étendu  que  l'esprit  anglais,  il  sait  généraliser  les 
questions  sans  se  perdre  dans  le  vague  et  les  circonscrire  sans 
les  rétrécir.  C'est  un  avantage  immense  pour  faire  marcher  les 
^discussions.  Comme  leurs  coreligionnaires  étrangers,  nos  com- 
patriotes sont  divisés  en  rationalistes  et  mystiques  ,  en  philo- 
sophes qui  détruisent  la  Bible  par  l'exégèse  ,  la  révélation  par 
le  raisonnement,  et  mènent  le  christianisme,  quoi  qu'ils  en 
disent ,  a  un  pur  naturalisme,  et  en  dévots  qui  cherchent  à  ré- 
chauffer le  sentiment  religieux  en  dépit  de  la  logique,  se  rat- 
tachent aux  anciens  formulaires  calvinistes,  pour  avoir  foi  à 
quelque  chose  ,  et  repoussent  ces  systèmes  trop  conséquens  où 
le  cœur  se  trouve  entièrement  à  sec. 

J'insiste  a  dessein  sur  cette  division  ,  parce  qu'elle  me  sem- 
ble constituer  un  véritable  schisme  dans  le  protestantisme.  Les 
deux  partis  se  proscrivent  la  où  ils  peuvent,  comme  on  la  va 
récemment  à  Genève  et  à  Lausanne  :  là  où  ils  ne  le  peuvent 
pas,  ils  se  livrent  une  guerre  de  plume  fort  vive;  nulle  part 
ils  ne  se  traitent  fraternellement.  Au  commencement  de  ce  siè- 
cle,  un  théologien  allemand,  effrayé  des  progrès  du  nêopro- 
teslantisme ,  proposait  de  faire  une  séparation  entre  les  anciens 
et  les  nouveaux  chrétiens  :  cette  séparation  exi  ;te  de  fait  au- 
II. 


(    82    ) 

jourcVlmi.    La  Revue  protestante ,  organe  de  la  doctrine  ratio- 
naliste en  France ,  l'établit  fort  clairement  dans  son  numéro  de 
janvier  1800,  lorsqu'elle  divise  ses  corre'ligionnaires  en  rétro- 
grades et  progressifs,  hommes  de  Y  ancien  régime  et  du  nouveau 
régime.   Le  me'thodisme ,  autant  qu'on   en  peut  juger,  ne  lui 
semble  guère  supe'rieur  au  catholicisme  :  il  n'est  pas  plus  en 
harmonie  avec  ce  qu'on  appelle  les  besoins  de  l'époque.  «  Il 
est  étroit ,  sectaire ,  pénétré  d'horreur  pour  tout  progrès  dogma- 
tique ;  il  conserve  même  quelque  bonne  volonté  d'intolérance. 
M.  Vincent,  pasteur  à  Nîmes  ,  et  auteur  d'un  ouvrage  assez  re- 
marquable  intitule'    :   Vues  sur  le  protestantisme  en  France , 
quoiqu'il  aille  moins  loin  en  rationalisme  que  la  Revue,  n'est 
pas  plus  favorable  au  me'thodisme.  11  observe  avec  beaucoup 
de   raison  que  la  réforme   ne   fut  d'abord  que  le  catholicisme 
changé  de  place ,  et  qu'on  en  peut  dire  autant  de  ceux  qui  veu- 
lent remettre  en  vigueur  le  calvinisme  primitif.  Leur  tendance 
lui  paraît  grosse  de  tempêtes  et  destructive  des  progrès  cl  de  la 
liberté  de  tous.  Quand  donc   les  hommes  de  cette  école  nous 
montrent  le  protestantisme  marchant  à  la  conquête  du  monde  , 
il  est  évident  qu'ils  entendent  parler  d'une  marche  en  sens  in- 
verse du  mouvement  mystique  et  méthodiste.  Voyez  avec  quelle 
complaisance  ils  nous  entretiennent  du  peu  de  succès  qu'ont 
obtenu  les  institutions  religieuses  fondées  de  nos  jours  par  Yes- 
pril  ancien  ;  ce  sont  des  sociétés  de  parti  qui  ne  peuvent  avoir 
aucune   action.   Propagatrices    d'une  théologie  qui  Jinit ,   elles 
ri  ont  rien  en  elles ,  à  part  leurs  intentions ,  qui  fasse  à  nos  in- 
telligences un  appel  qui  puisse  être  entendu.  Comment,  en  ef- 
fet, des  gens  qui  croient  encore,  entre  autres  choses,  à  l'exis- 
tence du  diable,  à  la  damnation  éternelle,  au  péché  originel, 
à  la  Trinité  ,  etc.,  peuvent-ils  espérer  d  être  écoutés  dans  notre 
siècle  (i)?  Il  faut  convenir  que  les  protestans  progressifs  ont 
beau  jeu   contre  ceux   qui  veulent  maintenir  une  orthodoxie 
calviniste  :  leur  inconséquence  est  si  claire,  si  palpable,  elle 
saute  tellement  aux  yeux  !  Dès  que  la  liberté  d'examen  est  po- 
sée en  principe,  il  est  absurde  de  vouloir  lui  poser  des  limi- 
tes. Car  «  les  valentiniens  ont  le  même  droit  que  Valentin ,  les 
»    marciouites  le  même  droit  que  Marcion  de  modifier  la  foi  à 
»   leur  gré  (2).  » 

Qu'il  y  ait  incompatibilité  radicale  entre  le  protestantisme 
des  méthodistes  et  celui  des  rationalistes,  c'est  ce  dont  on  ne 
peut  douter  quand  on  lit  la  controverse  des  deux  partis.  Il  y  a 

(1)  Voyez  la  Revue  protestante  de  janvier   i83o. 

(2)  Terlullien. 


(  33  ) 

deux  ans ,  la  Revue  protestante  essaya  Je  poser  les  bases  de  ce 
qu'elle  appelait  la  grande  unité' protestante;  mais  le  méthodisme 
refusa  tout  net  son  adhésion  à  ces  vues  conciliatrices  :  aussi 
la  Revue  assure-t-elle  que  l'esprit  ancien  déteste  cordialement 
l'esprit  nouveau.  Nous  citerons  un  passage  de  la  critique  que 
fit  de  son  plan  de  réunion  un  recueil  méthodiste,  les  Archives 
du  christianisme.  On  pourra  juger  de  quelle  nature  sont  les  di- 
vergences qu'il  s'agissait  de  fondre  ensemble  :  «  Voyons  un 
»  peu ,  dit  ce  journal ,  quelle  est  cette  unité  et  cette  confor- 
»  mité.  Vous ,  vous  dites  que  l'homme  naît  bon  ;  moi  ,  je  dis 
»  qu'il  naît  mauvais  :  nous  voilà  d'accord.  Vous ,  vous  dites  que 
»  le  Rédempteur  est  une  créature  et  même  un  homme;  moi, 
»  je  dis  qu'il  est  le  Créateur  et  Dieu.  EU  bien  ,  est-ce  que  cela 
»  ne  revient  pas  tout-à-fait  au  même?  Ne  vous  avais-je  pas  dit 
»  que  nous  étions  dans  la  plus  parfaite ,  la  plus  profonde  uni- 
»  té?...  »  Et  ailleurs  :  «  Si  le  Christ  est  Dieu  ,  c'est  une  impiété 
»   de  ne  pas  l'adorer;  s'il  est  une  créature,  c'est  une  idolâtrie 

»   de  le  faire D'après  le  système  d'unité  qu'on  a  mis  en 

»  avant,  il  sera  facile  de  prouver  notre  unité  avec  la  religion 
»   du  grand  Turc  ,  etc. ,  etc....  » 

Voilà  donc  deux  doctrines  opposées  :  l'une  fondée  sur  làjbi 
et  même  sur  l'autorité,  ayant  une  théologie  dogmatique  que 
ses  partisans  regardent  comme  le  fond  même  du  christianisme, 
et  qu'ils  défendent  contre  tout  changement,  contre  toute  mo- 
dification; l'autre,  fondée  sur  l'indépendance  absolue  de  la  rai- 
son ,  repoussant  tous  les  dogmes  indémontrables ,  soumettant  la 
vieille  théologie  à  linévilable  loi  du  progrès  ,  ou  plutôt  la  re- 
jetant avec  mépris  comme  une  forme  surannée  ,  une  enveloppe 
obscure  et  incompréhensible  de  la  vérité.  Laquelle  de  ces  deux 
doctrines  est  le  vrai  protestantisme ,  celui  auquel  l'empire  du 
monde  est  promis?  Il  laut  bien  que  l'une  des  deux  absorbe 
l'autre  :  car  il  est  évident  que  les  progrès  du  mysticisme  n'au- 
raient lieu  qu'aux  dépens  du  rationalisme,  et  que  ce  dernier  ne 
prévaudrait  qu'en  faisant  disparaître  l'autre.  Avant  de  prétendre 
à  des  conquêtes  extérieures,  il  faut  que  cette  querelle  intestine 
soit  vidée.  Lequel  triomphera  donc  de  Y  esprit  ancien  ou  de  Yesprit 
nouveau P  Le  premier  a  pour  point  d'appui  ce  besoin  de  foi  et 
d'amour,  ou,  comme  dit  la  Revue,  de  conviction  sëntirru  ntide, 
si  vif  et  si  énergique  dans  l'âme  humaine,  et  qui  s'attache  par- 
tout où  il  peut  :  il  doit  gagner  à  lui  les  imaginations  ardentes, 
les  âmes  tendres,  les  femmes,  tous  ceux  à  qui  il  faut  une  re- 
ligion du  cœur  :  mais  le  rationalisme,  a  de  son  côté  la  logique 
et  la  science;  en  lui  e^t  le  véritable  esprit  du  protestantisme; 
il  ne  fait  que  s'abandonner  à  sa  pente,  continuer  le  mouve- 


(  84  ) 

ment  donné  ;  enfin  il  est  plus  en  harmonie  avec  le  siècle  et  ses 
lumières.  Ce   sont  la  de  terribles  avantages  de  position.   Aussi 
sommes  nous  de  l'avis  de  la  Revue  sur  l'avenir  du  me'thodisme  : 
nous  le  croyons  impuissant  à  produire  aucun  effet  durable,  du 
moins  en  France,  et  nous  ne  sommes  pas  surpris,  maigre'  tout 
le  mouvement  qu'il  s'est  donne',  que  ses  institutions  n'aient  eu 
que  d'assez  minces  résultats.   A  considérer  les  choses  sous  un 
certain  point  de  vue,  nous  le  regrettons;  car  nous  nous  sentous 
plus  de  sympathie  pour  les  méthodistes  que  pour  leurs  adver- 
saires. Ii  y  a  parmi  eux  de  grandes  vertus,  et  il  en  est  beau- 
coup auxquels  nous  dirions  volontiers  ce  que  Bacon  disait  aux. 
Jésuites  :  Cwn  talis  s' s,  ut'nam  nosicr  esses.  Dans  ce  parti  il  y 
a  au  moins  sentiment  religieux  et  sentiment  chrétien,  choses 
que  la  tendance  rationaliste  doit  effacer  tous  les  jours  davan- 
tage. Or  c'est  ce  rationalisme  ,  cet  esprit  nouveau  qui  domine 
dans  l'église  réformée  de  France ,  si  nous  en  croyons  M.  Vin- 
cent,  et  nous  sommes  portés  à  le  croire.  Comme  il  n'a  rien  de 
gênant,  qu'il    s'accommode  facilement  avec  les  doctrines  phi- 
losophiques du  dernier  siècle  et  avec  l'indifférentisme,  il  doit 
plaire  à  tous  ceux   qui  aiment  leurs  aises,  et  ce  doit  être  la 
grande   majorité  dans  l'église   protestante  comme  partout  ail- 
leurs. Mais  qu'est-ce  que  la  religion  rationnelle ,  quelle  est  sa 
valeur,  quelle  est  son  influence  possible  sur  l'avenir  de  ce  pays? 
Le  rationalisme  a  la  prétention  d'être  une  forme  du  christia- 
nisme comme  une  autre;  mais  c'est,  à  notre  avis,  une  préten- 
tion bien   mal   fondée.  Ce  système  n'est  qu'un  équivalent  du 
déisme,  ou  ,  si  on  l'aime  mieux,  du  mahométisme ,  qui  regarde 
aussi   Jésus-Christ  comme  un  grand  et  saint  législateur.  Pour 
sa   divinité,  on  pense  bien  qu'il  n'en  peut  plus  être  question. 
L'idée   même  de   révélation  surnaturelle  semble  oiseuse  à  la 
Revue  protestante.  Voici  comment  elle  1  envisage  :    «  Que  Ion 
»    dise  que  Dieu  a  produit  le  christianisme  par  l'intervention 
»    générale  et  constante  de  sa  providence,  ou  qu'il  l'a  produit 
>•   par  une  intervention  spéciale  et  exceptionnelle;  ces  deux  as- 
»   sériions  nous  paraissent  revenir  absolument  au  même.  »   Et 
ailleurs,   «  C'est  parce  que  nous  voyons  dans  le  christianisme 
»   le  plus  magnifique  système  de  vertu  et  d'immortalité  qui  ait 
»    paru  sur  la  (cire,  que  nous  en  reconna:ssons  la  divinité  (i).  » 
Eoussenu  a  dit  aussi  ,  sans  rue  cela  tirât  à  conséquence  :  «  La 
»    mort  de  Socrate  est  celle  d'un  homme,  la  mort  de  Jésus  est 
»    celle  d'un  Dieu.  »  L'Évancile  est  divin  pour  les  rationalistes, 
comme  Homère  est  divin  ,  parce  que  tout  ce  qui  est  beau,  tout 


[\)  Revue  Protestante, 


(  85  ) 

ce  qui  est  vrai  vient  de  Dieu  en  dernière  analyse.  Dieu  s'est 
re've'le'  dans  la  Bible,  comme  il  s'est  re'véle'  dans  le  Phe'don; 
parce  que  partout  où  on  avance  une  belle  proposition  ,  où  on 
pose  un  beau  pre'cepte ,  il  y  a  révélation.  J'avoue  que  je  ne 
puis  de'couvrir  quelle  nuance  sépare  du  de'isme  pur  un  pareil 
christianisme.  Tous  les  principes  que  vous  mutiez  en  avant,  les 
de'istes  vous  les  accorderont  ;  et  s  il  y  a  contestation  entre  eux 
et  vous  pour  le  terme  de  divin ,  ce  sera  pour  le  coup  une  pure 
dispute  de  mots. 

Mais,  voulez  vous  connaître  ce  qui  fait  le  fond  même  du  ra- 
tionalisme :  on  va  vous  l'expliquer.  Il  y  a,  nous  dit-on,  deux 
manières  d'être  protestant  :  la  première  est  de  repousser  cer- 
tains dogmes  de  1  Eglise  romaine  ,  pour  mettre  les  siens  à  la 
place  :  la  seconde  de  ne  plus  vouloir  la  tyrannie  spirituelle  de 
Rome ,  ni  de  personne  (i),  ou,  en  d'autres  termes,  de  repous- 
ser toute  espèce  de  dogmes  positifs.  Gest  en  effet  la  l'essence 
du  nouveau  protestantisme,  il  se  re'duit  à  un  seul  principe  : 
la  liberté'  de  croyance  et  d'examen;  «  sous  l'Evangile  »  ,  ajoute- 
t-il,  ce  qui  serait  déjà  une  contradiction,  si,  grâce  à  {'exégèse, 
l'Evangile  n  était  pas  devenu  aussi  flexible,  aussi  variable,  ou, 
si  l'on  veut,  aussi  perfectible  que  tout  le  reste.  Le  symbole  est 
donc  très-simple  ,  et  peut  se  formuler  de  la  manière  suivante  : 
vous  croirez  ce  que  vous  voudrez. 

Vous  croyez  peut-être  qu'avec  ces  symboles  il  n'y  a  plus  de 
société'  possible,  plus  de  communion,  plus  d'église  protestante; 
mais  vous  êtes  dans  l'erreur  :  «  la  liberté  des  sectes  produit 
»  une  unité  profonde  qui  se  dérobe  à  l'œil  du  sectaire  »  ,  et 
voici  comment  :  «  partout  où  la  voix  du  peuple  retentit  et  ré- 
»  clame,  partout  où  le  joug  de  l'autorité  est  rompu  par  l'exa- 
»  men  ,  partout,  dans  ces  endroits  et  aces  époques,  il  y  a  intro- 
»  duction  de  réforme  et  commencement  de  protestantisme  (2).  » 
Aussi  ne  s'inquiète-t  on  pas  des  restes  de  vie  que  le  catholicisme 
a  retrouvés  dansées  derniers  jours  :  on  dit  aux  Romains ,  comme 
Tertullien  le  disait  aux  païens  :  Nous  sommes  partout  hors  dans 
vos  églises  (3).  Ce  sont  là  de  faciles  conquêtes,  mais  sont-elles 
bien  glorieuses.  Sans  doute  qu'il  y  a  partout  des  hommes  qui 
brisent  le  joug  de  l'autorité  et  proclament  l'indépendance  de 
leur  raison  :  ainsi  font  l'athée  et  le  déiste,  le  matérialiste  et  le 
panthéiste;  si  pour  être  dans  le  protestantisme,  il  su/lit  do 
n'être  pas  catholique,  sans  doute  qu'il  y  a  beaucoup  de  pro- 


(1)   Vues  sur  le.  Protestantisme,  loin.    1  ,   pag.   lio. 

(•>.)   Revue  protestante. 

(3)  Vues  sur  le  Protestantisme }  tom.   i  ,  |> 


(  86  ) 

testans ,  mais  ce  n'est  pas  là-dessus  qu'il  faut  calculer  ses  for- 
ces. Pour  être  quelque  chose  dans  les  destine'es  de  la  socie'te', 
il  faut  avoir  une  croyance  positive,  et  vous  le  reconnaissez  vous- 
mêmes.  11  ne  suffit  pas  «  d'être  une  ne'gation,  il  faut  avant  tout 
»  être  une  religion ,  c'est  -à-dire ,  posse'der  les  moyen''  de  du- 
»   rer ,  et  d'e'difier  les  hommes  par  la  propagation  d'une  doc- 

»>   trine  bienfaisante  et  chrétienne Voilà  le  problème  diffi- 

»  cile,  hic  opus ,  hic  labor  est  (i).  »  Oui,  sans  doute,  voilà  la 
difficulté';  si  vous  vous  contentez  de  fraterniser  avec  tous  ceux 
qui  proclament  la  souveraineté'  de  la  raison  ,  ne  parlez  plus  de 
vos  agrandissemens  ,  ni  de  vos  conquêtes  :  car  ce  ne  sont  pas 
les  philosophes  qui  viennent  à  vous,  c'est  vous  qui  allez  aux 
philosophes. 

Vous  êtes  force'  d'avouer  que  le  protestantisme ,  en  tant  que 
liberté'  d'examen ,  n'est  «  qu'une  forme  de  l'intelligence ,  une 
»  loi  pour  arriver  à  la  science ,  »  une  me'thode  enfin  ;  mais 
vous  ajoutez  que  c'est  encore  une  religion  et  une  «  religion 
»  vivante  et  pure  :  c'est  une  source  intarissable  de  religiosité', 
»  puisqu'il  est  fonde'  sur  l'Evangile.  »  Ce  sont  là  des  affirma- 
tions bien  vagues.  Si  nous  vous  demandons  des  faits ,  vous  nous 
citez  l'Angleterre  et  son  réveil  religieux  ;  vous  nous  présentez 
d'un  air  triomphant  cette  contrée  protestante  où  régnent  «  la 
»  pie'te'  la  plus  éclairée  et  la  plus  douce ,  la  religion  la  plus 
»  profonde  et  la  plus  vivante.  »  Mais,  admettons  que  l'Angle- 
terre soit  redevenue  l'île  des  saints,  à  qui  doit  elle  la  restau- 
ration de  la  vie  religieuse  chez  elle?  N  est-ce  pas  au  me'tho- 
disme  ,  à  l'esprit  ancien?  N'est-elle  pas  en  proie  au  dogmatisme  , 
à  l'intole'rance  ,  à  l'esprit  sectaire ,  à  tout  ce  que  vous  réprou- 
vez, à  tout  ce  que  vous  travaillez  à  de'truire?  Voulez-vous  donc 
propager  cette  forme  de  la  liberté  religieuse  (celle  des  sectes 
indépendantes),  «  où  le  zèle  se  porte  avec  bien  plus  d'ardeur 
»  sur  les  dogmes  distinctifs  de  la  secte  que  sur  le  christianisme 
»  lui-même  ,  où  il  y  e.-.t  toujours  accompagne'  d'un  esprit  d'ex- 
»   clusion  qui  dégénère  facilement  en  fanatisme  ,  etc.  (2).  » 

Mais  vous  vous  récriez  quand  on  vous  traite  d'ariens,  de  so- 
ciniens  ;  vous  repoussez  avec  horreur  l'opprobre  d'être  sectaires. 
Vous  voulez  pourtant  «  satisfaire  le  besoin  de  religion  inhérent 
à  l'homme.  »  Mais  sous  quelle  forme?  «  Je  n'en  sais  rien,  ni 
»  personne,  dit  M.  Vincent.  »  «  Le  protestantisme  est  une  in- 
»  stitution  progressive  ,  dit  de  son  côte'  la  Reçue...  Tout  a  e'te' 
»    change'  par  les  ide'es.  11  faut  que  la  thc'ologie  subisse ,  à  son 

(i)  Revue  protestante. 

(a)    Vues  sur  le  protestantisme. 


(  8?  ) 

»   tour ,  1  inévitable  loi  du  progrès ,  il  faut  qu'elle  la  subisse 
»    ou  qu'elle  meure.  Le  progrès  ,  c'est  même  Dieu  ,  qui  ouvre 
»    aux  peuples  une  carrière  perfectible ,  et  qui  a  voulu  que  les 
»   vérités   révélées  eussent  sans  cesse  la  tendance  de  s'unir   et 
»   de  se  confondre  avec  les  plus  hautes  ve'rite's  de  la  raison.  » 
Voilà  donc  à  quoi  le  protestantisme  réduit  sa  partie  posi- 
tive, le  progrès.  Il  y  aura  une  religion  ,  mais  elle  n'est  pas  ne'e  : 
un  culte;  mais  l'avenir  le  produira.  Le  voilà  donc  rentre'  dans 
la   cate'gorie  de  ces  sectateurs  de  la  grande  inconnue ,   de  ces 
chercheurs  de  la  pierre  philosophale ,  des  saint  simoniens,  des 
e'clectiques,  des  disciples  de  M.  Cousin  ;  car  eux  aussi  prennent 
volontiers   1  Evangile  pour  point   de   départ ,    et   le   regardent 
comme  le  plus  grand  pas  qu'ait  fait  jusqu  ici  le  genre  humain. 
En  se  confondant  avec  ce  système ,  le  protestantisme  s'an- 
nule ,  s'anéantit  ;  il  perd  tout  caractère  :  aussi  ne  sommes-nous 
pas  de  ceux  qui  craignent  que  la  France  devienne  protestante. 
Peut-être  tel  ou  tel  gouvernement  pourrait-il  vouloir  essayer 
d'un   schisme,   et  nous  examinerons  ailleurs  cette  hypothèse • 
mais  que  ferait-il ,  dans  l'intérêt  de  sa  politique  ,  de  doctrines 
comme  celles  que  nous  venons  d'analyser?   Quant  aux  indivi- 
dus, vous  aurez  beau  classer  dans  vos  rangs  tout  ce  qui  n'est 
pas  catholique,  vous  aurez  beau  appeler  vos  frères  les  indiffé'- 
rens  ;  les  sceptiques ,  les  mate'rialistes ,  ils  n'accepteront  pas  ce 
nom.  Ceux  qui  se  de'tacheront  de  nous ,  n'iront  pas  se  joindre 
à  vous  :  ils  ne  feront  pas  abjuration  en  votre  faveur.  Que  leur 
donneriez-vous  donc  qu'ils  n'aient  de'jà?  Le  principe  de  la  li- 
berté' d'examen  appartient  à  tout  le  monde  :  ils  ne  verront  pas 
pourquoi  le  protestantisme  veut  en  faire  sa  propriété,  s'en  at- 
tribuer le  monopole  :  ils  resteront  de'istes  ou  voltairiens.  Mais 
savez-vous  ce  que  fera  votre  religion  rationnelle  ?  Elle  de'truira 
parmi  vous  les  nouvelles  sectes  ,  comme  elle  a  de'truit  les  an- 
ciennes ;  elle  laissera  dans  le  vide  toutes  les  âmes  religieuses , 
ou  plutôt  elle  les  poussera  de  force  dans  le  catholicisme.  Quanti 
le  mysticisme,  le  méthodisme  auront  de  nouveau  succombé, 
quand  vos  argumens  auront  dissous  leurs  églises,   il   se  fera 
dans  le  monde  une  grande  division  :  ceux  qui  veulent  une  re- 
ligion seront  d'un  côté ,  ceux  qui  n'en  veulent  pas  seront  de 
l'autre.  Or  une  seule  Eglise  sera  debout,  l'Eglise  catholique, 
que  vos  pères  n'ont  pas  entamée ,  et  que  vous  n  entamerez  pas. 
Elle  ouvrira  ses  bras  à  tous  ceux  à  qui  il  faut  un  Dieu  vivant, 
et  non   pas  une  sèche  abstraction  ,   à  tous  ceux  qui   veulent 
croire  ,  prier  et  adorer,  et  ils  s'y  précipiteront  en  foule,  et  il 
n'y  aura  plus  pour  tous  les  cœurs  religieux  qii  un  Dieu,  qu'une 
foi ,  ([u'uu  baptême.  Ainsi  se  consommera  cette  grande  réunion 


(  88  ) 

des  chrétiens ,  tant  de  fois  projete'e ,  mais  qui  restait  impossi- 
ble tant  que  les  e'glises  protestantes  conservaient  un  reste  de 
vie,  et  dont  les  ravages  du  rationalisme  hâteront  le  moment. 

A. 
(  Le   Correspondant ,  n°   3 1  ,   tome  II.  ) 


SE    Ii 'ÉTAT    RELIGIEUX    ET    ÏVÏÛF.A2.    DE    LA    GBECE. 
PREMIER    ARTICLE. 

Nous  avons  extrait  l'article  suivant  d'un  article  plus  e'tendu 
inséré  dans  le  premier  numéro  tle  la  Ravue  trimestrielle  orien- 
tale de  Londres.  Les  détails  curieux  qu'il  renferme  sur  la 
Grèce,  envisagée  sous  le  point  de  vue  religieux  et  moral,  se- 
ront sans  doute  parcourus  avec  intérêt  par  nos  lecteurs.  Dans 
le  de'sir  que  nous  avions  de  leur  offrir  ici  tout  ce  qui  rapporte 
a  létat  présent  de  ce  malheureux  pays,  nous  avons  cru  devoir 
omettre  les  considérations  générales  de  fauteur  sur  1  histoire 
passée  de  l'Eglise  grecque.  Naturellement  ces  considérations 
ne  pouvaient  offrir  le  même  attrait,  et  d'ailleurs  nous  devions 
les  omettre  avec  d'autant  plus  de  raison,  qu'elles  sont  très-for- 
tement imprégnées  de  l'esprit  anglican  sous  l'influence  duquel 
l'article  a  été  écrit.  Notre  tache  s'est  trouvée  encore  assez  dif- 
ficile pour  débarrasser  de  L'alliage  qui  s'y  rencontre,  la  partie 
véritablement  neu^e  que  l'on  va  lire.  Nous  ne  pouvons  cepen- 
dant nous  flatter  d'avoir  réussi  complètement  à  cet  égard;  il 
eût  fallu  trop  dénaturer  les  idées  de  l'auteur;  mais  il  suffira 
que  nos  lecteurs  en  soient  prévenus,  pour  qu'ils  soient  moins 
choqués  de  quelques  propositions  mal  sonnantes,  dans  la  bou- 
che d'un  écrivain  qui  n'est  pas  catholique. 

«  La  lutte  soutenue  contre  la  puissance  ottomane  pendant  les 
neuf  dernières  années ,  a  développé  d'une  manière  extraordi- 
naire les  talens,  l'énergie  et  la  faiblesse  des  Grecs.  Aujourd'hui 
que  cette  lutte  est  enfin  terminée,  et  que  l'indépendance  de 
ce  peuple  est  désormais  assurée  ,  nous  pouvons  détourner  nos 
regards  des  malheurs  de  la  guerre  pour  les  reporter  vers  l'a- 
venir qui  se  prépare,  et  contempler  le  magnifique  spectacle 
d'une  nation  qui  ,  se  dégageant  du  chaos  de  l'ignorance  et  de 
la  barbarie ,  se  hâte  de  venir  occuper  sa  place  dans  le  grand 
svstème  de  la  civilisation. 

».  Que  la  révolution  sociale  des  Grecs  s'accomplisse  maintenant 


(  89  ) 

quand  elle  pourra,  toujours  est-il  qu'elle  doit  sortir  de  la  re'- 
forme  de  leur  constitution  religieuse.  En  Grèce  plus  que  par- 
tout ailleurs  cette  constitution  a  servi  à  former  le  caractère 
national  tel  qu'il  existe  de  nos  jours  ;  et  cela  parce  que  ,  depuis 
la  conquête  ottomane,  la  seule  institution,  dont  le  peuple  de 
ce  pays  ait  pu  véritablement  se  glorifier  comme  lui  étant  pro- 
pre,  c'est  son  e'glise.  Affranchie,  plus  que  tout  le  reste,  de 
l'intervention  des  Turcs,  cette  e'glise  s'est  toujours  e'ieve'e  comme 
une  barrière  entre  lui  et  ses  oppresseurs  -.  aussi,  maigre'  qu'elle 
soit  corrompue ,  maigre'  qu'elle  ait  e'te'  souvent  faconne'e  en 
instrument  de  tyrannie ,  les  Grecs  sont  toujours  demeure's  at- 
tache's  à  elle  avec  une  constance  dont  on  trouverait  à  peine 
un  autre  exemple  dans  les  annales  de  l'histoire. 

»  La  grande  majorité'  des  chre'tiens  d'Orient  fait  partie  de 
l'église  grecque  :  car,  outre  ceux  de  la  Valachie,  de  la  Mol- 
davie ,  de  la  Servie  et  les  Grecs  proprement  dits,  il  y  en  a  des 
milliers  qui ,  sous  ce  dernier  nom  ,  professent  une  même  foi 
dans   toute  l'e'tendue    de  la  Bulgarie  ,  de  la  Rome'iie ,  de  l'Al- 
banie et  de  l'Asie-Mineure.  On   en  rencontre  aussi  de  mêle's , 
mais   en  petit  nombre,  avec   les  he're'tiques   de  la    Syrie,  de 
l'Egypte  et  de  l'Assyrie.  Ces  derniers  sont  divise's  par  les  the'o- 
logiens  grecs  en  quatre  classes ,  les  Arme'niens ,  les  Cophtes , 
les  Maronites  et  les  Nestoriens.  On  accuse  les  Arme'niens  et  les 
Cophtes  de  partager  les  erreurs  des  Monophysites  :  mais  quoi- 
que ce  reproche  soit  vrai  des  uns  et  des  autres,  il  s'applique 
plus  particulièrement  aux  seconds.  Les  Maronites  habitent  la 
Syrie  ,  et  surtout  le  mont  Liban ,  où  ils  professent  la  religion 
catholique   romaine.   On  ignore  cependant  jusqu'à   quel   point 
ils  retiennent  dans  toute  leur  pureté'  les  dogmes  de  cette  Eglise  ; 
on  sait  seulement  d'une  manière  positive  qu'ils  reconnaissent 
la  supre'matie  du  Pape  ,  et  qu'ils  adoptent  les  formes  de  son 
gouvernement.  On  trouve  dans  la  Cbalde'e ,  la  Me'sopotamie  et 
la  Perse ,  quelques  restes  de  Nestoriens.  Ces  derniers  ont  tou- 
jours e'te'  considere's  comme  la  portion  la  plus  estimable  des 
chre'tiens  d'Orient.  On  observe,  au  reste,  fort  peu  de  ditfc'rence 
entre  ces  diverses  branches  schismatiques  et  la  religion  gi*ee- 
que  d'où  elles  de'rivent.   Quant  aux  articles   de  croyance  qui 
séparent  les  Grecs  eux-mêmes  de  l'Eglise  de  Rome  ,  on  peut 
les  re'duire   facilement  a  quelques  points  importons.  Ainsi  ils 
nient  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils,  et  ils  te 
font  proce'der  du  premier  seulement,  lis  n'admettent  point  la 
supre'matie  et  l'infaillibilité'  du  Pape  ,    la  doctrine   du  purga- 
toire et  des  indulgenoeSi  Dans  le  baptême  lis  pratiquent  trois 
11. 


(  9°  ) 

immersions,  et  rejètent  la  confession  auriculaire  comme  di- 
vine. Tout  en  croyant  a  la  transsubstantiation  ou  plutôt  à  la 
consubstantiation  ,  ils  refusent  de  l'adorer  sous  les  espèces.  Ils 
souffrent  les  tableaux  des  Saints  dans  leurs  e'glises,  mais  ils  en 
Lanissent  les  statues  et  les  bas-reliefs.  Ils  permettent  le  ma- 
riage, une  seule  Ibis  aux  membres  du  cierge' se'culier,  et  deux 
fois  aux  laïques.  Enfin  leur  calendrier  diffère  essentiellement, 
de  celui  de  Rome  ,  et  dans  le  nombre  de  leurs  fêtes ,  et  dans 
celui  de  leurs  Saints.  Outre  le  carême  catholique,  ils  ont  un 
second  jeûne  depuis  la  Pentecôte  jusqu'à  la  Saint-Pierre  ,  un 
troisième  depuis  le  3  jusqu'au  i5  août,  en  l'honneur  de  l'As- 
somption, et  un  quatrième  durant  les  quarante  jours  qui  pré- 
cèdent la  Noël.  Dans  les  monastères  on  en  ajoute  un  cinquième 
pendant  les  quatorze  premiers  jours  de  septembre,  en  com- 
me'moraison  de  1  exaltation  de  la  sainte  Croix.  Durant  ces  di- 
vers jeûnes,  à  l'exception  de  celui  qui  pre'cède  la  Noël,  l'ab- 
stinence la  plus  se'vère  est  prescrite  et  généralement  observe'e  ; 
mais  en  revanche  ,  dans  les  jours  nombreux  de  1  année  où  l'on  fête 
solennellement  le  patronage  de  quelque  Saint,  les  Grecs  ne  man- 
quent pas  de  se  dédommager  de  leurs  mortifications  par  l'intem- 
pérance la  plus  opposée.  Les  prêtres,  qui  imposent  le  premier 
de  ces  excès,  prennent  très-peu  de  soin  de  re'primer  le  second. 
Les  revenus  de  l'église  grecque  proviennent  de  deux  sour- 
ces principales;  des  fonds  verse's  par  chaque  pre'lat  à  l'époque 
où  il  est  élu  ,  et  des  contributions  annuelles  établies  pour  le 
soutien  de  son  établissement.  Mais  ces  revenus  ont  si  souvent 
et  si  considérablement  varié  depuis  la  conquête  turque,  qu'il 
serait  impossible  aujourd'hui  d'en  faire  une  estimation  ap- 
proximative. Datis  ces  derniers  temps,  ils  ont  aussi  été  entra- 
vés par  beaucoup  d'embarras  et  de  difficultés  de  la  part  des 
Turcs  qui,  tour  à  tour  empruntant  et  faisant  des  dépôts  dans 
le  trésor  du  synode,  ont  fini,  selon  leur  coutume  en  pareille 
occurrence  ,  par  séquestrer  le  tout.  Le  revenu  du  patriarche 
est  fondé  actuellement  sur  la  nomination  aux  honneurs  ecclé- 
siastiques, sur  les  biens  des  moines  et  des  étrangers  dont  il 
hérite  naturellement,  et  sur  les  honoraires  attachés  à  ses  fonc- 
tions ,  pour  recevoir  les  testamens ,  et  tenir  les  registres  de 
1  état  civil.  C'est  parce  que  ce  sont  la  des  sources  précaires  de 
revenu  que  ce  dernier  varie  beaucoup  toutes  les  années.  Ce 
pendant  malgré  sa  modicité,  il  a  toujours  permis  au  patriar- 
che de  tenir  son  rang  d'une  manière  honorable.  Les  émolu  - 
mens  des  archevêques,  des  métropolitains  et  des  autres  pré- 
lats reposent  en  partie  sur  les  allocations  faites  par  chaque 
diocèse,  et  en  partie  sur  les  offres  volontaires  qui  leur  sont 


(  y  ) 

adressées  par  les  fidèles.  Dans  ces  derniers  temps  il  a  faliu 
recourir  à  des  contributions"  leve'es  sur  les  monastères ,  et  à 
des  droits  exorbitans  dont  on  avait  grève'  l'administration  des 
sacremens  et  les  cérémonies  de  la  religion.  Quant  au  bas  clergé, 
il  ne  peut  compter  que  sur  les  dons  éventuels  qui  lui  sont 
faits  dans  l'année ,  et  sur  les  présens  qu'il  reçoit  ordinairement 
aux  époques  de  fêtes  et  de  jeûnes. 

Le  gouvernement  de  l'église  grecque  est  confié  à  un  synode 
de  prélats  composé  des  quatre  patriarches  de  Constantinople, 
de  Jérusalem,  d'Antiocbe  et  d'Alexandrie,  ainsi  que  des  évê- 
([ues  et  archevêques  de  plusieurs  diocèses  dont  lélection  est 
soumise  à  des  formalités  requises ,  quoique  ce  ne  soit  au  fond 
qu'une  affaire  d'intrigue  et  de  simonie.  Le  patriarche  de  Con- 
stantinople,  après  avoir  été  nommé  officiellement  par  le  même 
corps ,  reçoit  son  investiture  et  sa  commission  des  mains  du 
sultan,  avec  le  titre  de  patriki-roum  ou  de  patriarche  des  Ro- 
mains ,  et  celui  de  despote  et  de  très-saint.  Comme  évêque  de 
!a  capitale  ,  il  exerce  une  juridiction  civile  sur  les  rayahs  grecs; 
et  comme  président  d'un  tribbnnal  institué  à  cet  effet,  il  peut 
condamner  un  criminel  à  l'amende  ,  à  la  prison ,  et  même  à 
!a  peine  capitale.  En  sa  qualité  de  chef  de  l'Eglise,  il  possède 
le  choix  nominal ,  et  même  la  direction  ecclésiastique  des  trois 
autres  patriarches;  mais,  comme  le  ùérath  du  sultan  est  tou- 
joux's  nécessaire  pour  confirmer  la  nomination ,  l'influence  du 
patriarche  à  cet  égard  est  h  peu  près  illusoire.  Immédiatement 
après  lui ,  se  range  le  patriarche  d'Alexandrie  ,  mais  la  pré- 
séance de  ce  dernier  se  fonde  plutôt  sur  son  ancienneté  que 
sur  son  pouvoir  réel.  Sa  pauvreté  est  telle  qu'il  ne  peut  guère 
se  soutenir  que  par  la  munificence  de  ses  collègues ,  ou  la 
charité  des  hérétiques  d'Egypte.  La  juridiction  ou  l'influence 
du  patriarche  d  Antioche  est  également  réduite  à  fort  peu  de 
chose,  et  de  plus  il  est  obligé  de  diviser  son  autorité  avec  les 
chefs  des  Maronites  et  des  Monophysiles  de  son  diocèse.  Le 
patriarche  de  Jérusalem  ne  jouit  guère  d'un  pouvoir  plus  étendu, 
quoiqu'il  soit  en  possession  d'un  titre  plus  respecté.  Ainsi  là 
place  et  les  prérogatives  de  tous  les  quatre  sont  soumises  à  bien 
des  chances,  ce  qu'il  faut  attribuer,  soit  aux  intrigues  de  la 
capitale,  soit  h  l'avarice  du  divan,  qui  est  toujours  tenté  par 
i  appât  d'une  somme  de  20  ou  3o,ooo  dollars,  exigée  à  l 'élé- 
vation de  chacun  d'eux.  Aussi  les  dépositions  se  sont  quelque- 
lis  succédées  d'une  manière  si  rapide,  que  l'on  a  vu  jusqu'à 
>  ingt  quatre  patriarches  ,  savoir  quatorze  à  Constantinople  , 
quatre  à  Alexandrie,  et  six  a  Jérusalem,  payer  à  un  même 
sultan  l'hommage  de  leur  investiture. 


(  [P  ) 

Les  archevêques  et  les  prélats  d'un  rang  inférieur  sont  élus 
aussi  par  le  synode  avec  des  formalités  voulues.  Ils  jouissent 
dans  leurs  arrondissemens  respectifs,  d'un  pouvoir  civil  et 
d'une  juridiction  qu'ils  ont  conservée  depuis  le  moyen  âge. 
Outre  qu'ils  sont  exempts  des  impôts  et  des  lois  somptuaires 
établis  par  la  Porte ,  ils  partagent  encore  une  foule  de  préro- 
gatives. Lune  des  principales  est  de  ne  ressortir  d'aucun  autre 
tribunal  que  de  celui  du  sultan  ou  d'une  cour  de  pairs. 

(  Le  Correspondant ,  n°   32  ,  tome  II.  ) 


rA  M.  le  rédacteur  du  Correspondant ,  au  sujet  d'un  passage 
de  la  préface  ,  mise  par  M.  Cousin  en  tête  du  Manuel  de 
l'Histoire  de  la  philosophie  de  Tennemann. 

Monsieur  le  Rédacteur , 

Quoiqu'appartenant  à  cette  université  attaquée  par  vous  avec  tant 
d'ardeur ,  bien  que  je  trouve  ,  soit  dit  en  passant ,  ces  attaques 
un  peu  vagues ,  et  que  l'on  puisse ,  à  mon  avis ,  désirer  quelques 
développemens  plus  positifs  sur  le  mode  d'exercice  de  cette  liberté 
que  vous  réclamez,  cependant,  lecteur  assidu  de  votre  journal,  de- 
puis longtemps  j'avais  à  cœur,  de  vous  témoigner  combien  je  sym- 
pathise avec  vous  quant  à  l'ensemble  de  vos  doctrines  :  depuis 
long-temps ,  poussant  ,  jusqu'à  la  témérité  peut-être ,  le  zèle  pour 
îa  cause  que  vous  défendez,  je  voulais  solliciter  l'honneur  d'être 
admis  à  coopérer  à  votre  œuvre. 

Votre  journal  aspire  à  un  rôle  bien  difficile ,  bien  décrié  de  nos 
jours,  celui  de  médiateur  au  milieu  de  toutes  les  folies,  de  toutes 
les  fureurs  des  partis.  Félicitons  ici  Y  Association  pour  la  défense 
de  la  religion  catholique  sous  les  auspices  de  laquelle  vous  com- 
battez ;  elle  s'honore  par  ce  noble  patronage  qu'elle  accorde  à  cette 
modération  pleine  de  force;  elle  montre  celte  intelligence  des  temps 
qui  peut  seule  faire  triompher  la  religion  en  lui  rendant  sa  popu- 
larité perdue. 

Avec  la  restauration  avait  paru  cette  école  justement  fameuse  , 

;  qu'il  a  plu  d'appeler  théocratique  j  fière  de  montrer  sur  sa  ban- 
nière les  noms  des  De  Maistrc,  des  De  Ronald ,  des  La  Mennais. 
À  côté  de  cette  école  ,  mal  comprise  en  philosophie  ;  et  en  politi- 

;  que ,  signe  de  contradiction  aux  yeux  d'un  siècle  inquiet  et  turbu- 
lent.,    nous    avons    aimé   à  voir  s'élever,   dans  le  Correspondant, 

j  une  nouvelle  espérance  pour  la  religion  et  la  monarchie ,  un  nouvel 
organe  d'une  môme  vérité, 


(  93   ) 

Ami  de  la  discussion  calme  et  consciencieuse  ;  ouvert  et  affable 
à  ceux  même  qu'il  combat  ;  ne  croyant  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  rou- 
gir en  leur  présence  pour  dire  :  Je  suis  chrétien  ;  cherchant  à 
comprendre  ses  adversaires  ;  heureux  de  leur  applaudir  quand  il 
le  peut ,  sans  jamais  les  flatter  ;  ingénieux  à  distinguer  dans  le  ri- 
che héritage  de  ses  prédécesseurs  les  principes  dont  l'application 
peut  se  modifier  selon  Fexigeànce  des  temps ,  des  principes  éter- 
nels et  immuables  que  ceux-ci  ont  si  éloquemment  proclamés  ;  tel 
nous  a  paru  se  développer  le  Correspondant ,  depuis  le  commen- 
cement de  son  existence ,  avec  un  succès  toujours  croissant  :  ayant 
déjà  fait  beaucoup ,  puisqu'il  a  commencé ,  puisqu'il  a  ouvert  la 
carrière  où  se  presseront  bientôt  tous  les  défenseurs  de  la  religion 
et  de  la  monarchie  :  toutefois  ,  particulièrement  cher  à  la  bonne 
cause  par  les  espérances  qu'il  fait  concevoir. 

Pour  le  présent ,  en  effet ,  sachez  ne  pas  vous  faire  illusion.  Si 
tous  les  amis  de  la  religion  se  plaisent  à  encourager  vos  efforts , 
cependant ,  il  n'est  que  trop  vrai ,  votre  existence  est  à  peine 
soupçonnée  par  ceux  que  vous  combattez ,  loin  d'avoir  été  prise 
encore  au  sérieux.  Aux  yeux  de  ces  superbes  adversaires ,  l'école 
que  vous  continuez  est  morte  tout  entière  :  M.  Cousin  ,  dans  sa 
préface  au  Manuel  de  l'histoire  de  la  philosophie  de  Tenne- 
mann,  vient  de  pousser  la  générosité  jusqu'à  Finhumer  de  ses  pro- 
pres mains ,  et  à  coup  sûr ,  sans  se  douter  que  qui  que  ce  soit  au 
monde  ait  songé  à  se  constituer  héritier.  Voici  comment  il  s'exprime  : 

«  Quel  est  le  fondement  de  l'altière  polémique  de  la  théocratie 
»  contre  la  philosophie?  Tout  le  monde  le  sait  aujourd'hui;  un 
»  paralogisme.  C'est  avec  la  raison  qu'ils  attaquent  la  raison ,  in- 
»  voquant  ainsi  l'autorité  même  qu'ils  combattent ,  et  qu'ils  en- 
»  treprennent  de  convaincre  d'impuissance?  Un  peu  de  rigueur 
»  et  de  conséquence  a  conduit  l'école  théocratique  à  réprouver  non 
»  plus  tel  ou  tel  système  philosophique  ,  mais  l'esprit  commun  de 
»  tous  les  systèmes,  c'est-à-dire  la  philosophie  elle-même.  Plus  de 
»  rigueur  et  de  conséquence  encore  la  pousserait  au  scepticisme 
»  absolu ,  ou  la  ramènerait  à  la  philosophie.  Mais  aujourd'hui  l'ap- 
»  pel  à  la  foi  aveugle  par  la  raison  même  est  convaincu  de  n'être 
»  qu'un  paralogisme  pusillanime,  et  cette  seule  vérité  rendue  ma- 
»  nifeste  protège  la  philosophie,   et  arrêtera  les  déserteurs  (1).  » 

Avant  de  faire  aucune  réflexion  sur  ce  passage  ,  observons  que 
M.  Cousin ,  quelques  lignes  plus  bas ,  s'irrite  d'avoir  été  rualcoui- 
pris  ,  d'avoir  été  réfuté  sans  rigueur,  sans  conscience.  Il  est  vrai  : 
un  homme  s'est  élevé  parmi  nous  ,  qui  sans   avoir  encore  bcau- 

(i)  Voyez  la  préface  du  Manuel  de.  l'histoire  de  la  philosophie,  traduit 
de  l'allemand  de  Tcnncuiann  ,  par  Victor  Cousin  ;  à  l'aris  ,  chez  Sau- 
lelet  et  compagnie,  rue  de  Richelieu,  u°  j/J- 


(  LH   ) 

coup  vécu,  a  déjà  cependant  consacré  de  longues  années  à  rendre 
en  France  à  l'enseignement  philosophique  son  importance  et  sa  di- 
gnité. Qu'il  ait  erré  oui  ou  non,  je  ne  préjuge  rien  encore.  Mais, 
j'en  rougis  pour  notre  pays,  quelle  résistance  sérieuse  et  honorable 
a-t-on  opposée  au  prétendu  danger  de  ses  doctrines  ?  Quelques  bouf- 
fons sont  montés  sur  des  tréteaux  pour  débiter  aux  oisifs  ,  en  guise 
de  réfutation,  les  lieux  communs  d'un  matérialisme  usé  (1);  pla- 
tes et  ignobles  critiques  ,  au  mauvais  goût  desquelles  on  ne  sau- 
rait comparer  que  la  faiblesse  et  l'inexprimable  laugueur  de  celles 
qui  ont  été  officiellement  lancées  par  l'université  (2). 

Mais  M.  Cousin,  si  votre  longanimité  philosophique  est  près  de 
vous  abandonner  à  la  vue  d'une  telle  injustice,  si  vous  vous  plai- 
gnez d'avoir  été  calomnié  ,  pourquoi  vous  exposer  à  vous  voir  ren- 
voyer à  votre  tour  l'épithète  de  calomniateur  ?  ou  plutôt ,  comment 
un  |écrivaiu  ,  d'ailleurs  si  consciencieux ,  réserve-t-il  à  la  religion 
et  à  ses  défenseurs  d'aussi  incroyables  légèretés? 

La  philosophie  peut  être  considérée  sous  deux  points  de  vue  : 
ou  comme  méthode,  lorsqu'elle  constate  les  principes  des  connais- 
sances humaines,  les  conditions  de  la  certitude,  les  procédés  de 
notre  esprit  dans  l'investigation  ou  l'exposition  de  la  vérité  ;  ou 
comme  science  positive,  lorsqu'elle  aspire  à  systématiser  l'ensemble 
des  causes  et  des  effets  dans  l'univers. 

Or ,  à  considérer  la  philosophie  comme  méthode ,  seul  point  de 
vue  sous  lequel  il  nous  convienne  de  l'envisager  ici ,  nous  nous 
faisons  fort  de  prouver  que  le  point  de  départ,  pour  M.  Cousin 
et  pour  l'abbé  de  La  Mennais ,  est  tout-à-fait  commun  ,  et  que  ce 
n'est  qu'après  que  chacun  d'eux  a  suivi  assez  long-temps  une  li- 
gne parallèle  qu'ils  commencent  à  se  séparer ,  et  à  se  repousser 
comme  les  contraires.  S'il  en  est  ainsi ,  comment  se  fait-il  qu'il 
n'ait  pas  été  donné  à  M.  Cousin  de  pénétrer  la  pensée  de  l'auteur 
de  V Essai  sur  V indifférence ,  jusqu'au  point  du  moins  où  cette 
pensée  est  tout-à-fait  la  sienne? 

L'abbé  de  La  Mennais  veut  être  apologiste  de  la  religion  :  quel 
procédé   assigne-t-il  à   l'esprit   humain    pour    arriver  à  revêtir  le 
,  christianisme  du  caractère  de  la  certitude  ?  Il  constate  d'abord  un 
j  fait;  c'est  que  le  genre  humain  vit  de  foi  :  c'est-à-dire  que  la  né- 
cessité  d'acquiescer   à    mille   et  mille  vérités  dans  l'ordre  intellec- 
I  tuel  ,  physique  et  moral,  sans  examen  préalable,  et  sur  le  témoi- 
gnage de  la  raison  générale  ou  du  sens  commun,  est  aussi  positive 
pour  l'homme  ,  être  intelligent  ,  que  la  nécessité  de  respirer  pour 
l'homme  ,  être  sensible  et   organisé.    Ainsi   donc  ,   soit  que  l'abbé 

(1)  Voyez  Y  Examen  critique  de  M.  Marast. 

(a)  Voyez  les  Réflexions  de  M.  Valette  sur  renseignement  de  la  phi- 
losophie à  la  faculté  des  lettres. 


(  9*) 

de  La  Mennais  considère  le  sens  commun  dans  l?'ordrc  intellectuel 
et  moral  ,  comme  transmettant  d'âge  en  âge  un  ensemble  de  véri- 
te's  traditionnelles,  fondées  sur  la  révélation  primitive  ;  soit  que, 
dans  les  sciences  et  les  spéculations  purement  humaines ,  il  consi- 
dère le  sens  commun  comme  l'ensemble  des  témoignages  ayant  au- 
torité sur  la  matière  donnée ,  l'acquiescement  de  notre  sens  privé 
au  sens  commun  lui  paraît  être  avec  raison  la  loi  primitive  et 
générale  des  intelligences. 

Que  les  philosophes  ,\  avec  leur  puissance  de  réflexion  dont  ils 
sont  si  fiers ,  s'irritent ,  oui  ou  non ,  de  ce  fait  ;  toujours  est-il 
que  la  philosophie  ne  constitue ,  dans  l'espèce  humaine ,  qu'une 
aristocratie  très- restreinte. 

Le  genre  humain  vit  de  foi ,  disons-nous  ;  voilà  le  fait  :  mainte- 
nant peut-on  convertir  le  fait  en  droit?  En  d'autres  termes,  la 
foi  aux  croyances  générales  peut-elle  être  regardée  comme  un 
principe  légitime  de  certitude  ?  Nul  doute  :  car ,  si  tant  est  qu'il 
existe  une  vérité  que  l'homme  est  tenu  de  connaître  et  de  prati- 
quer ,  il  faut  bien  que  le  moyen  qui  est  échu  au  simple  et  à  l'igno- 
rant dans  l'ordre  de  la  Providence,  lui  soit  suffisant  pour  par- 
venir à  cette  vérité.  Le  nier  serait  un  outrage  à  la  Providences 
et  le  renversement  de  l'ordre  intellectuel  et  moral. 

On  peut  objecter  que  la  foi  à  l'autorité  induit  souvent  l'homme 
en  erreur;  car  enfin  les  symboles  des  dillërens  peuples  ne  sont  pas 
les  mêmes  ;  et  les  contraires  ne  peuvent  être  vrais  à  la  fois. 

Oui  ;  la  foi  à  une  autorité  plus  on  moins  restreinte ,  plus  ou 
moins  locale,  peut  induire  eu  erreur,  mais  à  l'autorité  universelle, 
jamais.  Les  symboles  des  peuples,  leurs  mythes",  leurs  théogonies, 
leurs  cosmogonies  varient  sans  doute  ;  mais  ils  ont  bien  des  points 
communs.  Or  la  règle  est  facile,  nous  a  dit  Aristote,  ainsi  que 
tant  d'autres  avant  et  après  lui  :  Prenez  ce  qui  est  commun ,  et 
vous  aurez  ce  qui  est  vrai;  et  en  général,  à  mesure  que  l'au- 
torité qui  vous  attestera  quelque  chose  s'étendra  davantage,  soyez 
certain  que  vous  serez  plus  près  de  la  vérité  ;  et  aussitôt ,  consta- 
tant l'unité,  la  perpétuité,  l'universalité  des  croyances  chrétiennes, 
au  milieu  des  erreurs  et  des  superstitions  locales ,  l'auteur  de  l'Es- 
sai sur  V indifférence  nous  fait  entrer  h  pleines  voiles  dans  le 
catholicisme,  légitimant,  sans  pétition  de  principe,  la  foi  du  chré- 
tien de  nos  jours  par  l'Eglise  ,  la  foi  à  l'Eglise  par  le  sens  com- 
mun ,  par  les  croyances  générales  dont  l'Eglise  n'est  que  dépositaire 
et  interprète. 

A  la  rigueur  ,  l'abbé  de  La  Mennais  aurait  pu  borner  là  son  apolo- 
gie ,  et  personne  ne  l'aurait  attaquée ,  personne  n'aurait  pensé  à  lui 
reprocher  de  fonder  son  apologie  sur  l'anéantissement  de  la  raison 
humaine.  Oui  :  mais  la  philosophie  aurait  toujours  conservé  ses  frau- 


(9^  ) 

chises,  le  droit  de  se  constituer  une  puissance  indépendante  et  en 
dehors  de  la  religion ,  libre  conséquemment  de  l'insulter  encore 
quand  bon  lui  aurait  semblé  ,  ou  de  lui  jeter  dédaigneusement  qu'elle 
est  faite  pour  le  peuple.  L'abbé  de  La  Menuais  n'était  pas  homme  à 
vouloir  échapper  à  la  critique  par  une  telle  concession  :  cette  rai- 
son, qui  se  trouvait  sur  ses  côtés  ,  avec  sa  morgue  et  ses  prétentions 
hautaines ,  l'offusquait  considérablement.  Ne  pouvant  donc  résister 
à  son  impatience,  il  lui  porte,  en  passant,  la  plus  rude  atteinte 
qu'elle  ait  jamais  reçue  depuis  Biaise  Pascal;  voyez  le  fameux  trei- 
zième chapitre. 

Aussitôt  clameur  générale  ;  et  voilà  M.  Cousin  lui-même  qui 
vient  faire  chorus  avec  tous  les  badauds  de  la  science  !  «  0  pa- 
»  ralogisme  !  fonder  la  foi  sur  l'anéantissement  de  la  raison  !  at- 
j>   taquer  la  raison  avec  la  raison  !  soyez  donc  sceptique.  » 

Un  écrivain  peut  se  tromper  sans  doute  :  mais  il  est  de  telles 
absurdités  qu'on  ne  saurait  les  prêter  à  un  écrivain  tel  que  l'abbé 
de  La  Mennais  ,  sans  s'exposer  à  se  voir  renvoyer  rudement  son 
propre  bien.  Quoi  !  l'abbé  de  La  Mennais  aurait  sérieusement  re- 
nouvelé la  mauvaise  plaisanterie  de  ses  sceptiques  qui  prétendaient 
prouver  qu'il  n'y  a  rien  de  certain  ?  Oui  ,  s'il  avait  avancé  que 
la  raison  nous  trompe  invinciblement  et  toujours.  Mais  évidem- 
ment qu'a-t-il  voulu  dire  autre  chose  si  non  que  la  raison  isolée 
de  l'homme  est  faillible ,  obligée  de  chercher  un  guide ,  un  ap- 
pui ;  que  la  raison  générale  de  fait  et  de  droit  était  ce  guide 
nécessaire ,  et  le  sens  général  le  critérium  du  sens  privé  ?  jUors , 
je  le  demande ,  où  est  le  paralogisme  ? 

M.  Cousin  insiste  :  toujours  est-il  vrai  que  l'abbé  de  La  Men- 
nais impose  à  la  raison  uue  autorité  qui  lui  est  supérieure.  «  Or 
»  de  deux  choses  l'une ,  ou  ma  pensée  ne  comprend  pas  cette 
»  autorité,  et  alors  cette  autorité  est  pour  elle  comme  si  elle  n'existait 
»  pas  ;  ou  elle  la  comprend ,  elle  s'en  fait  une  idée ,  et  l'accepte 
■»  à  ce  titre ,  et  alors  c'est  elle-même  qu'elle  prend  pour  mesure , 
»   pour  règle,  pour  autorité  dernière  (i).  » 

Si  cet  argument  vaut  quelque  chose  contre  l'abbé  de  La  Men- 
nais ,  il  n'a  pas  moins  de  force  contre  M.  Cousin  ,  qui  se  trouve 
lui-même  sous  le  poids  de  sa  propre  objection ,  et  va  être  sommé 
tout-à-l'heure  ,  d'y  répondre  pour  son  compte. 

Constatant  les  élémens  de  notre  intelligence ,  quel  est  l'élément 
fondamental  que  M.  Cousin  reconnaît  antérieurement  même  à  la 
réflexion?  cet  élément,  c'est  la  foi.  <c  Les  masses  qui  seules  exk- 
»  tent  vivent  dans  la  même  foi ,  dont  les  formes  seules  varient  : 
)>   elles   n'ont  pas  le  secret  de  leurs  croyances  la  vérité  n'est 


(i)  Première  leçon  de   1828.  pas 


(  97  ) 

»  pas   la  science  :  la  vérité  est  pour  tous  ;  la  science  est  pour 
»  peu  (i).  » 

Comprenons  bien  tout  le  sens  de  ces  paroles  :  celte  foi  de  la- 
quelle vivent  les  masses  suffit  pour  les  conduire  à  la  vérité ,  à 
toutes  les  vérités  qu'il  importe  de  connaître.  «  Car  non-seulement 
»  aucune  époque  de  l'humanité,  mais  pas  même  un  seul  individu, 
»    le  premier  pas  plus  que  le  dernier,  n'a  été  déshérité  de  la  vé- 

»   rite  (2)  un   pâtre,  le  dernier  (les  pâtres,  en  sait  autant  que 

»   Leibnitz  sur  lui-même  ,  sur  le  monde  et  sur  Dieu  (3).  » 

Ce  premier  élément  de  la  foi  étant  bien  constaté,  l'élément  qui 
suit  immédiatement,  selon  M.  Cousin,  est  la  réflexion,  l'exercice 
de  la  raison. 

Or  quelle  est  la  raison  à  laquelle  M.  Cousin  en  appelle  pour 
créer  la  science?  est-ce  à  la  raison  individuelle,  à  la  raison,  en 
tant  qu'elle  s'isole,  se  renferme  dans  un  système  exclusif?  Non, 
à-coup-sûr;  pour  celle-là  M.  Cousin,  malgré  sa  vaste  complaisance 
pour  toutes  les  opinions  ,  ne  laisse  pas  d'avoir  aus.si  des  paroles 
amères.  En  preuve  de  ce  que  j'avance  ,  voyez  dans  la  préface  de 
Tennemann,  dont-il  est  ici  question,  de  quelle  manière  il  s'exprime 
sur  le  rationalisme,  le  sensualisme,  et  la  philosophie  du  sentiment, 
en  tant  que  systèmes  exclusifs  ;  comment  il  nous  les  montre  atteints 
et  convaincus  de  contenir  d'intolérables  erreurs ,  attérés  par  la 
polémique  accablante  qui  a  passé  sur  eux,  criblés ,  percés  à  jour  (4). 

«  C'est,  j'en  conviens,  reprend-il  bientôt,  une  ressource  un  peu 
»  désespérée  ;  mais  pour  moi  je  n'en  vois  pas  d'autre  ;  il  serait 
»  bizarre  qu'il  n'y  eut  plus  que  le  sens  commun  qui  pût  faire 
»  quelque  effet  sur  l'imagination  des  hommes  ;  mais  il  est  certain 
»  que  tout  autre  prestige  paraît  bien  usé  »  ....  (5)  ;  et  dans  une 
de  ses  leçons  :  «  Vous  avez  vu  que  nous  en  appelons  sans  cesse 
»  à  l'autorité  des  croyances  générales  qui  constituent  le  sens  com- 
»  mun  du  genre  humain  :  il  faut  partir  du  sens  commun ,  il 
»  faut  revenir  au  sens  commun  (6).   » 

Maintenant  que  répondrait  M.  Cousin  à  quelque  partisan  effréné 
de  l'individualisme ,  qui  viendrait  lui  dire  :  «  Que  me  fait  ce 
»   sens  commun   devant  lequel  vous   voulez   faire  plier  ma  raison 

»  comme  devant  une  autorité  supérieure  ;  de  deux  choses  l'une 

»   (  Voyez  V argument  ci-dessus.  )  Votre  sens  commun  n'est  donc  en 
»  dernière  analyse  rien  autre  chose  que  ma  raison  individuelle  :  ma 

(1)  Fragmens,  préface,  pag.  xliv. 

(2)  Deuxième  leçon  de  1828  ,   pag.   16. 

(3)  Deuxième  leçon,  pag.    17. 

(4)  Préface  du  Manuel  ,   pag.  îx. 
(6)  Préface  du  Manuel,  p.  \\\. 

(G)  Treizième  leçon  de  1828,  p.  29. 

II.  i3 


(  9»  ) 

»  raison  individuelle  est  donc  la  lumière  des  lumières ,  C  autorité 
»  des  autorités.  » 

Quant  à  nous,  cet  argument  nous  semble  également  puéril  soit 
qu'on  le  produise  contre  M.  Cousin  ,  soit  que  M.  Cousin  le  pro- 
duise contre  l'auteur  de  Y  Essai.  Quoi  !  parce  que  la  raison  gé- 
nérale ,  le  sens  commun ,  est  en  rapport  avec  la  raison  inviduelle 
qui  le  perçoit  et  l'accepte ,  c'est  un  paralogisme  de  dire  que  le  sens 
commun  soit  distinct  de  la  raison  inviduelle  ,  et  le  sens  com- 
mun est  la  même  chose  que  cette  raison  individuelle.  M.  Cousin  dira 
donc  aussi  que  la  lumière,  est  la  même  chose  que  Yœil  qui  est 
frappé  par  elle  ;  que  ^instrument  est  la  même  chose  que  la  main 
qui  l'emploie  ,  et  le  moyen  la  même  chose  que  Y  agent.  Ainsi  donc 
(qu'on  me  permette  cette  supposition)  ,  si  Dieu  apparaissait  à  M. 
Cousin,  souverain  législateur  de  l'éclectisme,  et  lui  faisait  enten- 
dre les  oracles  de  la  vérité  trois  fois  sainte ,  ce  témoignage  n'au- 
rait pas  pour  lui  plus  de  valeur  que  celui  de  sa  raison  indivi- 
duelle ,  parce  que  ce  serait  avec  ses  yeux  qu'il  aurait  vu ,  avec  ses 
oreilles  qu'il  aurait  entendu  ,  avec  son  intelligence  qu'il  aurait  perçu  ! 

Laissant  de  côté  cette  ridicule  logomachie,  félicitons -nous  de 
voir  M.  de  La  Mennais  et  M.  Cousin  ,  l'un  après  la  plus  violente 
sortie  contre  la  raison  humaine,  l'autre  après  les  hymnes  les  plus 
magnifiques  en  son  honneur,  aboutissant  à  une  appréciation  exac- 
tement la  même  de  la  réflexion  relativement  à  la  foi  ,  et  après 
s'être  tous  deux  posés  dans  le  christianisme ,  préludant  à  la  créa- 
tion de  la  science  philosophique. 

En  effet ,  nous  dira  M.  de  La  Menuais ,  et  sans  craindre  d'em- 
prunter les  propres]  paroles  de  M.  Cousin  :  «  Si  le  sens  commun 
»  est  le  point  de  départ  et  la  fin  nécessaire  de  toute  philosophie, 
»  ce  n'est  pas  le  procédé  de  la  philosophie ,  et  la  science  est  loin 
»  d'être  achevée ,  quand  les  croyances  communes  sont  consta- 
»  tées  (i);  »  et  pour  ne  pas  se  borner  aux  paroles,  pour  mon- 
trer que ,  s'il  a  un  peu  rudoyé  la  raison  humaine  ,  il  est  prêt  à 
lui  faire  réparation  ,  et  lui  rend  véritablement  dans  le  fond  tout 
l'honneur  qu'elle  mérite,  voilà  l'abbé  de  La  Mennais  qui,  au  fond 
de  la  solitude ,  ne  travaille  à  rien  de  moins  qu'à  une  métaphysi- 
que d'après  laquelle  on  pourra  voir  si  la  méthode  de  l'auteur  tend 
à  éteindre  les  facultés ,  et  à  comprimer  l'essor  du  génie. 

Ce  sera  ,  sans  doute,  un  grand  spectacle  de  voir  cet  illustre  écri- 
vain ,  parti  du  sein  de  l'orthodoxie  chrétienne ,  s'élancer  dans  les  ré- 
gions de  la  pensée  pour  aller  contempler,  à  une  hauteur  où  l'esprit 
humain  n'atteignit  peut-être  jamais,  non-seulement  les  lois  les  plus 
générales  du  monde  physique  et  intellectuel,  mais  même  les  saints  mys- 
tères de  notre  divine  religion.  En  effet,  que  sont,  après  tout,  ces 

(i)  Treizième  leçon  de  i S :î 8  ,  p.  iG. 


(  99  ) 

mystères  ,  sinon  des  lois  d'un  ordre  plus  relevé ,  des  rapports  évi- 
demment naturels,  dont  les  deux  termes  seuls  nous  sont  connus, 
sans  que  nous  puissions  saisir  la  chaîne  par  laquelle  ces  termes 
sont  unis  ?  Combien  ne  serons-nous  pas  ravis  en  voyant  cet  astre 
lumineux  poursuivre  une  carrière  aussi  majestueuse  que  hardie  , 
dans  les  champs  de  l'infini ,  sans  cesser  de  graviter  jamais  vers 
le  centre  commun  de  la  foi  ;  et  si  toutefois  il  arrivait  qu'il  fût 
entraîné  à  quelque  aberration  dans  sa  course  ,  si  le  génie  de  l'é- 
crivain pouvait  devenir  dangereux  à  la  foi  du  chrétien  ,  combicu 
ne  serions-nous  pas  édifiés  en  voyant  ce  génie  altier ,  docile  à 
la  voix  du  Chef  de  l'Eglise ,  s'humiliant  devant  le  trône  de  Saint- 
Pierre  ,  se  frappant  la  poitrine ,  et  courbant  son  front  dans  la  pous- 
sière ,  comme  le  dernier  des  enfans  de  l'Eglise. 

Courage  donc,  grands  et  sublimes  esprits!  hâtez-vous  de  con- 
sommer votre  œuvre  ;  rendez  au  Créateur  l'hommage  qui  lui  est 
dû  par  le  noble  usage  de  vos  facultés  ;  expliquez-nous  les  choses 
du  ciel  et  de  la  terre  ;  pénétrez  au  sein  de  l'Etre  des  êtres  ;  abî- 
mez-vous dans  son  immensité  ;  allez  lui  ravir  la  pensée  qui  l'anima 
au  jour  de  la  création....;  et,  après  que  vous  vous  serez  épuisés  en 
ces  vastes  et  brillantes  conceptions ,  après  que  vos  puissans  systè- 
mes auront  été  quelque  temps  le  sujet  des  discours  des  hommes , 
dépossédés  de  la  domination  des  intelligences ,  ils  iront  prendre 
place  à  côté  des  rêves  de  Platon  ou  des  rêves  du  Portique  :  non 
pas,  à-coup-sûr,  pour  être  ensevelis  dans  un  injurieux  oubli:  con- 
signés eu  eflét  en  leur  lieu  et  place  au  vaste  répertoire  des  opi- 
nions humaines ,  ne  leur  sera-t-il  pas  encore  donné  quelquefois  de 
charmer  le  désœuvrement  de  la  pensée  ,  monumens  impérissables 
de  la  grandeur  et  de  la  faiblesse  de  notre  raison  ! 

Telles,  et  peut-être  plus  amères  encore,  doivent  être  les  réflexions 
de  l'illustre  auteur  de  V Essai  sur  l'indifférence ,  au  milieu  même 
des  profondes  méditations  métaphysiques  qui  l'absorbent  en  ce 
moment.  Hélas!  il  n'est  que  trop  vrai!  cette  science  prétendue  po- 
sitive de  la  philosophie ,  qu'est  elle  autre  chose  qu'une  aspiration 
de  l'àmeà  un  but  auquel  il  ne  lui  est  pas  encore  donné  d'atteindre? 
et  le  supplice  de  notre  humanité  est  de  tendre  invinciblement  à 
ce  but ,  semblable  à  cet  infortuné  de  la  fable ,  condamné  à  rouler 
sans  cesse  vers  le  haut  d'une  colline  l'énorme  rocher  sous  le  poids 
duquel  sans  cesse  il  retombait  vaincu. 

Mais  telles  ne  sont  pas  à  coup  sûr  les  réflexions  du  chef  pré- 
somptueux de  l'éclectisme  moderne ,  quoique  cependant  sa  philo- 
sophie soit  bien  autrement  aventureuse  que  celle  de  l'auteur  de 
V Essai  ,  parti  du  christianisme  et  toujours  renfermé  dans  le  chris- 
tianisme. C'est  pardessus  tout  en  la  philosophie  que  M.  Cousin  fait 
acte  de  foi.  La  religion  est  pour  lui  un  fait  qu'il  accepte,  mais  un 
fait  qui   désormais  appartient  à  l'histoire.    La  religion  renferme  , 


(     !00    ) 

à  ce  qu'il  croit,  toute  vérité  sous  ses  symboles  sacrés  ;  mais  la  pen 
sée  peut  elle  s'arrêter  à  des  symboles?  Il  s'agit  maintenant  de  faire 
passer  la  religion  du  demi-jour  du  symbole  à  la  lumière  pure  de 
Pidée  ;  il  s'agit  de  faire  prendre  à  l'espèce  humaine  la  robe  viri- 
le ,  de  lui  faire  voir  clair  à  une  multitude  de  choses  où  jadis  des 
ténèbres  respectables  étaient  devant  elle  (i);  il  s'agit  enfin  de 
faire  succéder  à  l'ère  religieuse  la  grande  ère  de  la  raison.... 
Oui,  sans  doute,  MM.  les  sectaires  ;  mais  il  s'agirait  aussi  de  sa- 
voir si  le  Chef  de  l'Eglise  est  aussi  disposé  à  vous  céder  son  trône , 
que  vous  êtes  disposés  à  l'envahir  :  la  foudre  dort,  mais  n'est  pas 
éteinte  au  Vatican.  -• 

La  portée  de  l'éclectisme  moderne  est,  comme  on  voit,  effrayante 

en  spéculation Elle  l'est  également  dans  ses  applications 

politiques.  Où  peut  tendre  cette  apothéose  de  la  raison  humaine  ? 
On  sait  où  en  sont  les  illuminés  de  l'Allemagne.  . .  Après  tout,  ne 
soyons  pas  trop  prompts  à  nous  alarmer  :  l'éclectisme  n'est  pas  aussi 
inquiétant  qu'il  peut  le  paraître  au  premier  abord.  La  conscience 
et  la  probité  philosophique  de  ses  partisans  doivent  nous  rassurer 
contre  la  hauteur  et  la  témérité  de  leurs  prétentions  :  M.  Cousin 
nous  l'a  dit  en  leur  nom  et  au  nom  de  la  philosophie.  Il  aime  la 
religion  d'un  attachement  filial;  «  il  est  heureux  de  voir  les  mas- 
»  ses  du  peuple ,  c'est  à  dire  à  peu  près  le  genre  humain  tout  en- 
»  tier  dans  les  bras  du  christianisme;  il  se  contente  de  lui  tendre 
»  doucement  la  main  ',  et  de  l'aider  à  l'élever  un  peu  plus 
»  haut  encore  (2).  »  Soyons  tranquilles  encore  une  fois  :  il  y  a 
loin  d'ici  à  ce  que  la  religion  de  l'éclectisme  soit  promulguée  , 
qu'elle  ait  son  culte  et  tfes  pontifes.  Qu'arrivera-t-il  en  attendant  ? 
Que  ceux  qui  étaient  déjà  chrétiens  remercieront  M.  Cousin  des 
nouveaux  argumens  qu'il  a  fournis  à  leur  croyance ,  et  que  beau- 
coup de  fervens  disciples  qui  s'étaient  aventurés  à  sa  suite  sur  les 
voies  de  l'éclectisme ,  las  de  tant  d'égaremens  ,  reviendront ,  do- 
ciles enfans  de  la  religion  ,  se  replacer  sous  son  aile  protectrice. 
Eh!  mon  Dieu!  tout  chemin  mène  à  Rome,  a-t-on  dit  depuis 
long-temps  ,  et  tel  y  aboutira  par  les  circuits  de  l'éclectisme ,  qui 
n'y  serait  jamais  parvenu  par  la  ligne  droite  de  V Essai  sur  V In- 
différence. 

Je  me  hâte ,  M.  le  Rédacteur ,  de  mettre  fin  à  cette  lettre  déjà 
beaucoup  trop  longue,  me  proposant,  au  reste,  si  vous  croyez  que 
ma  collaboration  puisse  vous  être  de  quelque  utilité ,  de  reprendre 
dans  une  série  d'articles  ces  importantes  discussions. 

H.  G.,  agrégé  de  l'université. 
(  Le  Correspondant,  n°  33 ,  tome  II.  ) 

(1)  Première  leçon  de  1828  ,  p.  23. 

(2)  Deuxième  leçon  ,  p.  ^o. 


(  loi  ) 

ROME. 
LA    FETE    DE     l'ÉPIPUANIE     ET     l' ACADEMIE     DE    LA     PROPAGANDE» 

Une  des  institutions  curieuses  de  Rome  moderne  est  la  congré- 
gation  de  Propagande!  Ficle,  fondée  par  Grégoire  XV  (1622)  et 
Urbain  VIII  (1627),  pour  répandre  la  religion  chrétienne  et  pour 
éteindre  les  hérésies.  Le  jour  où  cette  congrégation  se  montre  dans 
toute  sa  splendeur,  et  dans  ce  qui  la  caractérise  spécialement,  est 
la  fête  de  l'Epiphanie.  Nous  allons  donner  une  courte  description, 
de  celte  fête,  telle  qu'elle  est  solennisée  dans  l'église  de  la  Pro- 
pagande ,  et  d'après  le  récit  d'un  voyageur  qui  y  a  assisté. 

Les  fondateurs  de  la  Propagande  ont,  avec  beaucoup  de  raison, 
choisi  l'Epiphanie  pour  la  fête  principale  de  l'église  de  celte  con- 
grégation. Une  étoile  heureuse  avait  conduit  les  sages  de  l'Orient 
sous  l'humble  toit  de  Bethléem ,  où  ils  adorèrent  le  Sauveur  nou- 
veau-né ,  entre  les  bras  de   sa   sainte   Mère.   L/Ecriture-sainte   se 
borne  à  nous  apprendre  qu'ils  s'en  retournèrent;  mais  il  est  certain 
qu'ils  devinrent   dans    leur   pays   les    premiers  apôtres  de  l'avène- 
ment du  Seigneur.  Le  jour  consacré  à  la  mémoire  de  ceux  par  qui 
le  Sauveur  des  hommes  a  été  dès  sa  naissance  annoncé,  manifesté 
aux  Gentils ,  est  donc  évidemment  celui   qui   convenait  le   mieux 
pour  la  fête   d'une  institution   qui   est   destinée  à  perpétuer  cette 
manifestation  de  Je  sus- Christ   au  milieu  des  infidèles ,  et  à  pour- 
voir à   ce  qu'il  y  ait  toujours  des  apôtres  prêts  à  marcher  sur  les 
traces  de  ceux  à  qui  il  a  été  dit  :  Allez,  enseignez  toutes  les  na.- 
lions.  Tout  ce  qu'on  voit  dans  l'église  de  la  Propagande  le  jour  de 
l'Epiphanie  rappelle  ce  grand  objet  qui  embrasse  le  monde  entier. 
Qui  ne  serait  frappé  de  l'accomplissement  de  celte  parole  prophé- 
tique :  Depuis  le  lever  du  soleil  jusque  son  coucher ,  mon  nom 
est  grand  parmi    les  nations  ,•  et  l'un  sacrifie  en  tout  lieu ,  et 
une   ablation   pure    est   offerte   à    mon   nom   (1),  en  voyant  ce 
jour  là,  dans  l'église  de  la  Propagande,  des  piètres  appartenant 
aux  nations  les  plus  éloignées,  offrir,  dans  les  langues  les  plus  di- 
verses, cette  oblation  pure,   le  saint  Sacrifice  de  la  messe?  L'église 
delà  Propagande  est  assez  petite,  il  n'y  a  en  tout  que  cinq  autels, 
mais  elle  est  ce  jour-là  plus  intéressante  qu'aucune  autre.  Pendant 
qu'à  un  autel  on  dit  la    messe  en   syriaque,   on  la  dit  à  un  autre 
en  chaldéen  ,  au  troisième  en  kopte ,  au  quatrième  en  arménien, 

(1)  Malach.  1,    11. 


(    102    ) 

au  cinquième  en  grec ,  et  c'est  ainsi  que  les  prêtres  et  les  langues 
se  succèdent  pendant  toute  la  matinée.  Les  costumes  et  les  rits  sont 
aussi  différens  les  uns  des  autres  que  les  langues.  Les  e'trangers  ne 
manquent  jamais  de  visiter  cette  église  le  jour  de  l'Epiphanie  ;  ils 
ne  se  lassent  pas  de  regarder ,  jusqu'à  midi  où  les  messes  finissent , 
et  les  célébraus  attirent  tour-à-tour  toute  leur  attention. 

Je  n'entrerai  pas  dans  des  détails  sur  les  divers  rits,  costumes  , 
etc.  :  il  faut  voir  de  telles  choses  pour  s'en  former  une  idée  exacte. 
Les  habits  sacerdotaux  des  prêtres  d'Orient  sont  riches  et  magnifi- 
ques ,  et  la  longue  barbe  qu'ils  portent  ajoute  ,  en  quelque  sorte ,  an 
respect  qu'inspire  leur  ministère.  La  messe  du  patriarche  de  Sy- 
rie est  sur-tout  remarquable.  J'ai  vu  en  même  temps  plusieurs  évê- 
ques  et  patriarches  d'Orient  dire  la  messe  dans  leurs  langues  et  leurs 
rits  respectifs.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux ,  c'est  un  Abyssinien , 
qui  dit  la  messe  en  kopte  :  une  grande  chasuble  en  argent  couvre 
tout  son  corps ,  en  sorte  qu'on  ne  voit  que  son  visage  ^et  ses  mains 
qui ,  noirs  comme  le  charbon  ,  contrastent  singulièrement  avec  la 
couleur  de  ses  habits  pontificaux. 

La  veille  de  la  fête,  un  évêque  officie  à  vêpres,  les  élèves  de  l'in- 
stitution ,  très-nombreux  en  ce  moment ,  forment  le  choeur  et  psal- 
modient ;  il  y  en  a  quelques-uns  qui  chantent  fort  bien ,  car  ils  ont 
fait  de  grands  progrès  dans  le  chant  grégorien  sous  la  direction  de 
M.  Lorenzo  Berti.  Les  offices  du  jour  de  la  fête  se  terminent  aussi  par 
les  vêpres  et  la  bénédiction  du  Saint-Sacrement. 

Le  dimanche  de  l'octave ,  a  lieu  l'assemblée  de  l'Académie.  Une 
salle  assez  vaste  est  décorée  à  cet  effet  ;  les  élèves  de  l'institution 
occupent  une  suite  de  banquettes  placées  en  amphithéâtre  ,  au 
milieu  est  une  table  à  laquelle  s'assied  celui  qui  doit  prononcer 
le  prologue  dont  je  vais  parler.  En  face  sont  les  fauteuils  des  cardi- 
naux de  la  SS.  congrégation  de  Propagande  Fide  ;  dernière  eux 
se  placent  les  patriarches ,  archevêques ,  évêques  et  autres  prélats  ; 
le  reste  de  la  salle ,  occupée  par  le  public ,  ne  suffit  point ,  vu  la 
grande  affluence  des  curieux. 

L'Académie  se  tenant  à  l'occasion  de  l'Epiphanie ,  on  n'y  récite 
que  des  poèmes  relatifs  au  sujet  de  la  fête  ;  mais  ce  qui  lui  donne 
tant  d'intérêt ,  c'est  la  multitude  et  la  variété  des  langues  qu'on  y 
parle,  la  Propagande  réunissant  dans  son  sein  des  élèves  de  presque; 
tous  les  peuples  de  la  terre ,  et  les  auteurs  récitant  leurs  poèmes , 
pour  la  plupart ,  dans  leur  langue  maternelle.  Un  court  prologue  en 
prose  latine  ouvre  la  séance  ;  c'est  ordinairement  une  dissertation  sur 
les  mages  ,  leur  voyage  ,  leur  patrie  ,  ou  quelque  autre  sujet  analo- 
gue à  la  circonstance.  Vient  ensuite  une  églogue  en  latin;  un  tri- 
logie entre  trois  bergers ,  puis  les  autres  poèmes ,  en  hébreu ,  en 
chaldéen  (langue  écrite  et  langue  vulgaire),  en  grec  (ancien  et  mo- 


(   io3  ) 

derne),  en  syriaque,  en  arabe,  en  persan,  en  arménien  (langue 
écrite  et  langue  vulgaire ,  comme  pour  l'arabe),  en  illyrien  ,  en  éthio- 
pien ,  en  géorgien,  en  albanais,  dans  les  langues  des  Bulgares,  des 
Valaques,  des  Serviens,  des  Kurdes,  enfin  en  turc,  en  anglais,  en 
écossais  ,  en  flamand  ,  en  polonais  ,  etc. 

Les  applaudissemens  universels  qu'on  accorde  chaque  année  aux 
orateurs  prouvent  le  vif  intérêt  que  cet  exercice  inspire  à  tous  ceux 
qui  y  assistent. 

(  La  Revue  catholique,  Juillet  i83o.  ) 


PHILOSOPHIE    INDIENNE. 

SECOND   ARTICLE  (1). 

Système    sanc'hya. 

(  Continuation.  ) 

Nous  avons  dit,  en  finissant  l'article  pre'ce'dent,  que  les  prin- 
cipes des  choses  sont ,  suivant  le  système  sanc'hya ,  au  nombre 
de  vingt-cinq. 

i.  La  nature  (Pracriti,  la  racine  ou  l'origine  plastique  de 
toutes  choses ,  l'être  principal,  la  cause  universelle,  mate'rielle, 
identifiée  par  les  cosmogonies  des  Puranas  (dans  plusieurs 
desquels  la  philosophie  sancltya  est  suivie)  avec  Maya  ou  l'il- 
lusion, et,  par  les  mythologistes ,  avec  Brahmi ,  le  pouvoir  ou 
l'e'nergie  de  Brahma.  C'est  la  matière  e'ternelle  ,  indéterminée , 
indivisible  parce  qu'elle  est  prive'e  de  parties.  On  peut  la  con- 
clure seulement  de  ses  effets,  parce  qu'elle  est  productive,  et 
non  production. 

i.  L'intelligence  (Buddhi  et  Malt  al  ou  le  grand  être)  la  pre- 
mière production  de  la  nature,  incrée'e ,  féconde,  et  qui  est 
elle-même  productive  des  autres  principes.  Elle  est  identifiée 
par  le  sanc'hya  mythologique  avec  la  triade  indienne  des  dieux. 
Dans  un  passage  remarquable,  cité  par  un  des  auteurs  de  l'e- 
cole  sanc'hya,  il  est  dit  d'abord  que  le  grand  principe  est 
produit  «  par  la  nature  modifiée,  »  et  ensuite  que  «  le  grand 
être  devient  distinctement  connu  comme  formant  trois  dieux, 
par  l'influence  des  trois  qualités  de  bonté,  d'impureté  et  d'obs- 
curité, étant  une  personne  et  trois  dieux.  Pris  collectivement, 
il  est  la  Divinité;  mais  pris  distributivement ,  il  appartient 
aux  êtres  individuels.  » 

(i)  Voir  tome  Ier,  p.  167. 


(  io4  ) 

3.  La  conscience  (Àhancara),  ou  pins  proprement  Végoite , 
car  tel  est  le  sens  litte'ral  de  cette  expression.  Sa  fonction  par- 
ticulière et  clistinctive  est  la  conviction  de  soi-même ,  la  croyance 
que  la  perception  et  la  méditation  ^concernent  le  moi,  que  les 
objets  sensibles  se  rapportent  au  moi  ;  en  un  mot  que/e  suis. 
Elle  procède  du  principe  intellectuel,  et  produit  ceux  qui 
suivent. 

4  — 8.  Cinq  particules ,  ou  atomes  (Tanmatra),  percepti- 
3-des  pour  les  êtres  d'un  ordre  supérieur ,  mais  insaisissables 
par  les  sens  grossiers  du  genre  humain.  Ils  dérivent  du  prin- 
cipe conscience ,  et  produisent  à  leur  tour  les  cinq  éiémens 
grossiers ,  la  terre  ,  l'eau ,  le  feu ,  l'air  et  l'espace. 

9  —  19.  Onze  orgafies  de  la  sensation  et  de  l'action,  qui 
sont  aussi  produits  par  la  conscience.  Dix  sont  externes,  cinq 
de  la  sensation,  et  cinq  de  l'action.  L'onzième  est  interne; 
double  organe  de  la  sensation  et  de  l'action ,  et  en  rapport 
avec  tous  les  autres,  il  se  nomme  Manas  ou  l'esprit.  Ces  onze 
organes  forment ,  avec  les  deux  principes  l'intelligence  et  la 
conscience ,  les  treize  instrumens  de  la  connaissance.  Les  trois 
internes  et  les  dix  externes  sont  comparés  à  trois  gardiens 
et  à  dix  portes.  Un  sens  externe  perçoit ,  le  sens  interne  exa- 
jnine,  la  conscience  fait  l'application  à  soi-même,  l'intelligence 
résout,  et  un  organe  extérieur  exécute. 

20  —  24.  Cinq  éiémens  produits  par  les  particules  on  éié- 
mens primitifs.  i°  Le  fluide  étbéré,  qui  occupe  l'espace.  Il 
est  sensible  pour  l'ouïe ,  parce  qu'il  est  le  véhicule  du  son ,  et 
il  dérive  de  l'élément  sonore  ou  atome  étbéré.  2'  L'air,  qui 
est  sensible  pour  l'ouï  et  pour  le  tact;  il  dérive  de  l'élément 
tangible  ou  atome  aérien.  3'  Le  feu,  qui  est  sensible  non-seu- 
lement pour  l'ouïe  et  le  tact ,  mais  encore  pour  la  vue  ,  par 
le  moyen  de  la  couleur;  il  dérive  de  l'élément  colorant  ou 
atome  igné.  4°  L'eau,  qui,  revêtu  des  propriétés  précédentes, 
3  de  plus  celle  de  saveur,  et  par  conséquent  est  sensible  pour 
l'ouïe ,  le  tact ,  la  vue  et  le  goût  ;  elle  dérive  de  l'élément 
savoureux  ou  atome  aqueux.  5J  La  terre  ,  qui  réunit  à  toutes 
îe§  autres  propriétés  celle  d'odeur  ;  elle  dérive  de  l'élément  odo- 
rant ou  atome  terrestre. 

25.  Vaine  (Purusha ,  Pumas,  ou  Atman) ,  qui  n'est  ni  pro- 
duite ni  productive.  Elle  est  multiple,  individuelle,  sensitive, 
éternelle  ,  inaltérable  ,  immatérielle. 

L'école  sançhya  théiste  reconnaît  les  mêmes  principes  ; 
toutefois  elle  comprend  sous  le  nom  de  Purusha,  non-seule- 
ment l'âme  individuelle  ,  mais  aussi  Dieu ,  le  gouverneur  du 
monde. 


(   ioS) 

Les  philosophes  indiens  comparent  sommairement  ces  vingt  - 
çinq  principes  de  cette  manière  :  «  La  nature,  racine  de  tout, 
»  nest  pas  produite.  Les  sept  principes  suivans,  l'intelligence, 
»  etc.  ,  sont  produits  et  productifs.  Seize  autres  sont  produits 
»  (sans  être  productifs).  L'âme  n'est  ni  produite,  ni  produc- 
»  tive.  •>  M.  Colebrooke  remarque  que  ce  passage  offre  une 
ressemblance  frappante  avec  celui  qui  se  trouve  au  commen- 
cement du  traite'  d'Erigène ,  sur  la  division  de  la  nature,  et 
dans  lequel  ce  philosophe  distingue  quatre  espèces  de  choses  : 
«  Ce  qui  crée  et  n'est  pas  cre'e' ,  ce  qui  est  cre'e'  et  cre'ant ,  ce 
»   qui  est  cre'e'  et  ne  cre'e  pas ,  ce  qui  n'est  ni  cre'ant  ni  cre'e'  (  i).  » 

De  lunion  de  lame  et  de  la  nature,  re'sulte  la  cre'ation ,  qui 
consiste  dans  le  développement  de  l'intelligence  et  des  autres 

Î>rincipes.  Mais  le  sanc'hya  distingue  trois  sortes  de  cre'ation , 
a  cre'ation  subtile  ou  e'ie'mentaire  et  personnelle,   la  cre'ation 
corporelle  et  la  cre'ation  intellectuelle. 

De  la  création  subtile  ou  élémentaire. 


Le  désir  de  l'âme  est  la  jouissance  ou  la  de'livrance.  Pour 
l'un  ou  l'autre  objet,  elle  est  revêtue  en  premier  lieu  d'une 
personne  subtile ,  pour  la  formation  de  laquelle  le  développe- 
ment des  principes  ne  s  étend  pas  au-delà  des  élémens  primi- 
tifs. Cette  personne  est  donc  un  composé  de  l'intelligence ,  de 
la  conscience  ,  de  l'esprit ,  ainsi  que  des  autres  organes  ou 
instrumens  de  la  vie,  joints  aux  cinq  espèces  de  particules  ou 
atomes  élémentaires.  Cette  forme  subtile  est  quelque  chose  de 
primitif,  produit  par  la  nature  originelle,  lorsque  les  princi- 
pes commencent  a  se  développer.  Elle  est  illimitée,  échappant 
par  sa  subtilité  à  toute  entrave  et  à  toute  barrière ,  et  c'est 
pour  cela  qu'on  dit  qu'elle  surpasse  le  vent  en  vitesse.  Elle  est 
incapable  de  jouissance,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  revêtue  d'un 
corps  grossier,  et  cependant  elle  est  affectée  de  sentimens  plus 
durables  que  ce  corps  propagé  par  la  génération  et  sujet  à  la 
mort,  elle  passe  dans  des  corps  successifs,  qu'elle  prend  comme 
un  comédien  change  de  déguisemens,  pour  représenter  divers 
caractères.  Plusieurs  philosophes  indiens  imaginent  en  outre 
une  forme  corporelle,  intermédiaire  entre  l'un  et  I  autre,  et 
composé  des  cinq  élémens ,  mais  déliés  et  raffinés.  Elle  est  le 
véhicule  de  la  forme  subtile.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'idée  d'un 
atome  animé  semble  être  un  compromis  entre  la  notion  d'une 


(i)  Scoli  Erigenœ  de  div.  nat.  lib,   5, 


(  io6  ) 

âme  immatérielle ,  et  la  difficulté  qui  arrête  notre  intelligence , 
lorsqu'elle  cherche  à  saisir  la  notion  d'existence  individuelle , 
de'tache'e  de  toute  matière. 

Création  corporelle. 

La  cre'ation  corporelle  est  compose'e  des  âmes  revêtues  d'un 
corps  grossier  formé*  par  les  cinq  e'ie'mens  qui  de'rivent  des 
atomes  primitifs.  Elle  comprend  huit  ordres  d'êtres  supé- 
rieurs, et  cinq  d'êtres  inférieurs,  lesquels,  avec  l'homme  qui 
fait  un  ordre  à  part,  constituent  quatorze  classes  d'êtres  divi- 
sées en  trois  mondes. 

Les  huit  ordres  supérieurs  renferment  les  dieux  et  les  demi- 
dieux,  les  démons  ou  mauvais  esprits. 

Les  ordres  inférieurs  sont  :  les  quadrupèdes ,  divisés  en 
deux  sections,  les  oiseaux,  les  reptiles,  poissons  et  insectes, 
les  végétaux ,  et  les  substances  inorganiques. 

En  haut  est  le  séjour  de  la  bonté,  peuplé  par  les  êtres  des 
ordres  supérieurs.  La  vertu  y  prévaut,  et  par  conséquent  le 
bonheur,  imparfait  en  tant  qu'il  est  transitoire.  En  bas  est  le 
séjour  des  ténèbres  ou  de  l'illusion ,  dans  lequel  résident  les 
êtres  des  ordres  inférieurs  ;  la  stupidité  y  prévaut.  Entre  les 
deux  est  le  monde  humain ,  où  prédomine  l'impureté  ou  pas- 
sion ,  accompagnée  de  continuelles  misères. 

Dans  tous  ces  mondes ,  l'âme  sentante  éprouve  les  attaques 
de  la  décadence  et  de  la  mort,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  définiti- 
vement délivrée  de  son  union  avec  la  personne. 

Création  intellectuelle. 

Outre  la  création  grossière  ou  corporelle,  et  la  création  sub- 
tile et  personnelle ,  qui  appartiennent  toutes  deux  au  monde 
matériel,  le  sanchya  distingue  une  création  intellectuelle, 
composée  des  affections  de  l'intelligence,  de  ses  sentimens  ou 
facultés ,  qui  se  divisent  en  quatre  classes ,  selon  qu'elles  ob- 
struent, paralysent,  contentent,  ou  perfectionnent  l'entende- 
ment. Elles  s'élèvent  au  nombre  de  cinquante. 

Sous  le  nom  d obstructions  de  1  intellect,  on  range  l'erreur 
ou  obscurité,  la  vanité  ou  illusion,  la  passion  ou  extrême  il- 
lusion, l'envie  ou  la  haine  qui  a  reçu  le  nom  de  nuage  som- 
bre, enfin  la  crainte  appelée  ténèbres  profondes.  L'erreur  con- 
fond la  nature  irrationnelle,  l'intelligence,  la  conscience,  ou 
quelqu'un  des  cinq  atomes  élémentaires  avec  l'âme,  et  s'ima- 
gine que  la  délivrance  consiste  dans  l'absorption  en  quelqu'un 
de  ces  huit  principes  féconds.  La  vanité  ou  illusion  suppose 


(  i07  ) 

dans  quelqu'un  de  ces  huit  modes  un  pouvoîr  transcendant 
pour  ope'rer  la  délivrance  du  mal.  C'est  ainsi  que  les  êtres  su- 
pe'rieurs ,  Indra ,  et  le  reste  des  dieux ,  qui  possèdent  un 
pouvoir  transcendant  en  tout  genre ,  se  le  représentent  comme 
perpe'tuel ,  et  se  croient  immortels  eux-mêmes.  La  passion  con- 
cerne les  objets  des  sens.  L'envie  ou  la  haine  se  rapporte  à  la 
fois  aux  objets  des  sens,  et  aux  différens  genres  de  pouvoir 
transcendant.  La  crainte  est  relative  aussi  a  tous  ces  divers  ob- 
jets ,  dont  on  redoute  la  perte. 

La  seconde  classe  comprend  les  de'fauts  qui  paralysent  l'in- 
telligence. Ce  sont  les  vices  ou  alte'rations  organiques.  Les  phi- 
losophes indiens  les  distribuent  en  un  grand  nombre  de 
subdivisions. 

Le  consentement  ou  acquiescement,  qui  forme  la  troisième 
classe,  est  ou  interne  ou  externe.  Sous  le  premier  rapport  il 
comprend  diverses  croyances  insuffisantes  pour  ope'rer  la 
de'livrance ,  et  sous  le  second ,  il  est  relatif  à  l'abstinence  des 
plaisirs ,  de'terminëe  par  des  motifs  purement  temporels. 

La  perfection  de  l'intellect,  qui  est  la  quatrième  classe,  con- 
siste dans  l'exemption  du  mal ,  et  dans  les  moyens  qui  y  con- 
duisent,  savoir  le  raisonnement,  l'instruction  orale,  1  étude, 
l'entretien  amical ,  la  pureté'  interne  et  externe ,  ou ,  suivant 
une  autre  interprétation  ,  la  libéralité. 

Ces  quatre  classes  renferment  tout  ce  que  le  sanchya  dési- 
gne sous  le  nom  de  création  intellectuelle.  Mais  pour  com- 
prendre sa  doctrine  sur  la  création  considérée  dans  sa  totalité", 
il  est  nécessaire  aussi  de  connaître  la  partie  de  ce  système  qui 
traite  des  trois  qualités  ou  propriétés  générales  de  la  nature, 
lesquelles  jouent  un  grand  rôle ,  non-seulement  dans  le  sait- 
c'hya,  mais  encore  dans  les  autres  systèmes  de  philosophie 
indienne. 

Propriétés  générales  de  la  nature. 

La  nature,  ou  le  premier  principe  des  choses,  est  modifiée 
par  trois  qualités.  La  première  et  la  plus  élevée  est  la  bonté. 
Elle  soulage,  éclaire;  elle  est  suivie  du  plaisir  et  du  bon- 
heur. La  vertu  prédomine  en  elle.  Elle  prévaut  dans  le  feu, 
voilà  pourquoi  la  flamme  monte,  pourquoi  l'étincelle  vole  en 
haut.  Lorsque  cette  qualité  abonde  cbez  l'homme ,  comme 
chez  les  êtres  d'un  ordre  supérieur,  elle  est  la  cause  de  la  vertu. 

La  seconde  et  moyenne  qualité  est  l'impureté  ou  passion. 
Elle  est  active,  pressante  et  variable,  suivie  du  mal  et  de  la 
misère.  Elle  prédomine  dans  l'air  :  c'est  pourquoi  le  vent  se 
meut  transversalement.  Dans  les  êtres  vivans  elle  est  la  cause 
du  vice. 


(   «o8  ) 

La  troisième  et  la  plus  basse  qualité'  est  l'obscurité.  Elle 
est  pesante  et  obstructive ,  suivie  de  la  douleur,  de  la  stupi- 
dité' et  de  l'illusion.  Elle  pre'domine  dans  la  terre  et  dans  l'eau  : 
c'est  pourquoi  elles  tendent  a  descendre  et  tombent.  Dans  les 
êtres  vivans  elle  est  la  cause  de  l'imbécilité. 

Ces  trois  qualite's  ne  sont  pas  de  simples  accidens  de  la  na- 
ture ,  mais  elles  appartiennent  à  son  essence ,  et  entrent  dans 
sa  composition.  «  Nous  parlons  des  qualite's  de  la  nature  ,  comme 
»  on  parle  des  arbres  d'une  forêt,  »  dit  le  aanchya.  Dans  les 
Vedas  elles  sont  pre'sente'es  comme  des  modifications  succes- 
sives Tune  de  l'autre.  «  Tout  e'tait  te'nèbres ,  mais  les  te'nèbres 
»  ayant  reçu  l'ordre  de  changer,  prirent  la  teinte  de  la  passion; 
»  et  celle-ci ,  en  vertu  d'un  nouvel  ordre ,  prit  la  forme  de 
»  la  bonté'.  »  Elles  concourent  à  un  but  par  l'union  des  contrai- 
res, comme  une  lampe  qui  est  compose'e  d'huile  ,  de  mèche 
et  de  flamme,  substances  oppose'es  et  ennemies. 

En  résumé,  les  vingt-cinq  principes  énumérés  ci-dessus,  et 
combinés  avec  les  trois  qualités  générales  de  la  nature,  consti- 
tuent la  triple  création  personnelle,  corporelle  et  intellectuelle. 

(  La  Revue  catholique ,  Juillet  i83o.  ) 


LITURGIE. 
Au  Rédacteur  de  X Ami  de  la  Religion  et  du  Roi  (i). 

J'avais  cru,  Monsieur,  notre  querelle  terminée,  et  je  m'ima- 
ginais avoir  droit  de  penser  que  les  nombreuses  raisons  par 
lesquelles  j'ai ,  grâce  à  la  bonté  de  ma  cause ,  répondu  à  tout 
ce  que  vous  aviez  avancé  de  faux  et  de  hasardé,  vous  avaient 
enfin  forcé  de  réfléchir  sur  l'attaque  injuste  et  gratuite  qu'il 
vous  avait  plu  de  diriger  contre  moi.  Or  voici  que ,  tout  de 
nouveau ,  vous  voulez  recommencer  la  guerre.  Mais  dans  cette 
autre  campagne  ,  ce  n'est  plus  cette  jactance  ,  cette  science  pro- 
fonde de  vos  numéros  i65o  et  i6'ji;  c'est  maintenant  de  la 
prudence ,  de  la  modération ,  de  l'indulgence  même.  Enfin  , 
dans  la  discussion  d'une  matière  aussi  importante  que  celle  de 
la  liturgie  catholique ,  il  ne  s'agit  plus  désormais  entre  nous 
que  de  savoir  lequel  des  deux  a  dit  des  injures  à  l'autre. 

Tout  cela  serait  fort  commode,  si  vous  aviez  affaire  à  quel- 

(i)  Voir  ci-dessus,  p    i. 


(   io9  ) 

qu'un  Je  ces  pamphlétaires  dont  la  plume  au  service  du  pre- 
mier venu  n'est  dirigée  par  aucune  conviction  ;  mais  vous  vous 
êtes  attaque'  à  un  prêtre ,  à  un  prêtre  catholique  qui  ne  sau- 
rait écrire  autrement  que  dans  l'intérêt  de  la  ve'rite'.  De  même 
que  dans  cetie  importante  matière ,  ce  n'est  point  ma  personne 
que  j'avais  cherche'  h  faire  valoir ,  de  même  ce  n'est  point  moi 
que  j'ai  voulu  détendre.  Permis  a  vous  ,  Monsieur ,  de  m'ap- 
peler  Un  jeune  et  même  un  très-jeune  ecclésiastique:  vous  ne 
me  ferez  point  rougir  d'avoir  eu  raison  à  mon  âge.  Il  est  tout 
simple  qu'un  prêtre  ,  et  même  un  jeune  prêtre  qui  s'est  occupe 
long  temps  et  avec  goût  d'une  matière  sur  laquelle  tout  l'esprit 
possihle  n'apprendra  jamais  rien  ,  se  trouve ,  dans  cette  même 
matière,  au-dessus  de  M.  Picot,  qui,  maigre'  son  âge  et  sa 
bonne  volonté',  n'a  pourtant  pas  la  science  infuse. 

Appelez-moi  donc  tant  qu'il  vous  plaira  un  jeune  ecclésiasti- 
que :  je  doute  que  cette  révélation  vous  fasse  beaucoup  d'hon- 
neur. Pour  un  homme  comme  vous  qui  cite  les  Pères  de  l'E- 
glise et  Brun-Desmarettes  ,  les  bulles  des  Papes  et  l'abbé 
Grandcolas,  il  doit  être  fâcheux  de  se  voir  reprocher,  avec  preu- 
ves, plus  de  trente  faussetés,  altérations,  bévues,  traits  d'i- 
gnorance et  de  mauvaise  foi ,  dans  l'espace  de  douze  pages  de 
votre  estimable  journal,  et  cela  par  un  homme  que  vous  seriez 
tenté  de  renvoyer ,  dans  son  séminaire  ,  étudier  la  théologie  ; 
voire  même  la  liturgie  catholique.  Il  est  vrai  que  cette  mesure 
serait  à  peu  près  inutile,  car  le  jeune  ecclésiastique  en  ques- 
tion, bien  que  sorti  du  séminaire,  depuis  un  nombre  d'années 
assez  considérable,  n'a  pas  pour  cela  discontinué  de  les  étudier 
1  une  et  l'autre.  Il  croit  que  la  vie  du  prêtre  doit  être  une  vie 
d'études  et  d'études  ecclésiastiques.  Un  païen  a  bien  dit  :  Filam 
impendere  vero.  Ainsi  désormais,  croyez-moi,  laissez-le  tran- 
quille dans  son  obscurité,  et  ne  vous  occupez  plus  de  lui,  ex- 
cepté quand  il  s'occupera  de  vous.  D'après  le  sujet  qu'il  traite 
dans  ce  moment,  vous  devez  voir  tout  de  suite  que  cela  n'ar- 
rivera pas  de  long-temps. 

Ne  me  reprochez  pas,  Monsieur,  d'avoir  écrit  vingt-trois 
pages  pour  ma  défense.  D'abord  je  ne  savais  pas  que  vous  dus- 
siez me  faire  l'honneur  de  lire  ma  réponse,  puisque  d'après  la 
manière  dont  vous  les  aviez  cités,  à  peine  aviez-vous  lu  mes 
articles.  Ensuite  ,  vous  savez  mieux  que  personne  qu'il  est  quel- 
quefois impossihle  de  répondre  autrement  qu'en  plusieurs  pa- 
ges aux  faussetés  historiques  qu'on  a  pu  accumuler  dans  une 
seule  phrase.  Vous  vous  étonnez  de  ma  fécondité  ;  c'est  à  vous 
qu'il  en  faut  rapporter  toute  la  gloire. 

II.  '" 


(     MO     ) 

J  admire  comment  vous  osez  dire  à  vos  lecteurs  que  ma  ré- 
ponse nécessite  de  votre  part  une  courte  réplique.  Ils  ne  doutent 
nullement  de  votre  talent  analytique,  et  ils  se  seront  repré- 
sente' tout-a-coup  XAmi  de  la  Religion  levant  sa  massue  et 
abattant  d'un  seul  coup  les  cent  têtes  de  l'hydre.  Mais  rien  de 
tout  cela  ;  pour  répliquer  aux  argumens  que  l'on  a  entasses 
contre  vous  ,  vous  vous  bornez  à  certaines  formules  banales 
de  persiflage  et  de  récrimination  ,  sans  oser  aborder  un  seul 
instant  le  sujet  qui  faisait  le  fond  de  ma  défense.  Ah  !  Mon- 
sieur Picot,  vous  êtes  bien  modeste;  croiriez-vous  donc  avoir 
été  battu  ? 

Vous  avez  ,  dites-vous  ,  relu  vos  articles ,  et  vous  y  avez  vai- 
nement cherché  le  ton  de  l'injure.  Il  est  des  gens  qui  ont  le  ta- 
lent de  trouver  chez  les  autres  ce  qui  n'y  fut  jamais ,  et  celui 
de  ne  pas  trouver  chez  eux  ce  que  tout  le  monde  y  de'couvre. 
Je  ne  m'amuserai  certainement  pas  à  compter  combien  d'ai- 
mables e'pithètes  vous  avez  oubiie'es  dans  le  recensement  que 
vous  voulez  bien  faire  de  celles  que  vous  m'avez  prodigue'es  si 
généreusement.  Seulement  je  suis  convaincu  que  si ,  aujour- 
d'hui ,  vous  ne  vous  vantez  pas  de  m'avoir  traité  Acfou ,  c'est 
que  ma  folie  s'étant  trouvée  conforme  à  celle  de  l'Eglise  et  du 
Saint-Siège ,  vous  avez  cessé  de  considérer  cette  qualification 
comme  m'étant  exclusivement  personnelle. 

Vous  êtes  vraiment  un  homme  de  ressources  ,  Monsieur;  jus- 
qu'ici ,  n'en  ayant  pas  fait  l'expérience ,  je  ne  soupçonnais  pas 
toute  la  flexibilité  de  votre  esprit.  Vous  m'étonnez ,  et  c'est  à 
n'y  pas  tenir.  Ainsi,  par  exemple,  je  mens  lorsque  je  m'avise 
de  vous  reprocher  d'avoir  traité  dune  manière  assez  leste  un 
prince  de  l'Eglise  ;  car  vous  n'en  avez  pas  parlé.  En  effet  votre 
satyre  ne  désignait  qu'ara  haut  dignitaire  dans  l'Eglise.  N'êtes- 
vous  pas  après  cela  pleinement  disculpé?  J'avais  eu  le  malheur 
de  dire  que  la  diversité  des  nouvelles  liturgies  avait  soustrait 
beaucoup  d'églises  de  France  à  la  communion  des  prières  ca- 
tholiques ;  or  ce  n'est  point  du  tout  cela.  Le  Pape  dit  seulement 
que  cette  innovation  déchire  en  lambeaux  cette  même  commu- 
nion. Assurément  ceci  vaut  bien  mieux.  Il  ne  faut  pas  être 
plus  difficile  que  le  Pape. 

A  ce  propos ,  vous  me  faites  la  grâce  de  reconnaître  que  j'ai 
été  plus  fondé  relativement  à  l'extension  de  la  bulle  Quod  a 
nobis.  C'est  fort  généreux  à  vous  de  l'avouer.  Mais  pendant 
que  nous  y  sommes,  dites-moi  un  peu  ce  que  vous  pensez  des 
nombreuses  rectifications  que  vous  m'avez  permis  de  faire  sur 
vos  deux  articles.  Sont  elles  de  votre  goût?  Qu'en  pensent  vos 
faiseurs?  S'ils  désirent  d'autres  détails,  j'en  ai  à  leur  service. 


(   ïii   ) 

Le  ton  avec  lequel  j'ai  re'pondu  à  votre  attaque  vous  a  sem- 
ble' se'vère.  Vous  oubliez  sans  doute  que  dans  ce  moment  je 
nie  de'fendais  contre  un  injuste  agresseur.  En  vain  me  repro- 
cherez-vous  d'avoir  parle'  avec  supe'riorite'  ;  il  est  vrai  que  je 
traitais  une  matière  qui  m'est  assez  familière  ,  et  que  dans  no- 
tre discussion  la  raison  e'tait  de  mon  côte'.  C'est  là,  Monsieur, 
la  vraie  supe'riorite  ;  je  n'en  réclame  pas  d  autre.  Je  connais  trop 
bien  le  respect  que  doit  toujours  avoir  un  jeune  prêtre  pour 
un  laïque  qui  lui  lance  de  grosses  e'pitliètes. 

Mais  je  voudrais  cependant  que  ce  laïque  ne  parlât  point 
sans  cesse  de  ce  qu'il  ignore.  Je  ne  nie  point,  je  reconnais  même 
les  services  qu'il  a  rendus,  mais  encore  une  fois  qu'allait- il 
faire  dans  un  pareil  sujet?  De  quel  front  ose-til  soutenir  que 
l'innovation  gallicane  se  re'duit  à  quelques  changanens  dans  la 
liturgie  romaine.  Assurément,  ce  n'est  ni  le  temps,  ni  le  lieu 
d'entrer  dans  le  détail;  mais  quelle  ignorance  incroyable!  comme 
il  est  facile  de  la  confondre  !  J'en  appelle  pour  cela  à  tout 
homme  qui  sait  lire  et  comparer.  Bien  plus,  Monsieur  ,  si  vous 
désirez  faire  avec  moi  cette  petite  ope'ration  qui  ne  sera  pas 
indiffe'rente  au  progrès  déjà  si  rapide  de  vos  connaissances  li- 
turgiques, je  suis  tout-à-fait  à  vos  ordres. 

J'étais,  je  l'avoue,  un  peu  sorti  de  mon  sujet,  lorsque  je 
vous  demandai  raison  de  la  manière  peu  respectueuse  dont 
vous  traitiez  S.  Grégoire  VII  ;  mais  cependant  j'ai  pensé  que 
dans  une  question  qui  touche,  de  plus  près  que  l'on  ne  pense, 
à  l'autorité  des  Souverains  Pontifes,  il  n'était  pas  tout  à-fait  su- 
perflu de  relever  une  des  innombrables  licences  que  se  per- 
mettent contre  eux  certains  écrivains.  Comment  vous  discul- 
pez-vous du  reproche  que  j'ai  cru  devoir  vous  faire  ?  Assez 
tristement;  car  enfin  de  ce  que  vous  avez  en  plusieurs  endroits 
rendu  justice  aux  vertus  et  aux  services  de  S.  Grégoire  VII, 
il  ne  s'ensuit  pas  le  moins  du  monde  que  vous  ayez  le  droit 
de  lui  refuser  le  titre  de  saint,  par  lequel  l'Eglise  a  constaté 
juridiquement  ses  mérites.  Cette  licence  est  commune,  dites- 
vous  ,  chez  les  orateurs  et  les  historiens.  • —  D'accord  ;  mais  au- 
quel de  ces  deux  titres,  je  vous  prie,  pouvez-vous  la  revendi- 
quer pour  vos  deux  articles,  assez  peu  oratoires  et  dans  lesquels 
l'histoire  est  travestie  à  faire  peur?  Dans  le  même  passage  , 
ajoutez-vous  encore,  je  ne  donnais  point  ce  titre  à  Grégoire  III, 
qui  est  cependant  reconnu  Saint.  —  Vous  voilà  donc  réduit  à 
excuser  une  liberté  par  une  autre.  Vous  irez  loin  ;  mais  puis- 
que vous  aimez  la  rétorsion,  permettez  que  j'en  lasse  une  aussi. 
Dans  le  même  passage  vous  donniez  le  titre  de  Saint  à  S.  Da- 
mase,  à  S.  Léon  ,  à  S.  Gélase,  à  S.  Grégoire-le-Grand  à  S.  Pie  V  ; 


(  112  ) 

donc  vous  ne  deviez  pas  le  refuser  à  S.  Grégoire  VII.  Ensuite  ; 
sachez  bien  que  votre  familiarité  vis  à-vis  de  Gre'goire  III  ne 
saurait  être  invoque'e  à  l'appui  de  votre  liberté'  envers  Gré- 
goire VII.  Le  premier  de  ces  Pontifes,  il  est  vrai ,  est  honoré 
d'un  culte  local ,  à  Rome ,  et  en  quelques  endroits ,  comme 
plusieurs  autres  Papes  du  même  nom  ;  mais  son  culte  plutôt 
concédé  que  décrété,  diffère  essentiellement  de  celui  de  S.  Gré- 
goire VII  rendu  obligatoire  pour  tout  l'univers  catholique  par 
le  décret  de  Benoît  XIII  TJrbis  et  orbis.  Ce  serait  en  vain  ,  Mon- 
sieur, que  vous  voudriez  justifier  votre  conduite.  Il  n'est  jamais 
permis  ,  même  à  l'égard  des  Saints  ,  d'avoir  deux  poids  et  deux 
mesures. 

J'aurais  encore  bien  des  choses  à  vous  dire;  je  les  garde  pour 
la  prochaine  fois  qu'il  vous  prendra  fantaisie  de  parler  de  moi. 
Je  ne  veux  pourtant  pas  finir  sans  relever  une  platitude  par 
laquelle  vous  avez  cru  devoir  terminer  votre  article.  L 'auteur , 
dites  vous,  ne  se  rétracte  point  sur  le  singulier  jugement  qu'il  a 
porté  d'un  passage  de  S.  Augustin.  C'est  bien  pis  que  Gros-Jean 
qui  remontre  à  son  curé.  Comme  il  est  évident  que ,  soit  im- 
puissance ,  soit  mauvaise  volonté ,  vous  êtes  résolu  de  ne  pas 
comprendre  que  les  explications  de  l'Ecriture  dans  le  sens  spi- 
rituel ,  données  par  les  Pères  ,  n'ont  d'autorité  véritable  que 
par  l'assentiment  de  l'Eglise,  je  ne  perdrai  plus  le  temps  à 
vous  le  répéter;  je  vous  dirai  seulement  :  oui,  M.  Picot,  je 
suis,  je  l'avoue  Gros-Jean  vis  à-vis  de  S.  Augustin,  et  je  m'en 
fais  gloire;  mais  S.  Augustin  aussi-bien  que  moi  dut  êti'e  et  fut 
en  effet  Gros- Jean  devant  l'Eglise.  On  n'est  saint  qu'à  celle 
condition.  Un  homme  qui  ne  croyait  à  l'Ecriture  que  sur  l'au- 
torité de  l'Eglise ,  n'eût  jamais  voulu  soutenir  une  interpréta- 
tion devenue  plus  tard  contraire  à  la  pratique  et  aux  décrets 
de  cette  même  Eglise. 

Biais  encore  une  fois  en  voilà  assez,  et  plus  qu'il  ne  fallait 
pour  répondre  aux  pauvretés  dont  votre  diatribe  est  remplie 
!    d'un  bout  à  l'autre.  Cette  controverse  inopinée  s'est  prolongée 
|    au-delà  de  ce  que  j'attendais.  Votre  ton  d'assurance  l'avait  ren- 
due nécessaire.  Vivons  maintenant  en  paix,  et  si  quelquefois 
encore  une  malencontreuse  tentation  vous  porte  à  vous   jeter 
sur  mes  brisées,  rappelez-vous  que  vous-même  m'avez  qualifié 
de  rude  jouteur.  J'ai  trop  à  cœur  de  mériter  la  continuation  de 
cette  élégante  qualification  qui  convient  si    bien  à   mon  âeet 
pour  vous  faire  le  moindre  quartier.  Je  vais  donc  attendre,  dans 
le  silence,  ce  qu'il  vous  plaira  de  choisir,  la  guerre,  ou  la  paix. 
L'auteur  des  Considérations  sur  la  liturgie  catholique. 
(  La  Revue  catholique ,  Juillet  i83o.  ) 


(    1 13  ) 


NOUVELLES    ET    VARIETES. 

—  Nous  apprenons  avec  peine ,  par  le  dernier  cahier  de  VA- 
mico  d'Italia,  de  Turin,  que  cet  estimable  recueil  cesse  de 
paraître.  Nous  le  regrettons  d'autant  plus  ,  que   la  mauvaise 
santé'  de  M.  le  marquis  d'Azeglio,  fondateur  et  directeur  de 
cet  écrit  pe'riodique  ,  est  l'unique  cause  qui   en  arrête  la  pu- 
blication.  Cet  homme,   si  justement  respecte,  qui  consacrait 
depuis  long-temps  ses  talens  et  ses  connaissances  au  service  de 
lEglise,  annonce  à  ses  lecteurs  la  fin  de  ses  honorables  travaux, 
dans  un  avertissement  où  respirent  la  pieté  la  plus  touchante 
et  le  zèle  le  plus  pur.  «  Ce  volume  doit  terminer  ou  au  moins 
»   suspendre  indéfiniment  XAmico  iVltal'ia.  Après  plusieurs  se- 
»   cousses,  ma  santé  en  a  enfin  éprouvé  une  si  violente,  que 
»   je  me  suis  trouvé  presque  en  face  des  portes  de  l'éternité. 
»   Cet  aspect  terrible  à  tous  les  pécheurs,  et  a  moi  sur-tout  par 
y   conséquent,  loin  de  me  détourner  de  cette  oeuvre,   m'exci- 
»   terait  au  contraire  à  continuer  une  entreprise  éminemment 
»   catholique ,  si  une    impossibilité  physique  ne  s'y  opposait. 
»   Incapable  ,  peut-être  pour  bien  long  temps  ,  de  lire  attenti- 
»   veinent  une  seule  page ,  j'abandonne  à  regret  une  œuvre  qui 
»   ne  cesse  pas  toutefois  d'être  nécessaire.  »  M.  le  marquis  d  A- 
zeglio  forme  ensuite  des  vœux  pour  que  d'autres  poursuivent 
son  entreprise ,  et  il  termine  en  recommandant  aux  lecteurs  de 
YAmico  d'ilalia  ,  les  écrits  périodiques  qui  lui  paraissent  con- 
courir au  but  qu'il  s'était  lui-même  proposé.   «  Je  me  plais  à 
»   rappeler  les  Mémoires  de  Modène  que  nous  avons  loués  plus 
»   dune  fois,  et  où  l'on  remarque  à  chaque  page  une  grande 
»   érudition  et  une  admirable  pureté  de  doctrine.  La  Gazette 
»   de  Lyon,  ressuscitée  vers  la  fin  de  i8^f),  e*t  dictée  par  un 
»    très  bon  esprit.  Le  Mémorial  et  la  Reçue  catholique  forment 
»   un  seul  ouvrage  périodique  qui  paraît  tous  les  quinze  jours, 
»   sous  ces  deux  titres  alternativement,  toujours  dans  le  même 
»   esprit  que  l'ancien  Mémorial.  Les  innombrables  opinions  reli- 
»   gicuses  où  se  confondent,  entraînés  dans  l'abîme,  tous  les  es- 
»   prits  qui  ne  sont  pas  entièrement  catholiques,  y  sont  décri- 
»   tes  avec  une  grande  vérité  ;   et  je  me  hasarderai ,  quoique 
»   simple  laïque,  à  en  conseiller  la  lecture  aux  ecclésiastiques. 
»    Ils  y  trouveront  sans  grande  dépense,  des  instructions  très- 
»    importantes,  même  sur  la  direction  de  leurs  éludes  :  non 
»    pas  qu'ils  doivent  faire  une  théologie  nouvelle,  car  la  vérité 
»   et  la  nouveauté  se  repoussent  en  théologie  :  mais  ses  armes 
»   doivent  se  tourner  contre  l'ennemi  présent  ;  et  plus  d'une 


(  n4  ) 

»  fois  des  prélats  et  des  ecclésiastiques  distingues  par  leur  sa- 

»  voir  et  leur  pie'té  m'en  ont  fait  lobservation.  D'ailleurs ,  dans 

»  le  grand  mouvement  qui  remue  la  science  profane,  et  au 

»  milieu  des  emportemens  du  siècle ,  le  défenseur  de  la  vérité 

»  doit  se  pourvoir  de  quelques  accessoires  qui  auparavant  n'é- 

»  taient  pas  nécessaires.  » 

—  Il  a  paru  à  Stuttgard,  en  1828,  un  ouvrage  dont  le  titre 
seul  fait  frémir.  Le  voici  :  «  Le  secrétaire  de  légation  ,  ou  les 
»  cabales  des  partisans  secrets  du  catholicisme  et  des  Jésuites 
»  en  Allemagne.  Histoire  très-curieuse  d'une  conversion  souve- 
»  raine  en  i8a5,  où  le  retour  du  duc  et  de  la  duchesse  d'An- 
»  halt-Koethen  a  l'Eglise  catholique  ,  la  conspiration  de  la 
»  Russie,  etc.,  sont  prédits  par  un  Jésuite;  tirée  des  papiers 
»  du  secrétaire  de  légation  R. ,  empoisonné  à  Paris ,  et  de  tra- 
»  ditions  orales  et  écrites  ;  avec  des  notes  sur  les  menées  reli- 
»  gieuses  et  politiques  des  catholiques  et  des  Jésuites  en  Alle- 
»  magne  ,  en  France  et  en  Russie  ;  sur  leur  correspondance 
»  secrète  entre  eux-mêmes ,  avec  le  Saint  Siège  et  les  nonces  du 
»  Pape ,  touchant  la  ruine  du  protestantisme  et  le  retour  à 
»  l'Eglise  catholique  de  plusieurs  Souverains  et  ministres  :  sur 
»  le  projet  d'une  réunion  des  églises  romaine  et  grecque;  sur 
»  des  passages  importans  et  des  preuves  de  leur  correspondance 
»  secrète  ;  sur  les  dangers  qui  menacent  le  protestantisme ,  et 
»  les  calomnies ,  invectives  et  persécutions  auxquelles  il  est  en 
»  hutte  de  la  part  des  catholiques  et  des  Jésuites  ;  sur  l'histoire 
»  de  la  Compagnie  de  Jésus  ,  avec  les  documens  et  notes  im- 
»  portantes  ,  etc. ,  publié  par  le  D  Eichmann.  Stuttgard  ,  frères 
»  Franck,  1828.  » 

—  Statistique  religieuse  des  états  de  la  Prusse.  La  Gazette 
ecclésiastique  universelle  de  Darmsladt  contient  dans  les  numé- 
ros 43  et  44  de  cette  année,  une  statistique  religieuse  de  la 
Prusse.  Nous  lui  empruntons  ,  d'après  la  Nouvelle  Revue  ger- 
manique, le  tableau  suivant,  dressé  à  la  fin  de  1828  : 

Provinces.  Habitaris.  Prolestans.  Catholiques.    Mennonites.  Juifs. 

Prusse  orientale  .  1,216,154  1,007,895  i53,57g  gg5  3,685. 

Prusse  occident.  .  792,207  387,218  076,342  12,924  i5,723. 

Pologne  pruss. .. .  1,064, 5o6  309,495  687,421  67,590. 

Brandenbourg. . .  .  1,539.592  1,508,471  20,535  245  io,34i. 

Pomcranie 876,842  804,588  7)545  4)7°9- 

Silésie 2.396,551  1,284,446  1.091,132  3  20,970. 

Saxe  prussienne. .  1, 409, 388  i,3i6,ioo  89,681  3,607. 

Wéstphalie 1,228,548  5o4,6n  711,833  173  11,931. 

Prusse  rhénane...  2,202,322  499)84°  I)*'7S)745  i,3i5  22,422. 

Totaux 12,726,110     7,732,664     45816,813     i5,655   160.978. 


(  m5  ) 

—  Le  Collège  de  la  Reine,  à  Oxford , ce'lèbre  chaque  anne'e, 
le  jour  de  Noël,  \à.Jête  du  sanglier  (of  the  boar's  head  ).  La 
tradition  fait  remonter  l'origine  de  cette  fête  à  une  aventure 
assez  singulière  qu'un  journal  anglais  raconte  de  la  manière 
suivante.  Un  étudiant ,  se  promenant  dans  la  forêt  voisine  de 
Statover ,  et  lisant  Aristote ,  fut  tout-à-coup  attaque'  par  un  san- 
glier. L'animal  furieux  s  élança  sur  lui  la  gueule  béante,  mais 
l'étudiant ,  sans  perdre  la  tête ,  eut  l'heureuse  idée  de  se  faire 
une  arme  de  son  livre ,  et  d'enfoncer  le  volume  dans  la  gorge 
de  son  ennemi ,  en  criant  Gr,eccm  est  !  et  étouffant  ainsi  le  sau- 
vage (the  savage)  avec  le  sage. 

—  On  écrit  de  la  Bavière  rhénane  que  le  synode  général  pro- 
testant s'est  à  la  vérité  réuni  déjà  en  septembre  dernier  à  Kai- 
serslautern  ,  mais  que  les  résultats  sont  encore  inconnus  ;  et 
qu'ils  ne  pourront  être  publiés  qu'après  que  le  Roi  aura  rendu 
ses  décisions.  (Hesperus.) 

—  Suède.  M.  de  Sylvander,  président  de  la  cour  de  justice, 
fut  envoyé  l'hiver  dernier  dans  les  provinces  du  nord  par  suite 
des  scandales  occasionnés  dans  cette  partie  du  royaume  par 
une  nouvelle  secte  religieuse,  qui  se  répand  de  plus  en  plus 
et  qui  s'est  étendue  aussi  en  Norwège.  Ces  sectaires,  qu'on  ap- 
pelle lœsare  (les  lecteurs  ),  ont  tenu,  pendant  le  séjour  de  M.  de 
Sylvander  ,  une  assemblée  où  l'on  a  vu  plusieurs  personnes,  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe,  des  enfans  et  des  adultes,  exécuter, 
tout  nus,  les  danses  les  plus  obscènes.  Interpelés  sur  le  scan- 
dale qu'ils  donnent,  ils  répondent  que  telle  est  leur  religion, 
et  qu'ils  ne  font  qu'obéir  à  ses  commandemens.  Ils  se  vantent 
d'être  avec  Dieu  dans  une  union  plus  intime  que  tous  les  au- 
tres mortels  ,  et  s'ils  se  montrent  tout  nus ,  c'est  que ,  disent- 
ils  ,  l'usage  de  s'habiller  ne  tire  son  origine  que  de  la  chute 
de  nos  premiers  parens. 

—  La  Gazette  évangélique  de  Berlin  donne  les  détails  suivans 
sur  une  thèse  théologique  soutenue  à  Strasbourg  par  un  M.  Beds- 
lob.  Cet  aspirant  au  grade  de  docteur  en  théologie  choqua,  à 
ce  qu'il  paraît,  le  rationalisme  de  la  faculté  de  Strasbourg.  Tua 
dissertatio ,  s  écria,  le  Dr  Haffner,  doyen  de  la  faculté,  sordet 
veterem  doctrinam;  et  il  ajouta,  que  si  l'aveuglement  des  juifs 
a  consisté  en  ce  qu'ils  n'ont  vu  Jésus-Christ  nulle  part,  l'aveu- 
glement de  l'argumentaleur  consiste  en  ce  qu'il  veut  le  voir 
partout.  Le  candidat  avait  dit  :  Voici  le  dogme  de  la  foi  ebré- 
tienne  ;  notre  Seigneur  Jésus- Christ  m'a  racheté,  par  sa  pas- 


(   n6  ) 

sion  et  sa  mort  expiatoire ,  de  la  damnation  éternelle  que  j'ai 
méritée  par  ma  corruption.  Le  D  HaiTner  répliqua  que,  dans 
les  textes  cités,  l'apôtre  S.  Paul  parle  des  juifs  et  des  païens, 
et  que  ce  sont  eux  qu'il  déclare  pécheurs,  et  non  pas  les  chré- 
tiens que  ces  textes  ne  regardent  point.  M.  Redsloh  reprit  que 
par  les  juifs  et  les  païens  S.  Paul  entend  en  général  tous  les 
hommes,  et  que  chacun  en  sondant  son  cœur  y  trouvera  les 
germes  de  tous  les  péchés.  Sur  quoi  M.  HalFner  lui  dit  :  J'en 
suis  fâché  pour  vous.  M.  Redsloh  cita  S.  Jean  (eh.  x,  v.  3o  ) 
pour  prouver  l'unité  du  Père  et  du  Fils;  M.  Haffher  cita,  de 
son  côté  ,  le  (  eh.  xvn ,  v.  22 ,  23),  pour  montrer  qu'il  s'agis- 
sait d'une  conformité  de  sentiment ,  et  non  pas  d'une  unité 
d'être  ou  de  substance.  —  M.  Redslob.  On  doit  s'attacher  aux 
livres  symboliques  ,  jusqu'à  ce  qu'on  en  ait  fait  d'autres.  — 
M.  Hajfner.  La  théologie  a  fait,  depuis  la  réformation,  des 
progrès  tellement  rapides  ,  que  nous  avons  dépassé  les  li' 
vres  symboliques  il  y  a  déjà  fort  long-temps.  —  M.  Reds- 
lob. Cependant  les  réformateurs  ont  exprimé  dans  ces  livres 
le  vrai  sens  de  l'Ecriture-Sainte.  —  M.  Haffner.  Pessimum 
sensum  ! 

Arrêtons-nous  ici,  quoique  l'article  de  la  Gazette  êvangéli- 
que  renferme  encore  d'autres  détails  curieux  sur  la  suite  de  la 
discussion.  Il  nous  suffit  d'avoir  recueilli  de  la  bouche  du  doyen 
de  la  faculté  tbéologique  de  Strasbourg ,  d'un  des  principaux 
dignitaires  de  la  France  protestante ,  cette  déclaration  remar- 
quable ,  que  les  réformateurs  ont  trouvé  dans  l'Ecriture-Sainte 
et  ont  exprimé  dans  les  livres  symboliques  pessimum  sensum. 
Le  principal  de  ces  livres  symboliques ,  où  l'on  trouve  ce  pes- 
simus  sensus ,  est  la  Confession  d'Augsbourg ,  dont  les  protes- 
tans  viennent  de  célébrer  le  jubilé. 

—  Le  même  numéro  de  la  Gazette  évangèlique  de  Berlin  se 
récrie  contre  un  candidat  de  Laudau ,  «  qui ,  dit-elle  ,  a  osé 
adresser  au  consistoire  évangèlique  de  Munich  un  sermon  dé- 
dié à  son  amante  ,  a  qui  il  assure  qu'en  le  composant  il  a  été 
rempli  de  son  esprit,  c'est-à-dire,  de  1  esprit  de  sa  maîtresse. 
Autrefois  on  croyait  que  le  Saint-Esprit  seul  devait  inspirer 
les  prédicateurs.  » 

—  Lettres  inventées  par  un  Indien  Iroquois.  Les  Indiens  Iro- 
quois publient  depuis  quelque  temps  un  journal ,  écrit  partie  en 
anglais,  et  partie  dans  leur  idiome  particulier.  M.  Knapp,  dans 
ses  lectures  sur  la  littérature  américaine  ,  nous  apprend  com- 
ment les  Iroquois  sont  parvenus  à  avoir  des  caractères  alpha- 


(  i'i7  ) 

be'tiques.  Il  paraît  qu'ils  doivent  cette  découverte  à  un  de  leurs 
compatriotes  qui,  nonobstant  le  désavantage  de  sa  position, 
s'est  signalé  comme  un  des  génies  les  plus  extraordinaires. 
M.  Knapp  a  donné  l'histoire  de  cette  invention  presque  littéra- 
lement telle  qu'il  l'a  recueillie  de  la  bouche  de  l'inventeur  lui- 
même  ,  qui  s'appelle  See-Tuah-Jah  ,  et  qui  était  alors  (en  1828), 
âgé  d'environ  65  ans. 

On  avait  trouvé  à  la  suite  d'une  expédition ,  vers  la  fin  de 
la  guerre,  une  lettre  sur  la  personne  d'un  prisonnier,  qui  en 
fit  aux  Indiens  une  lecture  inexacte.  En  délibérant  sur  cet  in- 
cident ,  ils  agitèrent  la  question  de  savoir  si  le  pouvoir  mys- 
térieux de  la  fouille  parlante  était  un  don  que  le  Grand-Esprit 
avait  accordé  à  l'homme  blanc  ,  ou  bien  une  invention  de 
l'homme  blanc  lui-même?  Presque  tous  se  prononcèrent  en  fa- 
veur de  la  première  conjecture  ,  mais  See-Tuah-Jàh  persista  à 
soutenir  que  lhomme  blanc  pouvait  avoir  inventé  ce  qui  leur 
paraissait  si  étonnant.  Depuis  lors ,  il  réfléchissait  fréquemment 
sur  ce  sujet;  mais  il  ne  commença  à  s'en  occuper  sérieusement 
et  constamment  qu'après  qu'une  tumeur  au  genou  l'eut  confiné 
dans  sa  cabane  et  l'eut  estropié  pour  la  vie.  Cette  solitude  ra- 
mena sa  pensée  vers  le  pouvoir  mystérieux  de  parler  par  des 
lettres  dont  il  ne  trouva  pas  seulement  le  nom  dans  sa  langue 
maternelle.  Il  apprit  par  les  cris  des  bêtes  féroces ,  par  l'art 
de  l'oiseau  moqueur  (1),  par  les  voix  de  ses  enfans  et  de  ses 
compagnons  ,  que  les  sons  font  passer  les  sensations  et  les  pas- 
sions d'une  âme  dans  l'autre.  Cela  lui  donna  l'idée  de  se  met- 
tre a  étudier  tous  les  sons  de  la  langue  iroquoise.  N'entendant 
pas  lui  même  très -distinctement ,  il  appela  à  son  secours  les 
oreilles  plus  justes  et  plus  de'licates  de  sa  femme  et  de  ses 
enfans. 

Quand  il  pensa  avoir  distingué  tous  les  sons  différens  de  sa 
langue  ,  il  essaya  de  les  communiquer  à  d'autres  ou  de  les 
graver  dans  sa  mémoire,  au  moyen  de  signes  peints  (pictoriaù 
signs),  par  des  images  d  oiseaux  et  d'autres  bêtes.  Il  abandonna 
bientôt  cette  méthode,  comme  difficile  ou  impossible,  et  es- 
saya ensuite  des  signes  arbitraires,  qui  n'avaient  aucun  rap- 
port apparent  avec  les  sons  qu'il  voulait  exprimer.  Les  signes 
furent  d'abord  en  très-grand  nombre ,  et  quand  il  se  crut  près 
davoir  rempli    sa   tache ,    son   alphabet  se  composa  d  environ 


(i)  The  mocquina  bird }  le  polyglotte  .  oiseau  à  quarante  langues, 
dont  le  «liant  surpasse  en  agrémenl  celui  «les  autres  oiseaux.  On  le 
trouve  an  Mexique  et   en  Virginie. 

II.  16 


(   n8  ) 

aoo  caractères.  Avec  le  secours  de  sa  fille  ,  qui  paraissait  en- 
trer dans  l'esprit  de  ses  travaux,  il  réussit  à  les  réduira  à  86;, 
nombre  qu'il  emploie  à  présent.  Il  chercha  ensuite  à  donner 
à  ses  caractères  une  i'urme  plus  gracieuse,  et  il  y  re'ussit,  quoi- 
qu'il ne  connût  pas  encore  lusage  delà  plume  ;  il  tailla  ses  let- 
tres sur  l'écorce  d'un  arbre,  avec  un  couteau  ou  un  clou.  Il  reçut 
vers  cette  e'poque  des  plumes  et  du  papier  par  un  agent  indien 
ou  quelque  marchand  de  sa  nation.  Quant  à  l'encre,  il  la  tirade 
lecorce  de  quelques  arbres,  dont  il  connaissait  les  qualite's  co- 
lorantes ,  et  après  avoir  vu  une  plume  taillée ,  il  sut  bientôt 
en  tailler  d'autres.  Maintenant  il  s  agissait  de  faire  connaître  sa 
de'couverte.  Il  appela  chez  lui  quelques-uns  des  hommes  les 
plus  distingues  de  sa  nation  ,  et  s  attacha  à  leur  démontrer  que 
sans  assistance  surnaturelle  il  avait  re'ussi  a  faire  une  de'cou- 
verte utile.  Sa  (ille,  son  seul  élève,  e'tant  sortie  de  la  cabane, 
il  les  pria  de  dire  un  mot  ou  d'exprimer  un  sentiment  ,  et 
l'ayant  mis  sur  le  papier,  il  rappela  sa  fille  pour  le  lui  faire 
lire;  puis  le  père  étant  parti  à  son  tour,  il  lut  ce  que  sa  fille 
avait  e'crit  pendant  son  absence.  Les  Indiens  e'taient  stupe'faits, 
mais  ne  paraissaient  pas  encore  entièrement  satisfaits  et  con- 
vaincus. Sce-Tuah-Jah  proposa  à  la  tribu  de  choisir  un  certain 
nombre  de  jeunes  gens,  qu'on  lui  confierait  pour  les  initier 
dans  ce  mystère.  On  finit  par  accepter  cette  proposition.  Les 
Indiens  observèrent  ces  jeunes  gens  avec  inquie'tude  pendant 
plusieurs  mois,  et  quand  ensuite  ils  demandèrent  eux-mêmes 
h  être  examine's,  tout  le  monde  montra  le  plus  haut  degré'  d'in- 
te'rêt  et  de  curiosité'.  On  se'para  les  jeunes  gens  de  leur  maître, 
et  les  uns  des  autres,  et  on  les  garda  à  vue  chacun  en  parti- 
culier. Ceux  qui  n'estaient  pas  inities  dictèrent  ce  que  le  maî- 
tre et  les  e'ièves  devaient  s'écrire  réciproquement.  L'épreuve 
réussit  à  merveille,  et  eut  pour  résultat  une  conviction  com- 
plète et  générale.  Les  Indiens  ordonnèrent  ensuite  un  grand 
banquet,  et  donnèrent  à  See-Tuah-Jah  la  place  d'honneur,  et 
ils  en  firent  successivement  leur  maître  d'école  ,  leur  profes- 
seur ,  leur  philosophe  et  un  de  leurs  chefs. 

Le  gouvernement  des  Etat-Unis  a  fait  fondre  des  caractères 
pour  l'alphabet  inventé  par  Sce-Tuah-Jah  ;  le  journal  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  qui  a  été  publié  par  suite  de  cette  dé- 
couverte ,  se  distingue  par  un  ton  décent  et  plein  de  bon  sens. 
Comme  il  est  imprimé  en  anglais  et  en  iroquois,  il  y  a  aujourd'hui 
beaucoup  de  ces  Indiens  qui  savent  lire  l'une  et  l'autre  langue. 

Sce-Tuah-Jah  a  aussi  fait  des  découvertes  en  arithmétique, 
et  a  montré  en  même  temps  beaucoup  de  talent  pour  la  pein- 


(   "9  ) 

ture.  Le  chef  suprême  des  Iroquois  a  assure'  h  M.  Knapp  que 
cet  homme  se  distinguait  par  sa  loyauté'  et  sa  sohrie'te'. 

(  Bubiin-Evening-F'osl). 

—  On  voit  sur  les  églises  de  Moscou  le  croissant  surmonte 
d'une  croix.  Le  D'  King  explique  ainsi  ce  fait  singulier.  Les 
ïartares  ayant  e'te'  maîtres  de  la  Russie  pendant  près  de  deux 
siècles,  changèrent  les  e'glises  chre'tiennes  en  mosque'es ,  et  y 
placèrent  le  croissant,  ce  symbole  du  mahome'tisme.  Quand  par 
la  suite  le  grand-duc  Swan  Basilowitz  eut  chassé  les  Tartares 
de  la  Russie,  il  rendit  les  e'glises  à  leur  destination  primitive, 
et  planta  la  croix  au-dessus  du  croissant ,  en  signe  de  sa  vic- 
toire et  de  celle  du  christianisme. 

—  Le  prédcateur  impoli.  «  A  en  croire  la  tradition ,  dit 
Walter-Scott  dans  YHisloire  d'Ecosse  qu'il  vient  de  publier , 
des  contestations  s'élevèrent  plus  d'une  fois  entre  la  chaire  et 
le  trône  dans  l'assemblée  même  des  fidèles.  On  rapporte  qu'un 
jeune  prédicateur  s'appesantissant ,  en  présence  de  Jacques, 
sur  un  sujet  très-offensant  pour  le  Roi  ,  celui-ci  perdant  pa- 
tience,  s'écria  :  Homme  ,  je  te  dis,  parle  raison  (speak  se7ise) , 
ou  descends  de  la  chaire.  A  cette  interpellation,  quelque  rai- 
sonnable qu'elle  paraisse  ,  le  prédicateur  répliqua  bravement  : 
Et  moi ,  je  te  dis ,  homme,  je  ne  veux  ni  parler  raison  ni  des- 
cendre de  la  chaire.  » 

—  Voici  un  fait  aussi  extraordinaire  que  touchant  qui  vient 
d'arriver  en  Hongrie.  Un  employé  des  domaines  fut  saisi,  par 
suite  d'une  maladie,  du  spasme  ou  trismus  des  mâchoires 
(von  Kinnbacl-ienkramjyf) ,  et  sa  mort  devint  imminente  mal- 
gré les  remèdes  qu'on  avait  tentés.  Sa  femme  et  ses  enfans, 
agenouillés  au  chevet  de  son  lit,  imploraient  la  miséricorde 
du  Ciel.  Le  plus  jeune  des  enfans  s'était  glissé  inaperçu  hors 
de  la  chambre,  et  était  descendu  dans  la  cour.  Quelques  in- 
stans  après,  une  servante  se  précipite  dans  1  appartement  : 
Frédéric,  s'écrie-t-elle ,  est  tombé  dans  le  puits,  pour  l'amour 
du  Ciel  que  faut-il  faire?  On  eût  dit  que  la  foudre  était  tom- 
bée au  milieu  de  cette  famille  désolée.  Oubliant  un  instant  le 
père  mourant  pour  ne  penser  qu'à  l'enfant  peut-être  déjà 
mort,  la  mère  et  les  autres  enfans  descendent  précipitamment: 
pour  appeler  du  secours.  Un  domestiqué  descend  dans  le  puits 
et  parvient  a  sauver  la  vie  de  l'enfant.  Cette  crainte  étant  ainsi 
dissipée,  l'autre  douleur  reprend  tout  son  empire,  et  tous 
s'empressent   de  remonter  auprès   du   malade.   Quel   miracle! 


(     120     ) 

ils  le  trouvent  assis  dans  son  lit  et  hors  de  danger;  la  com- 
motion violente  que  son  système  nerveux  avait  reçue  de  cette 
frayeur  subite  l'avait  guéri  de  son  terrible  spasme.  L'enfant 
sauve'  se  jette  entre  les  bras  du  père  sauve'.  La  mère  et  les 
autres  enfans,  dans  un  ravissement  indicible ,  se  prosternent 
pour  rendre  grâces  à  cette  merveilleuse  Providence  qui  les  a 
sauves  en  même  temps  de  deux  pe'rils ,  et  qui  s'est  servi  de 
l'un  pour  chasser  l'autre. 

— ■  On  e'crit  de  Genève  en  date  du  9  avril  :  «  A  peine  les 
Mômiers  ,  ou  me'thodistes  range's  sous  les  e'tendards  de  Malan 
et  d'Empeytaz,  se  sont-ils  un  peu  appaise's,  que  nous  avons  vu 
ëclore  une  secte  nouvelle,  et  des  plus  étranges.  Les  sectaires 
se  transportent  le  soir  dans  les  cimetières  pour  y  passer  la 
nuit ,  afin  de  communiquer  avec  les  âmes  des  défunts.  La  po- 
lice fit  arrêter  dernièrement  plusieurs  personnes ,  puisqu'une 
loi  défend  ces  excursions  nocturnes,  afin  de  prévenir  la  spo- 
liation des  tombeaux.  Cependant ,  comme  notre  code  n'a  pas 
prévu  le  cas  d'une  communication  avec  les  esprits ,  on  a  rendu 
à  la  liberté  les  personnes  arrêtées  qui  se  rendent  maintenant 
en  bandes  nombreuses  à  ces  rendez-vous  des  vivans  et  des 
morts.  » 

—  «  Le  ier  juin,  M.  l'évêque  de  Ratisbonne  et  un  commis- 
saire du  Roi  de  Bavière  ont  assisté  à  l'ouverture  du  couvent 
de  Metten ,  que  l'on  vient  de  rendre  à  l'ordre  de  Saint-Benoît. 
Les  autorités  s'étaient  réunies  à  cet  effet  au  clergé  des  envi- 
rons et  aux  .Bénédictins  appelés  à  former  le  nouveau  monas- 
tère. Le  commissaire  du  Roi,  M.  Milzer ,  a  prononcé  un  dis- 
cours ,  où  il  a  rappelé  la  résolution  prise  par  le  Roi  Louis  de 
l'établir  l'ordre  de  Saint-Benoît  dans  le  royaume.  Le  nom  de 
cet  ordre ,  a-t-il  dit ,  figure  honorablement  dans  les  annales  de 
la  civilisation  de  l'Allemagne  ;  la  culture  du  sol  et  celle  de 
l'esprit  lui  sont  également  redevables.  Le  couvent  des  Bénédic- 
tins de  Metten,  fondé  il  y  a  mille  ans  par  Charlemagne  ,  et 
détruit  il  y  a  27  ans,  est  destiné  à  être  la  pépinière  de  l'or- 
dre ;  M.  de  Pronath ,  qui  en  était  propriétaire,  s'est  empressé 
de  le  rendre  gratuitement  à  sa  destination.  Parmi  les  Bénédic- 
tins encore  existans  ,  les  pères  Neubauer,  curé  de  Saint-Pierre 
à  Straubin  ,  et  Reeth  ,  curé  d'Oherwenkling,  se  sont  offerts 
pour  rétablir  l'ordre,  et  grâce  aux  bienfaits  du  Roi,  ce  réta- 
blissement était  déjà  consommé  le  1"  avril.  Le  père  Neubauer 
sera  prieur.  »  —  (  L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi.  ) 

(  La  Revue  catholique ,  Juillet   i83o.  ) 


(  I21  ) 


LETTRE    PASTORALE    SES    ÉVÊQUES    B'miAWBS. 

Les  évêques  d'Irlande  ont  coutume  de  se  re'unir  tous  les  ans 
à  Dublin ,  au  mois  de  fe'vrier ,  pour  délibérer  sur  les  affaires 
de  leurs  e'glises  et  sur  les  mesures  à  prendre  dans  l'intérêt  gé- 
ne'ral  de  la  religion  et  dans  celui  de  leurs  troupeaux.  Dans  leur 
re'union  de  cette  anne'e ,  ils  ont  arrête  une  lettre  pastorale  re- 
lative à  la  situation  de  l'Irlande.  Cette  pastorale  est  un  monu- 
ment de  leur  sagesse  autant  que  de  leur  zèle  et  de  leur  charité. 
Elle  est  la  meilleure  réfutation  des  ennemis  de  l'émancipation 
en  Angleterre  ,  qui  criaient  que  cette  grande  mesui'e  ne  ramè- 
nerait point  le  clergé  irlandais,  et  qu'il  n'userait  de  son  in- 
fluence sur  les  laïcs  que  pour  entretenir  parmi  eux  l'esprit  de 
fanatisme  ,  d'exagération  et  de  discorde.  Cette  même  pastorale 
répond  aussi  victorieusement  aux  politiques  qui ,  chez  nous  et 
ailleurs  ,  trouvent  mauvais  que  le  clergé  intervienne  le  moin- 
drement dans  les  affaires  de  l'Etat,  et  qu'il  se  mêle  de  donner 
des  conseils  sur  les  objets  temporels  et  sur  les  rapports  des 
sujets  avec  l'autorité.  Des  évêques  qui  ne  se  servent  de  leur  in- 
fluence que  pour  prêcher  la  paix,  la  concorde  et  la  soumission 
à  l'autorité  ,  honorent  leur  ministère  en  même  temps  qu'ils 
contribuent  au  bien  de  l'Etat  et  au  repos  général  de  la  société. 
La  pastorale  suivante  doit  avoir  d'autant  plus  de  poids ,  que 
c'est  un  acte  du  corps  épiscopal  d'Irlande  ;  elle  est  signée  de 
27  évêques,  a  la  tête  desquels  sont  le  primat  catholique  ,  M.  Pa- 
trice Curtis,  archevêque  d'Armagh,  et  M.  Daniel  Murray ,  ar- 
chevêque de  Dublin.  Nous  donnons  cette  pièce,  traduite  sur 
l'original  anglais  ;  la  traduction  qui  en  a  paru  dans  un  autre 
journal  est  pleine  de  fautes  ,  et  est  même  inintelligibles  en  quel- 
ques endroits  : 

"  Les  archevêques  et  évêques  soussignés  au  clergé  et  au  peu- 
ple de  l'Eglise  catholique  en  Irlande ,  salut  et  bénédiction. 

»   Frères  bien-aimés  en  Jésus-Christ. 

»  Réunis  à  Dublin,  pour  délibérer ,  selon  notre  coutume, 
sur  nos  propres  devoirs  et  sur  les  intérêts  sacrés  confies  a  no- 
tre sollicitude ,  nous  sommes  poussés  par  la  charité  de  Dieu  et 
par  l'amour  que  nous  vous  portons  à  vous  adresser  celte  courte 
instruction. 

»  Et  d'abord  nous  rendons  grâces  à  Dieu  et  à  notre  Seigneur 
Jésus  Christ  de  ce  que  non  seulement  vous  continuez  à  travail- 


(     122     ) 

1er  ensemble  et  d'un  même  esprit  dans  la  foi  de  l'Evangile , 
mais  aussi  de  ce  que  cet  Evangile  croit  et  fructifie  parmi  nous, 
en  sorte  que  vos  progrès  sont  manifestés  à  tous,  et  qu'on  parle 
de  votre  foi  dans  le  monde  entier.  Souvenez-vous  toutefois  que 
eelui  qui  plante  et  celui  qui  arrose  ne  sont  rien ,  mais  que 
c'est  Dieu  qui  donne  l'accroissement  (I  Cor.  ni,  7),  comme 
aussi  «  que  celui  qui  persévère  jusqu'à  la  fin  sera  sauvé.  » 
(Matth.  x,  22.) 

»  En  vérité ,  chèrs  frères ,  cette  époque  doit  être  pour  vous 
et  pour  nous  un  temps  de  joie ,  non-seulement  a  cause  de  vos 
progrès  dans  la  vertu ,  mais  aussi  parce  que  l'état  de  notre  di- 
vine religion  a  été  dernièrement  un  peu  amélioré,  et  que  vos 
droits  civils  ont  été  considérablement  étendus.  Depuis  la  der- 
nière fois  que  nous  vous  avions  adressé  une  lettre  pastorale , 
une  grande  mesure ,  une  mesure  bienfaisante  et  conciliatrice 
a  été  adoptée  en  votre  faveur  par  la  législature. 

»  Encore  l'année  dernière,  on  vit  ce  pavs  agité  dun  bout  à 
l'autre.  Les  passions  prévalaient  sur  les  lois  ;  des  hommes  nés 
pour  s'entr'aimer  étaient  opposés  les  uns  aux  autres  dans  une 
lutte  presque  sanglante  ;  les  intérêts  publics  étaient  négligés 
ou  oubliés;  les  liens  de  la  parenté  étaient  rompus;  l'action  du 
gouvernement  était  affaiblie  ,  celle  des  lois  même  paralysée ,  et 
la  religion,  qui  a  coutume  de  calmer  les  passions  et  d  affermir 
la  paix  publicfue  ,  était  hors  d'état  de  remplir  librement  cette 
grande  tâche.  Ce  fut  alors  que  Celui  par  qui  les  Rois  gouver- 
nent, et  par  qui  les  législateurs  décrètent  la  justice,  se  leva  et 
dit  à  la  mer  :  Calme  toi  ;  et  aux  aquilons  :  Ne  soufflez  plus  ! 
Notre  gracieux  et  bien-aimé  Souverain,  marchant  sur  les  traces 
de  son  auguste  père  (dont  nous  chérissons  toujours  la  mémoire,) 
pritj  pitié  de  l'état  de  l'Irlande,  et  résolut  de  lui  accorder  l'in- 
estimable bienfait  de  la  paix  religieuse.  Ce  grand  bienfait  dut 
répandre  d'autant  plus  de  joie  parmi  nous,  que,  parmi  les 
conseillers  de  Sa  Majesté,  brillait  alors  le  plus  distingué  des 
enfans  de  l'Irlande,  un  héros  législateur,  un  homme  choisi  par 
le  Tout-Puissant  pour  briser  la  verge  qui  avait  châtié  l'Europe , 
suscité  par  la  Providence  pour  affermir  les  trônes,  pour  réta- 
blir les  autels,  pour  diriger  les  conseils  de  l'Angleterre  dans  la 
crise  la  plus  difficile,  et  pour  étancher  le  sang,  et  guérir  les 
plaies  du  pays  qui  l'a  vu  naître.  Un  parlement  éclairé  et  sage 
a  achevé  ce  que  le  Souverain  et  ses  conseillers  avaient  com- 
mencé ,  et  déjà  les  effets  de  leur  sagesse  et  de  leur  justice  sont 
manifestes,  et  sont  justement  appréciés  par  tous  les  gens  de 
bien.  La  tempête  qui  était  sur  le  point  d'engloutir  cette  con- 
trée est  appaisée,  et  l'ordre  social,  avec  la  paix  et  la  justice  h 


(     »*3     ) 

sa  suite ,  est  prêt  à  établir  son  empire  clans  cette  contre'e  si 
long  temps  tlivise'e. 

»  Or  le  Roi ,  que  la  loi  de  Dieu  nous  oblige  d'honorer ,  nos 
cliers  frères,  ne  mérite-t-il  pas  maintenant  tout  le  respect, 
toute  la  soumission,  et  tout  rattachement  que  vous  pourrez  lui 
témoigner?  Ses  ministres  ne  méritent-ils  pas  de  vous  une  con- 
fiance proportionnel  au  zèle  et  aux  soins  qu'ils  ont  de'ploye'  en 
votre  faveur?  Et  ce  législateur  qui  vous  a  releve's  de  votre 
abaissement ,  et  vous  a  accorde'  sans  réserve  tous  les  privile'ges 
que  vous  aviez  désirés ,  n'a-t  il  pas  des  titres  à  votre  respect  et 
à  votre  amour?  Nous  espérons  avec  confiance  que  vos  sentimens 
à  cet  égard  sont  en  harmonie  avec  les  nôtres,  et  qu'un  atta- 
chement inébranlable  à  la  constitution  et  aux  lois  de  votre  pa- 
trie ,  ainsi  qu'à  la  personne  et  au  gouvernement  de  notre  très- 
gracieux  Souverain  ,  éclatera  dans  toute  votre  conduite. 

Efforcez-vous  donc  de  toute  manière  de  seconder  le  but  que 
la  législature  a  eu  en  adoptant  cette  loi  bienfaisante,  savoir, 
la  pacification  et  l'amélioration  de  l'Irlande.  Que  les  discordes 
religieuses  cessent ,  qu'on  ne  parle  plus  de  querelles  de  partis 
et  de  dissensions  civiles  ,  que  des  sermens  téméraires  ,  injustes  , 
et  illégaux  n'aient  plus  lieu  parmi  vous ,  et  si  les  artisans  des 
discordes  et  de  la  sédition  voulaient  troubler  votre  repos  , 
cherchez  une  sauve-garde  contre  eux  dans  la  protection  que  la 
loi  vous  offre. 

»  Soyez  sobres  et  veillez  en  sorte  que  personne  ne  puisse 
dire  du  mal  de  vous.  Bannissez  vos  ressentimens  plutôt  que  de 
provoquer  un  adversaire ,  tellement  que  rien  ne  manque  de 
votre  part  pour  avancer  la  paix  et  la  bonne  volonté  parmi 
toutes  les  classes  du  peuple  irlandais. 

»  Quant  a  nos  vénérables  frères ,  les  membres  du  clergé  de 
tout  grade ,  nous  leur  proposons  l'exemple  que  nous  donnons 
nous  mêmes.  Ils  le  suivront  dans  leurs  actions  et  s'y  attacheront 
comme  à  une  règle  de  conduite.  Nous  avons  uni  nos  efforts 
avec  les  laïcs,  pour  reconquérir  nos  droits  légitimes,  et  pour 
les  obtenir  sans  compromettre  la  liberté  de  notre  église.  Nos 
efforts  réunis  ont  été  couronnés  de  succès  ,  parce  que  nous 
avions  pour  nous  la  raison,  la  justice  ,  la  religion  et  la  voix  de 
1  humanité.  Nous  nous  réjouissons  du  résultat,  nonobstant  cer- 
taines restrictions  injurieuses  pour  nous-mêmes,  et  non-seule- 
ment pour  nous,  mais  aussi  pour  ces  ordres  religieux  que  l'E- 
glise, depuis  les  temps  apostoliques,  a  nourris  dans  son  sein 
avec  tant  d'affection.  Ces  restrictions  qui ,  nous  le  pensons,  n'é- 
taient pas  un  sacrifice  réclamé  par  une  saine  politique  ,  mais 
seulement  par  les  préventions  injustes  qui  prévalent  encore 


(    M   ) 

dans  l'esprit  des  gens  île  bien  ,  n'ont  pu  nous  empêcher  tle  nous 
réjouir  de  l'avantage  accorde'  à  notre  patrie.  Nous  nous  félici- 
tons de  ce  re'sultat  ,  et  à  cause  de  l'intérêt  public ,  et  parce 
que  nous  n'avons  plus  a  remplir  un  devoir  que  la  nécessite' 
seule  pouvait  allier  a  notre  ministère,  un  devoir  que  les  cir- 
constances des  temps  qui  sont  passe's  nous  avaient  impose',  mais 
dont  nous  nous  sommes  déchargés  avec  plaisir,  espérant  que 
nous  ni  nos  successeurs  n'auront  jamais  à  le  remplir  de  nou- 
veau. Voilà  les  sentiniens  que  l'esprit  de  notre  état  nous  ins- 
pire !,  qui  n'ont  jamais  cessé  de  nous  animer  ,  et  que  notre 
clergé,  toujours  obéissant  à  notre  voix,  suivra  et  chérira  comme 
nous ,  afin  que ,  selon  le  précepte  de  l'Apôtre ,  tous  disent  la 
même  chose ,  et  qu'il  n'y  ait  point  de  divisions  parmi  nous. 

»  Au  reste ,  chers  frères ,  prêtres  et  laïcs ,  nous  vous  conju- 
rons d'être  constans  dans  la  foi  ;  conservez  cette  foi  sans  dimi- 
nution, ni  souillure;  car  elle  est  un  don  parfait  qui  vient  d'en 
haut;  et  qui  surpasse  toui  ce  que  le  monde  ou  ses  maîtres 
peuvent  nous  donner.  Ne  vous  laissez  pas  affaiblir  par  l'adver- 
sité ,  ni  entraîner  par  la  séduction.  Préservez  du  danger  les 
enfans  de  votre  affection ,  que  notre  Père  céleste  a  confiés  à 
votre  sollicitude.  Qu'un  fanatisme  aussi  funeste  à  l'Eglise  qu'à 
l'Etat  ne  trouve  pas  d'accès  dans  vos  familles  et  ne  se  mêle 
point  à  l'éducation  de  vos  enfans.  Espérez  avec  nous  que ,  sur 
ce  sujet  de  l'éducation ,  nos  instances ,  fondées  qu'elles  sont  sur 
la  justice  et  l'intérêt  général,  seront  accueillies  favorablement 
d'un  gouvernement  et  d'une  législature  qui  n'ont  d'autre  but  que 
d'augmenter  le  bien  de  tous  et  de  consolider  la  paix  publique. 

»  Frères  bien-aimés  ,  nous  vous  saluons  ,  et  puisse  la  paix  de 
Dieu ,  qui  surpasse  tout  entendement ,  garder  vos  cœurs  et  vos 
esprits  en  Jésus-Christ  ! 

Dublin,  9  février  i83o.  {Suivent  les  signatures.) 

On  pouvait  rapporter  à  cette  pastorale  une  autre  lettre  adres- 
sée peu  auparavant  par  M.  Doyle,  évêque  de  Kildare,  aux  habitans 
d'une  portion  de  son  diocèse.  Cette  dernière  lettre  est  trop  éten- 
due pour  trouver  place  ici,  mais  elle  mérite  d'être  connue,  au 
moins  par  extrait  et  elle  est  une  nouvelle  preuve  de  l'esprit  de 
modération,  de  sagesse  et  de  concorde  qui  anime  les  évêques 
d'Irlande,  Voici  l'objet  de  cette  lettre.  M.  Doyle,  qui  avait  visité 
une  partie  de  son  diocèse  au  mois  d'août  de  l'année  dernière  , 
s'était  efforcé  d'y  calmer  les  esprits;  il  n'apprit  pas  sans  peine  qu'il 
existait  en  plusieurs  paroisses ,  tant  de  son  diocèse  que  de  celui 
d  Ossory  ,  une  association  secrète  composée  d'ouvriers  et  de 
cultivateurs,  qui  se  réunissaient  la  nuit  et  troublaient  la  tran- 


(     125    ) 

quillité  publique.  Ce  tle'sorclre  avait  lieu  dans  le  doyenne'  de 
Maryborough  ,  comte  de  la  Reine.  C'est  donc  aux  habitans  de 
ce  canton  que  le  pre'lat  adresse  sa  lettre.  Il  leur  parle  d'abord 
des  associations  en  ge'ne'ral ,  de  la  leur  en  particulier ,  des  con- 
se'quences  de  leur  conduite;  et  enfin  de  ce  qu'ils  avaient  h  faire. 
Ces  sortes  d'associations  sont  illégales  et  dangereuses  ;  elles  sont 
une  occasion  de  vices  et  de  de'sordres.  Elles  ne  peuvent  être 
justifîe'es  aujourd'hui  par  le  besoin  de  re'sister  à  l'oppression  , 
puisque  le  gouvernement  et  le  parlement  ont  adopte'  de  con- 
cert des  mesures  favorables  à  la  paix  du  pays.  Le  pre'lat  re'pond 
ensuite  aux  objections  qu'on  pourrait  faire  ,  et  montre  aux  cou- 
pables tout  ce  qu'ils  auraient  à  craindre  de  la  rigueur  des  lois , 
s'ils  perse've'raient  dans  leur  entreprise.  Il  finit  par  les  exhor- 
tations les  plus  pressantes  de  rentrer  dans  l'ordre  ,  de  renoncer 
aux  socie'te's  secrètes  et  de  vivre  paisiblement. 

Enfin  nous  dirons  deux  mots  d'une  lettre  de  M.  O'Connel  aux 
protestans  d'Irlande ,  sous  la  date  du  i  "r  janvier  dernier.  M.  O'Con- 
nel se  plaint  qu'ils  ne  fassent  rien  pour  se  re'concilier  avec  les 
catholiques  ;  tandis  que  ceux-ci  montrent  une  extrême  envie 
d'e'touffer  tous  les  germes  de  division.  Ils  ont  dissous  leur  as- 
sociation ,  ils  n'ont  plus  d'assemble'e  ge'ne'rale  ,  ils  n'attaquent 
plus  les  Orangemen  et  les  Brumwickers  ;  leurs  discours ,  leurs 
journaux  sont  dans  un  esprit  de  conciliation.  Pourquoi  les  pro- 
testans n'imitent-ils  pas  cet  exemple? 

(  Li 'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi,  n°  1664.  ) 


LETTRE 
DE   ML    O'CONNEL     AUX    PROTESTANS    D'IRLANDE    (1) 

Merrion-sc/uare ,  ce  1  Janvier  i83o. 

Can  piety  the  discord  heal , 
Or  staunds  the  dealh-fiend's  enmity  ; 
Can  Christian  love  ,  can  patriot  zcal , 
Can  love  of  blesscd  charity  ? 

Compatriotes ,  nous  commençons  une  ère  nouvelle  :  la  con- 
science est  libre  ;  les  sujets  du  Roi ,  à  quelque  e'glise  qu'ils 
appartiennent ,   sont   e'gaux  devant  la  loi ,  et  tout   chrétien , 

(1)  Nous  donnons  la  lettre  telle  qu'elle  est  dans  l'original,  seulement 
comme  elle  est  fort  longue ,  nous  avons  cru  devoir  supprimer  quelques 
répétitions  et  des  détails  qui  ne  sont  pas  d'un  intérêt  général. 

II.  17 


(     126    ) 

quelle  que  soit  sa  croyance,  peut  offrir  à  Dieu,  publique- 
ment et  librement,  le  culte  qui  lui  paraît  le  meilleur,  sans 
qu'il  en  puisse  résulter  pour  lui  des  peines,  des  amendes,  des 
privations. 

Voilà  donc  l'empire  britannique  parvenu,  pour  la  première 
fois,  à  un  état  de  choses  qui  l'honore,  et  dont  il  peut  être 
fier.  Les  croyances  religieuses  ne  constituent  plus  pour  per- 
sonne ni  privilège,  ni  incapacité'  légale.  On  a  établi  sur  un 
plan  vaste,  et  dune  main  sûre,  les  bases  de  la  charité  chré- 
tienne, et  puisse  sur  ces  fonde  mens  s'élever  un  édifice  qui  at- 
teindra le  plus  haut  point  de  félicité  nationale. 

En  vain,  la  loi  fait-elle  de  tous  les  citoyens  sans  distinction 
une  seule  masse  de  sujets ,  si  nous  sommes  assez  pervers  et 
assez  faibles  pour  résister  à  l'esprit  pacifique  de  la  loi,  et  si 
les  discussions  anti-chrétiennes  continuent  là  où  l'on  ne  de- 
vrait plus  trouver  qu'une  indulgence  réciproque  et  une  cha- 
rité universelle. 

L'état  présent  de  l'Irlande  exige  que  tous  ses  babitans  réu- 
nissent leurs  efforts.  Il  n'y  a  pas  sur  la  surface  du  globe  un 
pays  pour  lequel  la  nature  se  soit  montrée  meilleure.  Le  so- 
leil en  été  ne  brûle  et  ne  dessèche  jamais  nos  campagnes,  et 
elles  souffrent  rarement  d'un  hiver  trop  rigoureux.  Notre  cli- 
mat est  doux  et  agréable  ;  notre  sol  est  des  plus  fertiles  et 
des  plus  productifs.  Aucune  situation  géographique  ne  saurait 
être  plus  favorable  pour  le  commerce  ;  nos  rivières  pourraient 
mettre  en  mouvement  les  machines  d'un  vaste  empire  ;  nos 
ports  magnifiques  pourraient  abriter  toutes  les  flottes  du  monde  ; 
notre  peuple  est  laborieux,  industrieux,  plein  d'intelligence. 

Et  cependant  la  pauvreté  et  la  rnisère  nous  entourent.  Nos 
villes  se  dépeuplent  et  tombent  en  ruine.  La  noblesse,  pres- 
que sans  exception  ,  a  quitté  le  pays  ;  les  propriétaires  des 
classes  moyennes  (the  gentry)  ne  résident  pas  dans  leurs  ter- 
res, ou  éprouvent  une  grande  gêne;  le  commerce  a  presque 
totalement  abandonné  nos  rivages;  nos  manufactures  sont  en 
petit  nombre  et  en  décadence  :  nos  artisans  meurent  de  faim  ; 
nos  ouvriers  sont  sans  emploi.  Dira-t-on  que  mon  tableau  est 
trop  chargé?  Hélas!  une  triste  réalité  qu'on  rencontre,  sinon 
partout ,  du  moins  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Irlande , 
confirme  mes  paroles  ,  et  va  au-delà  de  tout  ce  qu'on  peut 
dire  de  plus  triste  sur  notre  situation. 

Il  est  inutile  de  se  demander  comment  l'Irlande  est  tombée 
si  bas.  Cette  recherche  pourrait  avoir  de  graves  inconvéniens  ; 
elle  pourrait  provoquer  des  récriminations  et  ranimer  l'esprit 
de  parti.  Ramenons  donc  nos  regards  du  passé  vers  le  présent 


(    127    ) 

et  l'avenir,  et  cherchons  les  moyens  d'améliorer  la  situation 
de  notre  commune  patrie,  de  mettre  en  action  ses  forces  ca- 
chées, et  de  faire  valoir  de  nouveau  les  ressources  prodigieu- 
ses qu'elle  peut  trouver  dans  3on  climat,  son  sol,  sa  position 
ge'ographique  et  sa  population. 

Quant  h  moi,  j'avoue  franchement  quil  me  semble  qu'il  n'y 
a  qu'un  gouvernement  indigène  qui  puisse  remédier  à  tous 
les  maux,  et  pourvoir  à  tous  les  besoins  de  l'Irlande;  et  nous 
ne  pouvons  plus  nous  en  rapporter  ,  pour  la  conduite  de  nos 
affaires  à  des  étrangers  qui  ne  peuvent  y  prendre  le  même  in- 
térêt que  des  Irlandais,  et  qui,  en  outre,  ont  leurs  affaires, 
qui  sont  plus  que  suffisantes  pour  réclamer  tout  leur  temps 
et  toute  leur  attention. 

Je  ne  veux  pas  insister  sur  ce  point,  du  moins  pour  le  mo- 
ment :  mais  je  soutiens  qu'une  amélioration  solide  et  perma- 
nente ne  sera  possible  que  lorsque  tous  les  Irlandais  combine- 
ront leurs  efforts  pour  un  même  but. 

Aussi  long-temps  que  nous  resterons  divisés ,  il  nous  sera 
impossible  de  délibérer  avec  calme  sur  les  intérêts  de  la  na- 
tion ,  et  impossible  de  trouver  des  capitaux  pour  faire  revivre 
notre  commerce  et  nos  manufactures. 

Nos  divisions  nous  affaiblissent  de  telle  sorte  que  notre  voix 
ne  parvient  pas  à  se  faire  entendre  dans  le  parlement;  et  ainsi 
elles  protègent  et  augmentent  les  abus  dans  les  lois ,  le  désor- 
dre dans  l'administration  locale,  et  l'arbitraire  dans  les  taxes, 
tandis  que  notre  union  nous  offrirait  des  moyens  constitution- 
nels qui  ne  seraient  pas  sans  effet. 

Notre  premier  besoin  est  donc  de  faire  taire  toutes  les  dis- 
cussions. Notre  patrie  ne  peut  retrouver  sa  prospérité;  si  nous 
n'oublions  toutes  nos  querelles  pour  nous  occuper  unique- 
ment des  intérêts  de  l'Irlande. 

Protestans  de  l'Irlande,  pourquoi  sommes-nous  divisés,  et  à 
qui  est  la  faute,  si  nous  continuons  de  l'être? 

Aucun  sentiment  hostile  me  dicte  cette  question.  Je  vous 
l'adresse  seulement  pour  vous  supplier  de  vous  l'adresser  à 
vous-mêmes. 

La  faute  doit  être  à  quelqu'un.  Voilà  du  moins  ce  qui  me 
paraît  clair,  et  je  vais  maintenant  vous  présenter  des  faits  qui 
devraient  vous  convaincre,  vous,  mes  compatriotes  protestans, 
qu'on  ne  peut  guère  accuser  les  catholiques  d'avoir  fomenté 
la  désunion  ,  qu'il  faut  reconnaître ,  au  contraire ,  que  leur 
conduite  depuis  l'émancipation  ,  a  été  toute  bienveillante , 
toute  conciliante,  enfin  vraiment  exemplaire. 

Je  voudrais  qu'il  y  eût  encore  rivalité  entre  nous;  mais  sur 


(    «8  ) 

tin  seul  point;  je  voudrais  que  nous  travaillassions  à  nous  sur- 
passer réciproquement  dans  tout  ce  qui  peut  attester,  d'un 
côte'  nos  sentimens  fraternels  et  notre  sincère  oubli  du  passe', 
et  de  l'autre  notre  zèle  pour  la  liberté'  et  le  bonheur  de  no- 
tre patrie. 

Afin  d'exciter  cette  e'mulation  ge'ne'reuse  et  patriotique,  je 
vais  [vous  soumettre  la  conduite  des  catholiques  depuis  fe'man- 
cipation  ,  et  j'ose  dire  que,  plus  on  examinera  les  faits  que 
j'avancerai,  et  plus  on  les  trouvera  conformes  à  la  ve'rite'. 

i°  Les  catholiques  de  l'Irlande  ne  se  sont  permis,  depuis 
l'e'mancipation ,  absolument  rien  qui  eût  la  moindre  tendance 
à  troubler  l'harmonie  nationale,  a  fomenter  ou  cre'er  des  dis- 
sentions. 

2°  Notre  association  ge'ne'rale  a  e'tè  dissoute  ,  et  nous  avons 
même  été  assez  bons  pour  la  dissoudre  avant  que  l'e'mancipa- 
tion n'eût  e'te'  accorde'e.  On  ne  l'a  point  re'tablie ,  et  on  ne  lui 
en  a  point  substitue'  d'autre. 

3°  Nos  assemble'es  générales  et  particulières  ont  entièrement 
cessé  ;  nous  nous  sommes  fondus  de  bon  cœur  dans  la  masse 
de  la  nation ,  et  n'avons  plus  rien  fait  qui  annonçât  une  exis- 
tence politique  à  part. 

4°  Les  journaux  ,  écrits  soutenus  par  des  catholiques , 
ceux  même  qui ,  pendant  que  nous  avions  à  combattre  pour 
l'émancipation,  avaient  déversé  sur  leurs  adversaires  le  blâme 
et  le  ridicule  avec  le  plus  de  violence,  ont  depuis  lors  com- 
plètement changé  de  ton  et  d'esprit,  imitant  ou  même  devan- 
çant leurs  souscripteurs ,  par  un  langage  plein  de  conciliation 
et  de  charité.  Peut-être  serait-il  difficile  de  trouver  un  autre 
exemple  d'un  changement  aussi  louable  et  aussi  complet  dans 
la  direction  de  la  presse  publique ,  que  celui  donné  par  tous 
les  journaux,  qui  avaient  combattu  pour  l'émancipation,  qu'ils 
aient  eu  pour  rédacteurs  des  catholiques  ou  des  protestans. 

5°  Les  catholiques  se  sont  abstenus,  depuis  cette  époque,  de 
mettre  de  l'aigreur  dans  la  discussion  des  points  de  controverse , 
et  cela  malgré  les  plus  insolentes  provocations.  Les  sociétés 
bibliques ,  les  sociétés  des  traités  religieux ,  les  sociétés  des 
missions  pour  l'intérieur  du  royaume  et  pour  les  pays  étran- 
gers ,  même  l'association  hihernienne  de  Londres ,  continuent 
à  tenir  leurs  assemblées  comme  par  le  passé;  l'ordre  du  jour  de 
tous  les  jours  est  de  dénaturer  et  d'attaquer  la  religion  catho- 
lique, et  nos  prêtres,  aussi-bien  que  nos  laïcs,  y  sont  sans 
relâche  maltraités  et  insultés  en  mille  manières.  Les  catholi- 
ques gardent  leur  sang. froid  et  ne  répliquent  point.  Ils  sup- 
portent ces  insultes  par  amour  de  la  paix.  Nous  savons  que  les 


(  *29  ) 

controverses  religieuses  ne  peuvent  plus  porter  atteinte  à  nos 
droits  politiques ,  et  nous  pensons  que  notre  religion  est  trop 
bonne  pour  que  le  zèle  aveugle  de  quelques  individus  inté- 
ressés ou  e'gare's  puisse  en  ternir  1  éclat  le  moins  du  monde. 

7 J  Nous  avons  renonce'  à  nos  attaques  contre  1  église  établie. 
Le  cierge'  protestant  s  était  déclaré,  en  quelque  sorte,  notre 
ennemi  personnel ,  et  nous  l'avons  traité  en  conséquence;  mais 
l'émancipation  a  fait  disparaître  la  cause  de  cette  animosité,  il 
n'y  a  plus  rien  de  violent  dans  notre  opposition. 

8'  Nous  n'avons  pris  aucune  part  à  la  guerre  commencée 
par  lord  Mountcasliel,  et  un  fanatique  de  Cork  nommé  Cum- 
mins. Ils  n'ont  été  ni  approuvés  ni  assistés  par  les  catholi- 
ques. Je  ne  veux  pas  dire  que  les  catholiques  ne  sentent  point 
que  les  revenus  de  l'église  établie  sont  une  charge  trop  pe- 
sante pour  le  pays,  et  qu'ils  sont  repartis  dune  manière  in- 
juste. Mais  l'émancipation  nous  a  si  bien  réconciliés  qu'il  n'y 
a  plus  la  moindre  l'aucune  dans  notre  opposition. 

9'  Nous  sourions  maintenant  avec  bonhomie  en  voyant  les 
signes  et  emblèmes  de  parti ,  qui  autrefois  avaient  excité  no- 
tre ressentiment. 

io°  Il  est  maintenant  tout  à  fait  indifférent  qu'un  homme 
soit  orangiste  ou  non.  Si  vous  exceptez  quelques  points  isolés 
d'Ulster ,  lorangisme  n'est  plus  qu'un  signe  de  mauvais  goût, 
ou  un  prétexte  pour  se  griser  de  vin  chaud  après  souper, 
comme  dans  les  folles  orgies  de  la  niaise  maçonnerie. 

ii°  Les  catholiques  d'Irlande  ont  lieu  d  être  contens,  ils 
ont  obtenu  le  seul  avantage  politique  que ,  comme  toute  so- 
ciété religieuse,  ils  desiraient;  savoir,  l'égalité  des  droits.  Ils 
n'ont  plus  de  maîtres  dans  leur  patrie.  Gloire  soit  à  Dieu  clans 
le  plus  haut  des  cieux  et  paix  sur  la  terre  à  tous  les  hommes 
de  bonne  volonté. 

i2'  Croyez-moi,  mes  compatriotes  protestans ,  que  tels  ont 
été  les  véritables  sentimens  des  Irlandais  catholiques,  toutes 
les  fois  qu'ils  n'étaient  pas  désespérés  par  une  oppression  im- 
médiate ou  une  injustice  sensible.  Ils  ne  font  aujourd'hui  qu'i- 
miter l'esprit  charitable  qui  anima  la  conduite  de  leurs  ancê- 
tres en  deux  circonstances  mémorables. 

i3  Les  catholiques  d'Irlande  ont  montré,  pendant  des  siè- 
cles de  dégradation  et  de  persécution  ,  avec  quelle  fidélité  ils 
peuvent  s'attacher  à  ce  qu'ils  croient  juste,  et  combien  ils  sont 
inébranlables  dans  la  profession  de  leur  foi.  Le  cours  de  cette 
persécution  a  été  interrompu  deux  fois  ;  deux  fois  pendant 
de  courts  intervalles  sous  les  règnes  de  Marie  et  de  Jacques  II, 
ils  ont  eu  le  pouvoir  et  la  domination.  La  sage  et  bonne  Pro- 


(   i3o  ) 

vidence  voulait  ainsi  montrer  que  les  catholiques  d'Irlande 
pouvaient  être  aussi  indulgens  et  charitables  envers  d'autres  , 
même  envers  leurs  tyrans  et  perse'cuteurs  qu'ils  avaient  été 
fermes  et  inflexibles  dans  la  persécution. 

1 4'' Sous  le  règne  de  Jacques  II,  les  cinq  sixièmes  au  moins 
du  parlement  irlandais  étaient  catholiques  ,  cependant  ils  ne  pro- 
posèrent jamais  une  loi  tendant  à  entraver  directement  ou  in- 
directement la  libre  profession  et  l'exercice  de  la  religion 
protestante. 

t 5° Quant  au  règne  de  la  Reine  Marie,  qu'on  se  rappelle  d'a- 
bord que  vers  la  fin  de  celui  de  son  père  Henry  VIII  et  du- 
rant tout  le  règne  de  son  frère,  Edouard  VI,  les  catholiques 
d'Irlande  avaient  enduré  la  persécution  la  plus  cruelle ,  la 
plus  barbare  et  la  plus  sanglante  ,  souffrant  tout  ce  qu'une 
aristocratie  dégradée  et  une  soldatesque  licencieuse,  fanatique 
et  avide  de  pillage  ,  pouvaient  faire  souffrir. 

16  '  Les  catholiques  d'Irlande  reprirent  le  dessus  à  l 'avène- 
ment de  Marie.  Ils  réunissaient  dans  leurs  mains  le  pouvoir 
législatif  et  le  pouvoir  exécutif;  mais  ils  n'ont  jamais  puni  un 
de  leurs  persécuteurs,  ni  persécuté  un  protestant,  ni  fait  des 
lois  pénales;  on  ne  peut  leur  reprocher  un  acte  de  vengeance, 
d'égoïsme  ou  de  bigoterie  ;  et  non  contens  de  s'abstenir  de 
ces  actes  violens,  leur  charité  chrétienne  ouvrit  un  asyle  aux 
protestans  persécutés  d'Angleterre  ;  ils  ont  accueilli  un  grand 
nombre  de  familles  réformées  de  ce  pays  que  les  repressailles 
dont  on  y  usait  envers  eux  avaient  obligées  de  s'expatrier. 

170  II  ne  sera  pas  inutile  d'ajouter  h  ces  faits  qui  répandent 
un  jour  si  éclatant  sur  la  charité  des  catholiques  d'Irlande , 
un  exemple  infiniment  moins  important,  mais  où  nous  retrou- 
vons le  même  esprit  ,  je  veux  parler  de  notre  conduite  lors- 
que le  Roi  vint  en  Irlande.  Durant  les  négociations  qui  eurent 
lieu  dans  cette  circonstance ,  nous  fûmes  publiquement  insul- 
tés par  le  parti  dominant,  mais  nous  pardonnâmes  tout,  et 
remplîmes  nos  engagemens  avec  fidélité  et  avec  le  désir  sin- 
cère de  vivre  en  paix. 

181  Quand  enfin  la  victoire  a  couronné  nos  efforts  persévé- 
rans ,  nous  nous  sommes  abstenus  dans  notre  triomphe  de 
tout  ce  qui  pouvait  paraître  une  insulte  ou  une  provocation  : 
nous  avons  modéré  l'expression  de  notre  joie  pour  n'avoir  pas 
l'air  de  vouloir  nous  réjouir  d'une  défaîte  de  nos  compatrio- 
tes ,  notre  pieuse  réjouissance  n'a  eu  rien  d'offensif  ou  d'inju- 
rieux pour  nos  anciens  adversaires. 

Protestans  d'Irlande,  tels  sont  les  sentimens  et  telle  a  été  la 
conduite  des  catholiques,  placés  maintenant  avec  vous  sur  le 


(    i3i    ) 

pied  d'une  parfaite  e'galite',  ils  de'sirent  et  ils  me'ritent  votre 
amitié'. 

Oui,  nous  désirons  votre  amitié',  car,  je  le  dis  à  regret,  per- 
sonne n'a  rien  fait  pour  nous  inspirer  la  conduite  toute  conci- 
liante que  nous  avons  tenue.  Le  gouvernement  n'a  concouru 
en  rien  à  adoucir  les  dispositions  des  Irlandais  catholiques.  Il 
n'a  change'  en  rien  son  système  exclusif.  Tout  ce  que  nous  lui 
devons  se  re'dnit  celle  du  gouvernement  irlandais.  Le  contraste 
fera  ressortir  davantage  la  vertu  des  catholiques ,  et  mettre  le 
monde  à  même  de  se  former  une  ide'e  exacte  de  la  petitesse  et 
de  l'incapacité  de  ceux  qui  dirigent  nos  affaires. 

Le  gouvernement  n'a  fait  jouir  jusqu'à  présent  aucun  catho- 
lique des  bienfaits  de  l'émancipation.  L'exclusion  de  fait,  en 
tant  qu'elle  dépend  du  gouvernement ,  a  été  aussi  rigoureuse 
qu'avait  été  l'exclusion  légale. 

Les  protestans  qui  avaient  soutenu  l'émancipation  conti- 
nuent d'être  repoussés ,  comme  si  le  code  pénal  était  encore 
en  vigueur ,  et  comme  si  c'était  une  souillure  perpétuelle  d'a- 
voir favorisé  les  droits  civils  des  papistes. 

Un  libelle  où  l'on  soutient  que  la  loi  doit  être  entendue 
d'une  manière  envers  les  orangistes  et  d'une  antre  envers  les 
papistes ,  a  été  reproduit  et  cité  avec  éloge  par  des  journaux 
auxquels  le  gouvernement  accorde  et  continue  d'accorder  des 
secours  pécuniaires. 

On  laisse  l'administration  et  on  continue  de  la  placer  entre 
les  mains  de  ceux  qui  se  sont  montrés  les  plus  hostiles  pour 
la  cause  des  catholiques.  Cela  peut  être  légal ,  mais  n'est  cer- 
tes rien  moins  que  conciliant. 

On  espérait  qu'après  l'émancipation  le  gouvernement  s'oc- 
cuperait d'améliorer  la  situation  intérieure  de  l'Irlande.  Hélas! 
a-t-on  seulement  daigné  parler  de  ces  graves  intérêts  ?  Où 
voyons-nous  des  symptômes  de  changement?  et  s'il  n'y  en  a 
pas ,  il  est  clair  que  le  gouvernement  ne  peut  réclamer  au- 
cune part  dans  l'esprit  conciliant  que  nous  manifestons. 

Pendant  que  Geel  fut  l'orgueil  et  la  gloire  de  l'orangisme 
il  convint  qu'il  n'était  pas  juste  que  des  catholiques  ne  pus- 
sent être  avocats  du  Roi.  L'injustice  légale  est  abolie,  mais  l'in- 
justice pratique  continue  toujours.  Cela  n'est  pas  fait  pour 
adoucir  les  esprits  des  catholiques. 

Je  voudrais  pouvoir  m  arrêter  ici ,  mais  je  dois  à  la  vérité 
de  dire  qu'à  part  même  la  conduite  du  gouvernement,  nos 
compatriotes  protestans  en  général  n'ont  pas  répondu  aux  dis- 
positions bienveillantes  et  charitables  que  les  catholiques  leur 
ont  montrées.  Je  me  borne  à  citer  un  petit  nombre  de  faits. 


(    i3a   ) 

Quelques  nobles  et  beaucoup  d'autres  propriétaires  du  Nord 
ont  annonce'  leur  résolution  de  persévérer  dans  le  système 
orangiste.  Les  assemblées  et  processions  orangistes  continuent 
dans  beaucoup  d'endroits  du  Nord  et  portent  toujours  le  même 
caractère  de  malveillance  et  de  provocation.  Les  Brunswick- 
clubs  se  sont  formés  en  associations  pour  coloniser  les  pau- 
vres ,  mais  notez  que  ces  associations  sont  exclusivement  pro- 
testantes. La  charité  revêt  donc  les  couleurs  de  secte  et  de 
parti ,  et  au  lieu  de  s'en  servir  pour  rapprocher  les  esprits,  on 
en  abuse  pour  alimenter  les  haines.  Quel  bruit  n'a-t-on  pas 
fait  quand  un  membre  de  l'association  catholique  fit  dans  les 
temps  une  proposition  portant  un  caractère  exclusif  ?  La  pro- 
position fut  rejetée  par  une  très-grande  majorité,  mais  l'asso- 
ciation n'en  fut  pas  moins  insultée  et  maltraite'e  par  les  mê- 
mes personnes  qui  forment  aujourd'hui  des  colonies  exclusive- 
ment protestantes.  N'y  a-t-il  pas  en  cela  de  l'inconséquence  et 
de  l'injustice ,  et  sur-tout  beaucoup  de  bigoterie?  Mais  ce  qui 
tend  plus  que  tout  cela  à  rallumer  la  guerre ,  c'est  la  presse 
orangiste  ,  elle  est  aussi  et  même  plus  virulente  que  jamais  ; 
déchirement  impitoyable  des  personnes,  mépris  de  la  vérité, 
amertume  des  invectives  ,  enfin  elle  est  telle  aujourd'hui  qu'il 
y  a  un  an.  Le  clergé  de  l'église]  établie  ,  au  lieu  d'imiter 
l'exemple  chrétien  que  lui  donnent  les  catholiques ,  soutient 
cette  polémique  orangiste  ,  et  cela  est  d'autant  plus  impardon- 
nable de  la  part  de  ce  clergé  que  le  caractère  de  ceux  dont  la 
plume  alimente  cette  presse  haineuse  est  moins  estimable. 
Beaucoup  d'entre  eux  sont  des  incrédules ,  des  gens  qui  se 
disent  protestans  parce  qu'ils  y  trouvent  leur  profit,  et  qui, 
s'ils  ont  un  reste  de  religion ,  sont  catholiques  au  fond  de 
leurs  cœurs  timides  ;  tout  le  monde  les  connaît  en  outre  pour 
des  hommes  profondément  immoraux  et  perdus  de  débauche. 
Comment  des  protestans  irlandais  peuvent-ils  se  faire  les  sou- 
tiens et  accepter  les  services  d'êtres  aussi  méprisables? 

J'en  ai  dit  assez  pour  rendre  évident  que  les  protestans 
n'ont  pas  jusqu'à  présent  imité  la  conduite  généreuse  des  ca- 
tholiques. 

Mais  je  ne  m'arrête  pas  ici.  Protestans  de  l'Irlande ,  je  vous 
tends  de  nouveau  la  main  de  l'amitié,  je  vous  ouvre  un  cœur 
qui  désire  battre  à  l'unisson  au  moins  avec  les  vôtres.  Je  vous 
en  conjure  ,  laissez-la  les  préjugés  et  cultivez  la  bienveillance. 
Renoncez  à  cette  animosité  qui  annonce  l'esprit  de  secte ,  et 
attachez-vous  a  la  charité  qui  est  l'esprit  du  christianisme. 

Protestans  d'Irlande,  vous  n'êtes  pas  des  étrangers  dans  ce 
pays  si  beau  et  si  verdoyant.  Venons  au  secours  de  notre  com- 


(    '33   ) 

raune  patrie.  Tâchons  de  rendre  aux  Irlandais  un  nom,  et  à 
l'Irlande  une  nation  grande,  glorieuse  et  libre  ! 

J'ai  l'honneur  d'être   avec   les  sentimens  les  plus  sincères 
votre  obe'issant  serviteur.  Daniel  O'Connell. 

(  Le  Correspondant,  nos  8  et  10,   tome  II.  ) 


VITALITÉ    BS    X.A    RELIGION    CATHOLIQUE. 

M.  de  Voltaire ,  e'erivait  quelqu'un  ,  je  vous  envoie  un  souf- 
flet, tenez-vous  pour  offensé.  —  M.  le  comte,  re'pondit  le  poète, 
je  vous  donne  un  coup  dêpée ,  tenez-vous  pour  mort.  Cette  plai- 
santerie ,  en  ve'rite' ,  ne  ressemble  pas  mal  à  certains  cris  de 
victoire  contre  la  foi  catholique  :  beaucoup  la  disent  morte 
pour  se  dispenser  de  la  combattre. 

Elle  vit  cependant;  elle  s'étend,  elle  acquiert  sans  cesse, 
mais,  chose  étrange,  j'ai  presque  dit  honteuse  dans  un  siècle 
de  publicité'  comme  le  nôtre,  ces  conquêtes  sont  presque  igno- 
rées des  catholiques  eux-mêmes  :  les  fidèles  d'Angleterre ,  d'Al- 
lemagne et  de  Russie  sont  plus  inconnus  aux  fidèles  de  France 
qu'à  leurs  adversaires,  et  telle  page  du  Globe  te'moigne  d'une 
plus  sérieuse  attention  au  mouvement  religieux  des  esprits 
dans  ces  contrées,  que  tels  cahiers  de  Y  Ami  de  la  Religion  et 
du  Roi. 

Plus  d'une  fois  de'jà  nous  avons  proteste  contre  cet  oubli  des 
travaux  et  des  succès  de  nos  frères.  Il  est  temps  de  générali- 
ser ces  observations ,  et  d  établir  par  des  faits  que ,  dans  tous 
les  pays  où  les  masses  ont  abandonné  le  catholicisme,  les  som- 
initées  du  moins  lui  appartiennent  ou  lui  reviennent  de  tou- 
tes parts. 

En  Angleterre,  par  exemple,  depuis  le  règne  d'Elisabeth, 
pas  un  seul  homme  important  ne  s'est  détaché  de  la  foi  ro- 
maine. Il  n'est  pas  prouvé  qu'elle  ne  puisse  revendiquer  Sha- 
kespeare ;  mais ,  ce  qui  est  certain ,  c'est  que  Dryden  et  Pope , 
les  deux  princes  de  la  littérature  anglaise  de  leur  temps ,  l'ont 
professée,  et  que  Burke  et  Johnson,  l'un  si  éloquent,  l'autre 
si  homme  d'esprit,  l'ont  honorée  plus  qu'il  ne  convient  a  des 
protestans.  Ce  qui  est  certain  encore,  c'est  que  ,  malgré  l'in- 
terdit politique  lancé  contre  les  fidèles,  l'Eglise  catholique  a, 
jusqu'à  nos  jours,  compté  dans  ses  rangs  le  premier  duc  et  le 
premier  comte  du  rovaume-uni  :  lord  Howard  ,  duc  de  Nor- 
II.  18 


(   i34  ) 

folk  ,  dont  les  pères  ont  e'té  les  Montmorency  de  l'Angleterre , 
et  lord  Talbot ,  comte  de  Shrewsbury  ,  descendant  direct  de 
Y  Achille  anglais ,  et  lui-même  un  des  hommes  les  plus  remar- 
quables de  notre  temps  et  de  son  pays  (i).  La  Grande-Bretagne 
n'a  pas  aujourd'hui  d'orateurs  aussi  puissans  en  paroles  que  les 
chefs  de  f  Association  catholique  d'Irlande ,  MM.  O'Connel  et 
Shiel.  Le  premier  de  ses  historiens  vivans  est  un  de  nos  prê- 
tres (2) ,  comme ,  de  nos  jours  encore ,  au  commencement  de 
ce  siècle ,  son  plus  grand  physicien  e'tait  un  catholique  (3). 
Ainsi  nulle  illustration  jusqu'ici  n'a  manque'  à  notre  Eglise  de 
l'autre  côte'  du  de'troit,  ni  celle  du  rang  ,  ni  celle  de  la  science, 
ni  celle  de  l'éloquence  ou  de  la  poe'sie.  Aucun  nom ,  historique 
déjà,  ou  destiné  à  l'être,  ne  s'est  séparé  de  nous.  Rien  de  ce 
qui  décore  une  cause  quelconque  aux  yeux  des  hommes  n'a 
été  étranger  à  la  nôtre. 

L'Allemagne  aussi  a  dignement  payé  sa  dette.  Sans  rappeler 
,    des  abjurations  dont  nos  pères  ont  été  témoins  ,  celle  de  Winc- 
s  kelmann  en   1754,  celles  du  baron  de  Starck,  en  1766,  et  de 
]  Hamann  vers   1787,  nos  yeux  ont  vu  mourir  dans  la  foi  ro- 
1  maine  Zoega  ,  Stolberg ,  Werner ,  Adam  Muller  ,  Frédéric  de 
Schlegel  ,  laissant  dans  la  même  voie  des  hommes  dignes  d'être 
I  nommés  après  eux  ,   M.  le   baron  d'Eckstein  ,   les  professeurs 
|  Gœrres ,  Schlosser  et  Freudenfeld,  l'héritier  du  nom  de  Mos- 
fheim,  1  illustre  petit-fils  du  grand  Hailer  et  le  neveu  de  Was- 
hington (4). 

De  pareils  néophytes,  on  le  voit,  ne  sont  pas  vulgaires.  Mais 
que  savons -nous  de  plus  que  leurs  noms?  Et,  parmi  nos  lec- 
teurs, en  est-il  beaucoup  pour  lesquels  ces  noms  éveillent  une 
idée  ,  rappellent  une  physionomie  distincte ,  une  individualité 
caractérisée?  Nous  sera t-il  permis  de  recueillir  quelques-uns 
des  souvenirs  que  ces  illustres  convertis  nous  ont  légués,  et 
d'en  tirer  quelques  inductions  sur  la  vitalité  d'une  religion  qui 
a  su  attirer  à  elle  de  si  hautes  intelligences  dans  un  siècle  d'in- 
différence et  de  scepticisme? 

Ce  fut  certes  une  mémorable  époque  que  celle  où  une  croi- 
sade intellectuelle  fut  prêchée  en  Allemagne  contre  la  propa- 


(1)  Voyez  la  Revue  de  Paris,  t.  7,  extrait  du  New  Monthly  Magazine. 

(2)  Le  docteur  Lingard. 

(3)  Sir  Richard  Kirwau. 

(4)  M.  Washington  était  né  aux  Etats-Unis.  Il  est  mort  en  Grèce  , 
où  il  servait  la  cause  nationale,  après  avoir  fait  abjuration  du  protes- 
tantisme entre  les  mains  de  M.  Tharin,  ancien  archevêque  de  Strasbourg. 


(   '35  ) 

gande  encyclopédiste,  qui  régnait  avec  Frédéric  II  sur  l'aca- 
démie de  Berlin.  Le  plus  grand  lyrique  des  temps  modernes 
Klopstock,  le  philosophe  Jacobi ,  Mceser  ,  le  Montesquieu  d'ou- 
tre-Rhin ;  Lavater ,  cette  âme  de  feu,  et  Jean  de  Muller,  l'im- 
mortel historien  de  la  Suisse,  d'autres  célébrités  inférieures  à 
celles-ci,  mais  point  méprisables,  s'associèrent  en  foule  à  cette 
réaction.  Le  vertueux  Furstemberg,  qui  gouvernait  le  diocèse 
de  Munster,  s'empara  d'un  tel  mouvement,  et  sa  ville  épisco- 
pale  devint  le  centre  d'une  sorte  d'académie  catholique.  Une 
femme  supérieure,  l'ancienne  ambassadrice  de  Russie  à  la  cour 
de  France,  la  princesse  Galitzi.n-Schmettau,  fut  lame  de  cette 
réunion  de  néophytes.  Liée  avec  tout  ce  que  l'Europe  offrait 
alors  d'esprits  distingués ,  écrivain  elle-même  et  long-temps  in- 
crédule ,  une  fois  revenue  à  la  foi ,  elle  embrassa  la  foi  ro- 
maine ,  et  y  ramena  son  fils  ,  aujourd'hui  missionnaire  dans  les 
Etats-Unis  d'Amérique.  On  vit  briller  dans  sa  société  de  con- 
vertis les  frères  Droste  ,  dont  l'un  fit  remarquer  sa  résistance 
à  Bonaparte  dans  le  prétendu  concile  de  181 1  ;  le  maître  chéri 
de  Herder  Hamann  ,  le  génie  le  plus  original,  dit  M.  dEckstein, 
que  l'Allemagne  ait  jamris  produit,  et  le  comte  Frédéric  de 
Stolberg.  Lavater  s'unit  à  leurs  efforts  jusqu'à  se  faire  accuser 
publiquement  de  jésuitisme;  mais  ni  lui,  ni  Jean  de  Muller, 
ni  le  poète  Claudius ,  bien  qu'à  moitié  catholiques ,  ne  firent 
abjuration  ,  et  ne  rentrèrent  dans  l'Eglise. 

La  vie  de  Frédéric  de  Stolberg  est  une  belle  vie.  Issu  d'une 
maison  long-temps  souveraine  et  qui  se  fait  remonter  à  Alfred- 
le-Grand  et  à  Charlemagne,  poète  érudit,  philosophe,  histo- 
rien ,  homme  d'état ,  revêtu  de  hautes  fonctions  diplomatiques  , 
on  ne  peut  citer  une  illustration  qui  n'ait  été  sienne.  Père  de 
quinze  enfans  ,  adoré  de  sa  famille  et  de  ses  vassaux ,  son  in- 
térieur nous  le  montre  comme  un  patriarche  des  temps  pri- 
mitifs, sous  l'auréole  dune  des  plus  belles  gloires  littéraires 
de  ce  siècle.  Mêlé  à  tous  les  débats  politiques  et  religieux  de 
l'époque,  il  changea  de  croyance,  et  ne  perdit  qu'un  seul  ami. 
Quand  il  abjura  toutefois ,  le  soulèvement  fut  grand  :  il  ne  tint 
pas  au  protestantisme  et  au  déisme  conjurés  quil  ne  fût  mis 
en  quelque  sorte  au  ban  de  lempire.  Le  duc  de  Saxe-Weymar 
lui  dit  publiquement  :  Je  n'aime  pas  les  gens  qui  changent  de 
religion.  —  Ni  moi  non  plus ,  Monseigneur ,  répondit  Stolberg, 
car ,  si  mes  pères  rien  avaient  pas  changé  il  y  a  trois  cents  ans , 
je  ri aurai  pas  eu  la  peine  de  le  Jairc  moi-même.  Mais  il  y 
avait  tant  de  saint  François  de  Sales  et  de  Fénélon  dans  cette 
âme  bienveillante  et  pure,  un  tel  parfum  de  candeur  et  de 
loyauté  respirait  dans  ses  mœurs,  que  bientôt  justice  lui  fut 


(   i36   ) 

rendue.  Lavater,  Claudius,  Herder  lui-même  ne  le  méconnu- 
rent jamais.  Klopstock  lui  pardonna ,  Jacobi  lui  rendit  son  an- 
cienne amitié.  Enfin ,  après  avoir  eu  la  consolation  de  réunir 
tous  ses  enfans  (  un  seul  excepté  )  dans  les  croyances  qui  lui 
étaient  chères ,  le  traducteur  inspiré  d'Homère  et  de  Platon  , 
le  biographe  de  saint  Vincent  de  Paul ,  l'auteur  du  Traité  de 
l'Amour  de  Dieu  et  de  ce  livre  monumental ,  YHistoire  de  la 
Religion  de  Jésus-Christ  (i),  fut  appelé  à  un  monde  meilleur 
dans  sa  soixante-dixième  année ,  n'ayant  voulu  sur  sa  tombe 
d'autre  inscription  que  celle-ci  :  «  Frédéric-Léopold  de  Stol- 
»  berg,  né  le  7  novembre  i75o,  mort  le  1"  décembre  1819. 
»  —  Dieu  a  tellement  aimé  le  monde  qu'il  a  donné  son  Fila 
»  unique ,  afin  que  quiconque  croit  en  lui  ne  périsse  point,  mais 
»   ait  la  vie  éternelle  !  » 

C'était  en  1800  que  Stolberg  avait  embrassé  publiquement 
le  catholicisme  à  Munster,  après  avoir  résigné  tous  ses  emplois. 
En  1802,  Frédéric  de  Schlegel  et  sa  femme,  fille  du  célèbre 
israélite  Mendelsohn  ,  suivirent  cet  exemple  à  Cologne  ,  au  re- 
tour d'un  voyage  qu'ils  avaient  fait  en  France.  Cette  conversion 
fut  d'autant  plus  remarquée  que  le  père  du  néophyte ,  pasteur 
célèbre,  et  ses  deux  oncles,  écrivains  distingués,  avaient  mon- 
tré plus  d'attachement  aux  doctrines  protestantes.  Madame  de 
Schlegel  trouvait  dans  sa  famille  des  souvenirs  non  moins  puis- 
sans  à  combattre.  Mendelsohn,  l'homme  sans  contredit  le  plus 
remarquable  qui  ait  honoré  la  communion  juive  dans  les  temps 
modernes  ,  était  fort  attaché  à  cette  communion ,  et  la  fille 
d'un  tel  père  ne  pouvait  abandonner  sa  religion  que  par  un 
élan  de  sa  conviction  propre  ;  le  génie  de  son  mari  n'eut 
point  suffi  à  entraîner  une  intelligence  aussi  cultivée  que  la 
sienne  (2). 

De  ce  moment,  les  conversions  abondèrent  en  Allemagne.  Le 
duc  Adolphe  de  Meklembourg-Schvverin  (3),  le  prince  Frédéric 


(1)  L'Association  pour  la  défense  de  la  religion  catholique  est  sur  le 
point  de  publier  le  cinquième  volume  de  cette  histoire ,  qui  contient  la 
vie  du  Sauveur.  Le  savant  M.  Drach  fait  espérer  une  traduction  com- 
plète des   10  volumes  dont  se  compose  ce  magnifique  ouvrage. 

(2)  Madame  de  Schlegel  est  auteur  de  plusieurs  ouvrages  justement 
estimés. 

(3)  Les  Mémoires  de  la  religion  de  Modène,  cahiers  47  et  fô  •>  don- 
nent les  détails  suivans  sur  la  conversion  de  la  sœur  de  ce  prince  : 
«  Une  princesse  protestante  vient  de  donner  un  grand  exemple  de  foi 
et  de  courage  ;  c'est  la  princesse  Charlotte-Frédérique ,  fille  du  grand- 
duc  régnant  de  Mecklembourg-Schwcrin,  et  première  femme  du  prince 
royal  de  Danemarck.  Elle  est  née  le  \  décembre  1784,  et  était  sœur  du 


(   <37  ) 

de  Hesse-Darrnstadt ,  le  duc  de  Saxe-Gotha ,  le  comte  d'Ingen- 
heini,  frère  du  Roi  de  Prusse,  le  duc  d'Anhalt-Cœthen ,  son 

prince  Adolphe-Frédéric,  dont  la  conversion  fut  aussi  éclatante,  et  qui 
mourut  à  Magdebourg,  à  l'âge  de  07  ans  ;  voyez  notre  n°  867  ,  tome 
XXXIV.  Elle  avait  toujours  eu  de  l'inclination  pour  la  religion  catho- 
lique ,  et  le  témoignait  dans  sa  jeunesse  à  son  maître  luthérien.  Elle 
était  fort  attachée  au  prince  Adolphe,  et  ressentit  vivement  sa  perte. 
Us  s'écrivaient  souvent ,  et  on  peut  croire  qu'ils  se  fortifiaient  mutuel- 
lement. La  princesse  Charlotte  eut  à  souffrir  des  peines  cruelles.  Ma- 
riée au  prince  royal  de  Dauemarck,  mère  d'un  fils,  elle  fut  séparée  de 
son  époux  au  bout  de  quelques  années.  Reléguée  à  Altona  ,  puis  dans 
le  Jutland  ,  sa  seule  consolation  dans  sa  disgrâce  fut  d'implorer  le  se- 
cours de  Dieu  ,  pour  accomplir  le  dessein  qu'elle  avait  formé  depuis 
long-temps.  La  Providence  lui  en  fournit  les  moyens ,  en  la  conduisant 
dans  les  Etats  de  l'Empereur  d'Autriche ,  en  Italie.  Elle  se  fixa  à  Vi- 
cence ,  et  y  fut  éprouvée  par  de  douloureuses  infirmités.  Elle  voulut 
visiter  le  pèlerinage  de  Notre-Dame  du  Mont-Berice  ,  pour  y  implorer 
l'assistance  de  la  Mère  du  Sauveur.  Elle  s'adressa  ensuite  à  l'évêque , 
M.  Peruzzi,  et  lui  fit  part  de  sa  résolution  de  renoncer  au  luthéranis- 
me. Le  sage  et  pieux  prélat  la  loua  de  ce  généreux  dessein  ,  et  l'ex- 
horta à  s'instruire  et  à  s'appliquer  aux  bonnes  œuvres.  La  princesse 
reçut  ces  avis  comme  venant  du  Ciel.  Elle  fut  instruite  par  le  Père 
Chioda ,  Théatin,  qui  gouverne  l'église  de  Saint-Gaëtan.  Elle  eut  à  sou- 
tenir de  grands  combats.  Ses  affections  de  fille,  d'épouse  et  de  mère, 
les  suites  qu'aurait  sa  démarche ,  le  mécontentement  de  deux  cours  , 
les  réflexions  qu'on  lui  suggéra  ,  les  menaces  même  qu'on  lui  fit ,  tout 
cela  était  pour  elle  autant  de  pénibles  assauts;  mais  elle  s'éleva  au- 
dessus  de  toute  considération  humaine,  et  se  jeta  dans  les  bras  de  la 
Providence.  Elle  commença  par  défendre  sévèrement  dans  sa  maison 
que  personne  y  parlât  mal  de  la  religion  catholique.  Le  rigoureux  hi- 
ver que  nous  avons  eu  cette  année  lui  donna  lieu  de  montrer  son  bon 
cœur  et  sa  piété.  Elle  répandit  beaucoup  de  largesses  dans  le  sein  des 
pauvres ,  accompagnant  ses  bonnes  œuvres  de  ferventes  prières.  Enfin 
ses  vœux  furent  couronnés  ,  et  son  abjuration  eut  lieu  le  27  février 
dernier  ,  dans  la  chapelle  épiscopale.  Sa  fermeté  à  répondre  aux  de- 
mandes du  vénérable  prélat,  son  émotion  et  ses  larmes  touchèrent  tous 
les  assistans  ,  et  M.  Peruzzi  fut  obligé  de  se  faire  violence  pour  ache- 
ver la  cérémonie.  Le  3  mars,  la  princesse  reçut  les  sacremens  de  Pé- 
nitence, de  Confirmation  et  d'Eucharistie;  elle  eut  pour  marraine  à  la 
confirmation  Mme  Pasqualigo  ,  femme  du  commissaire  impérial.  Ses 
sentimens  à  la  réception  de  chaque  sacrement  se  manifestèrent  de  la 
manière  la  plus  touchante.  Depuis ,  on  la  vit  assister  à  tous  les  offices 
de  la  Semaine-sainte.  Elle  voulut  s'inscrire  dans  la  confrérie  du  Saint- 
Sacrement  de  sa  paroisse,  et  elle  suivit  la  procession  des  quarante  heu- 
res. Elle  supporte  avec  résignation  les  suites  de  sa  démarche ,  et  sa 
joie  semble  augmenter  avec  les  contradictions ,  les  pertes  et  les  priva- 
tions. Nul  doute  que  Dieu  ne  la  récompense  de  ces  sacrifices.  La  voix 
de  sa  conscience ,  celle  de  l'Église  ,  celle  de  son  frère  ,  le  prince  Adol- 
phe,  lui  donneront  cette  paix  que  le  monde  ne  peut  ni  procurer,  ni 
ravir.    »  (  Note  tirée  de  l'Ami  de  la  Religion  cl  du  Roi ,  n"  1667.  ) 


(   '38  ) 

beau-frère  ,  deux  Har  Jenberg ,  deux  Gagern ,  le  comte  de  Senft- 
Pilsach ,  ambassadeur  de  Saxe  en  France  ,  Adam  Muller ,  con- 
seiller de  cour  à  Weyruar ,  le  poète  Werner ,  M.  Woltz ,  pré- 
dicateur de  la  cour  à  Carlsrube ,  M.  Bekendorf,  directeur  de 
l'instruction  publique  en  Prusse ,  une  foule  d'autres  hommes 
de  lettres,  professeurs,  ministres  de  culte,  rentrèrent  pêle-mêle 
dans  la  véritable  Eglise.  Schelling  lui-même,  la  plus  forte  tête 
philosophique  de  l'Allemagne ,  parut  e'branle' ,  et  les  journaux 
publièrent  faussement  son  abjuration.  Dans  le  même  temps, 
M.  d  Eckstein  r  et,  avant  lui,  Muller  le  peintre,  un  ami  de 
Gœthe,  et  l'un  des  plus  mâles  talens  poétiques  de  l'Allemagne, 
se  convertissaient  à  Rome  ,  où  Zoega  ,  le  plus  illustre  des  an- 
tiquaires du  Nord,  depuis  Winckelmann,  mourait,  catholique 
depuis  longues  anne'es ,  le   10  févi'ier  1809. 

Oh  !  qui  nous  donnera  la  biographie  de  ces  hommes  si  di- 
versement célèbres?  Qui  nous  fera  vivre  avec  ce  Zoega,  qu'une 
destinée  brillante  et  les  be'ne'dictions  d'un  père  appelaient  dans 
le  Danemarck  ,  sa  patrie ,  et  qui  sacrifia  tout  cela  avec  une  telle 
pureté'  de  motifs  que  le  cardinal  Borgia ,  son  protecteur  et  son 
ami  ,  ignora  sa  conversion  pendant  quinze  anne'es  ;  avec  ce 
Werner,  la -plus  haute  renommée  dramatique  de  l'Allemagne 
depuis  Schiller,  le  plus  lyrique  de  tous  les  poètes  qui  ont  écrit 
pour  le  théâtre ,  malgré  les  incroyables  contrastes  de  sa  vie 
privée ,  qui  se  précipita  dans  le  catholicisme  aux  jours  de  la 
captivité  de  Pie  VII ,  non  par  un  caprice  d  imagination,  comme 
on  l'a  dit ,  mais ,  comme  Stolberg ,  a  la  suite  de  conférences 
régulières  avec  un  prêtre,  et  après  de  sérieuses  études  théo- 
logiques-; avec  ce  Gœrres,  qui,  suivant  le  témoignage  de  Fré- 
déric de  Schlegel ,  seul  a  pu  ,  en  s'élançant  du  libéralisme,  pren- 
dre rang  parmi  les  grands  écrivains  nationaux  et  les  beaux  carac- 
tères dont  s'honorera  toujours  l'Allemagne,  et  dont  l'apparition 
lui  paraît  une  compensation  plus  que  suffisante  pour  ce  nombre 
énorme  d  écrivains  politiques  destinés  à  l'oubli;  avec  Adam  Mul- 
ler ,  le  disciple  ,  mais  non  le  copiste  de  M.  de  Bonald  ,  qui  a  tenté 
d'asseoir  l'économie  politique  sur  une  base  religieuse,  et  qui 
est  mort ,  en  apprenant  la  perte  que  l'Europe  venait  de  faire 
dans  Frédéric  de  Schlegel  (1);  enfin  avec  Schlegel  lui-même, 
un  des  plus  grands  philologues  de  ce  siècle  et  de  tous  les  siè- 
cles ,  critique  éminent,  poète  original,  littérateur  profond, 
philosophe  d  un  ordre  supérieur  (2),  qui,  non  content  de  savoir 

(i)  Adam  Muller  était  de  Berlin.  Gœrres  est  professeur  à  l'université 
de  Munich. 

(a)  On  se  rappelle  l'engagement  pris  par  Y  Association  pour  la  défense 


(   i39  ) 

presque  toutes  les  langues  de  l'Europe ,  a  ,  le  premier  de  ce 
côte'  de  l'Océan ,  déchiffré  la  langue  et  l'antique  civilisation  de 
l'Inde  ,  et  jeté'  dans  ses  leçons  sur  l'histoire  moderne  et  sur 
l'histoire  de  la  litte'rature  de  tous  les  peuples  plus  de  vues  neu- 
ves et  faisant  e'poque  que  l'école  rationaliste  tout  entière  n'en 
a  découvert  depuis  un  siècle  ! 

Voilà  les  hommes  qu'il  a  été  donné  à  l'Eglise  romaine  de 
rallier  a  sa  bannière!  Voilà  les  âmes  qu'elle  a  enfantées  à  la  foi 
au  milieu  des  clameurs  qui  proclamaient  ses  lumières  éteintes, 
sa  fécondité  épuisée!  Qu'on  nous  dise  si,  parmi  ceux  qui  re- 
niaient le  paganisme  à  son  déclin ,  il  en  est  un  grand  nombre 
qui  se  soient  voués  tout  à  coup  à  sa  défense,  au  mépris  de 
leurs  opinions  premières  et  sans  aucun  intérêt  bumain.  C'est, 
au  contraire ,  une  marque  visible  et  permanente  de  la  protec- 
tion de  Dieu  sur  son  Eglise  qu'au  moment  où  tout  appui  ex- 
térieur lui  manque ,  l'élite  des  intelligences  lui  rend  hommage. 
Ainsi,  après  les  rires  du  XVIII  siècle,  les  seuls  poètes  en 
France  qui  pussent  espérer  dans  la  postérité ,  Ducis ,  Delille , 
Fontanes,  s'unirent,  dans  une  même  pensée  religieuse,  avec 
La  Harpe,  avec  Portalis,  avec  MM.  de  Chateaubriand,  de  Bo- 
nald,  de  Lally  Tollendal,  Bergasse.  Ainsi  plus  tard  se  sont  levés 
du  milieu  de  nous  M.  l'abbé  de  La  Mennais  et  M.  de  Maistre  ; 
ainsi  M.  de  La  Martine.  Chose  d'ailleurs  bien  remarquable  ! 
«  Parmi  les  catholiques ,  a  dit  l'auteur  de  l'Essai  sur  L'indif- 
»  férence ,  on  ne  citerait  pas  un  seul  homme  de  génie  qui  ait 
»  incliné  vers  la  réforme  ,  au  lieu  qu'un  grand  nombre  de  su- 
»  périorités  protestantes  ont  montré  un  extrême  penchant  pour 
»  la  religion  catholique  :  Grotius  en  Hollande ,  Albert  de  Hal- 
»  1er,  Lavater  et  Jean  de  Muller  en  Suisse,  Johnson,  Burke 
»  et  W.  Jones  en  Angleterre,  Leibnitz  sur-tout,  en  Allemagne, 
»  n'étaient  guère  protestans  que  de  nom.  »  On  a  pu  voir  si 
cette  tendance  au  catholicisme  s'est  affaiblie  depuis  ,  si  cette 
gravitation  des  esprits  vers  l'unité  s'est  arrêtée.  Non  ,  il  faut 
qu'on  le  sache,  non  la  religion  de  Jésus- Christ  n'a  -pas  fait 
son  temps  ;  non  ,  la  foi  qui  vit  en  nous  n'est  point  une  flamme 
expirante.  Au  contraire ,  l'Angleterre  est  en  marche  vers  cette 
foi  sainte;  les  Etats-Unis  nous  sont  ouverts;  l'immobile  Russie 
commence  à  sentir  la  même  influence  (i)  :  Israël  même  sé- 
rie ta  religion  catholique  de  faire  traduire  en  français  la  Philosophie  de 
la    vie,    mie  des  plus   importantes  productions  de  cet  homme  universel. 

(i)  Beaucoup  de  femmes  russes  de  la  plus  haute  distinction  sont  pu- 
bliquement catholiques,  et  leurs  maris  le  sont  en  secret.  Nous  citerons 
seulement  la  comtesse  Rostopchin  ,  si  vantée  dans  les  Dix  années  d'exil 


(  i4o  ) 

branle  (i),  et  la  ve'rité  des  promesses  qui  nous  ont  e'té  faites 
e'clate  de  partout.  «  Il  est  visible ,  à  une  foule  de  signes ,  que 
»  cette  re'union  en  une  seule  et  même  croyance  ,  de'sire'e  si 
»  long-temps,  et  si  vainement  cherche'e ,  se  prépare ,  et  que 
»>  l'époque  n'en  est  pas  e'loigne'e  des  temps  où  nous  vivons.  Elle 
»  ne  saurait,  il  est  vrai,  se  trouver  sur  la  voie  commune  de 
»  l'intervention  humaine,  ni  être  amenée  par  des  concessions 
»  diplomatiques.  Ce  ne  peut  être  l'œuvre  des  hommes  :  c'est 
»  celle  de  Dieu  qui  saura  bien  trouver  ses  instrumens,  et  qui 
»   remplira  de  la  force  du  Saint-Esprit  ceux  qu'il  aura  élus  (2).  » 

(  Le   Correspondant ,  n°  34 ,  tome  11.  ) 


Ï.K    CODE    CIVII. 

Commenté  dans  ses  rapports  avec  la  théologie  morale  ,  où  ex- 
plication du  Code  civil  tant  pour  le  for  intérieur  que  pour 
le  for  extérieur,  par  l'abbé   Th.    Gousset  (3). 

DEUXIÈME    ÉDITION. 

La  loi  oblige  la  conscience  ou  elle  n'est  rien  ;  la  conscience 
est  dirigée  par  la  loi  divine  ,  ou  la  conscience  n'est  plus  rien 
elle-même.  La  loi  divine  est  interprétée  par  l'Eglise  qui  dirige 
par  son  Chef  la  conscience  des  peuples,  comme  elle  dirige  par  ses 
évêques  la  conscience  des  provinces  particulières,  comme  elle 
dirige  par  ses  prêtres  la  conscience  du  chrétien.  Son  action  pé- 
nètre partout ,  par-ce  que  rien  ne  peut  être  vivifié  que  par  elle. 
Il  est  donc  nécessaire  que  le  prêtre  qui  doit  résoudre  les  dou- 
tes des  fidèles  et  leur  expliquer  dans  le  tribunal  de  la  pénitence 
les  règles  de  leur  conduite ,  connaisse  les  lois  de  son  pays  dans 
leurs  rapports  avec  la  loi  religieuse  à  laquelle  elles  doivent 
être  conformes  sous  peine  d'être  injustes  :  autrement  il  s'expose 
au  danger  de  se  mettre  sans  motif  en  opposition  avec  ces  lois 

de  madame  de  Slael  ,   sans  entendre  rien  affirmer  sur  la  conversion  de 
son  mari  (  l'ancien  gouverneur  de  Moscow  ). 

(1)  MM.  Dent/,  et  Dracb  ,  l'un  (ils  et  l'autre  gendre  du  grand  rabbin 
de  France,  ont  quitté  le  judaïsme  pour  l'Évangile. 

(2)  Histoire  de  la  Littérature ,  par  Frédéric  de  Schlegel.  Conclusion. 

(3)  Deuxième  édition ,  revue  et  considérablement  augmentée.  Un  fort 
volume  in-8°.  A  la  librairie  catbo'.ique  de  Belin-Mandar,  rue  St.-André- 
des-Arts  ,  n°  55.  Prix  :    10   fr. 


(  »4i  ) 

toujours  respectables  quand  elles  n'ont  rien  de  contraire  à  la  loi 
de  Dieu,  ou  de  tromper,  par  une  fausse  condescendance,  la 
conscience  du  fidèle  qui  le  consulte.  D'un  autre  côte' ,  on  ne  peut 
exiger  du  prêtre  dont  la  vie  est  partagée  par  une  multitude  d'oc- 
cupations diverses  ,  et  qui  l'appellent  de  la  prière  aux  jonctions 
du  ministère  et  de  celles-ci  à  l'étude,  on  ne  peut  exiger  de  lui 
qu'il  recherche  la  connaissance  de  notre  législation  dans  ces 
compilations  volumineuses,  qui  ne  conviennent  qu'aux  hommes 
chargés  par  état  d  interpréter  les  lois  ou  de  les  appliquer.  Cette 
étude  serait  pour  lui  aussi  pénible  qu'infructueuse,  et  pour 
une  chose  utile  qu'il  pourrait  rencontrer,  il  serait  forcé  de 
perdre  heaucoup  de  temps  à  des  choses  qui  seraient  pour  lui 
sans  résultat.  D'ailleurs  la  plupart  des  commentateurs  n'ont 
cherché  qu'à  expliquer  le  texte  de  la  loi,  sans  la  considérer  dans 
le  rapport  qu'elle  doit  avoir  avec  la  loi  morale ,  ou  Lien  cet 
ohjet  n'était  pour  eux  que  secondaire  et  accidentel.  Aussi  depuis 
longtemps  les  ecclésiastiques  formaient  des  vœux  pour  la  pu- 
blication d'un  ouvrage  où  le  Code  civil  fût  commenté  dans  ses 
rapports  avec  la  théologie  morale  et  la  discipline  de  lEglise. 
C'est  ce  désir  que  M.  Gousset  a  voulu  satisfaire,  et  nous  croyons 
que  personne  ne  pouvait  mieux  que  lui  remplir  ce  but.  Yersé 
depuis  long-temps  dans  l'étude  de  la  théologie ,  doué  de  cette 
patience  qui  fortifie  l'esprit  dans  les  recherches  que  cette  étude 
exige ,  et  de  cet  esprit  de  discernement  et  de  prudence  qui  en 
garantit  le  succès,  il  a  rendu  un  véritable  service  au  clergé  en 
lui  épargnant  un  travail  fatigant  et  inutile.  Egalement  éloigné 
et  de  cette  sévérité  minutieuse  qui ,  en  multipliant  les  obliga- 
tions,  rend  plus  difficile  l'exercice  du  saint  ministère,  et  de 
cette  molle  facilité  qui  le  rend  plus  dangereux,  connu  déjà 
par  des  travaux  antérieurs  relatifs  à  la  théologie  (i),  ainsi  que 
par  la  pureté  de  ses  principes,  M.  Gousset,  l'un  des  plus  di- 
gnes prêtres  d'un  clergé  qui  s'est  toujours  distingué  par  sa 
piété  et  sa  doctrine ,  offre  toutes  les  garanties  que  l'on  peut 
désirer ,  et  son  nom  est  la  plus  sûre  recommandation  de  son 
ouvrage. 

Quoique  cet  écrit  s'adresse  spécialement  aux  ecclésiastiques, 
néanmoins,  à  le  considérer  sous  le  rapport  des  matières  qui  en 
font  le  principal  objet,  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  pour  le  ju- 
risconsulte et  le  magistrat  qui  reconnaissent  les  droits  de  lE- 
glise et  les  règles  de  la  morale  évangélique.  Ce  commentaire 

(i)  M.  Gousset  a  donné  une  édition  des  Conférences  cV  Angers,  et  du 
Jiiiuel  de  Toulon  avec  des  notes.  Ses  travaux,  sous  ce  rapport,  ont  éga- 
lement mérité  les  succès  qu'ils  ont  obtenus. 

II.  19 


(    i4>   ) 

peut  aussi  être  la  avec  fruit  par  des  personnes  qui  n'ont  fait 
aucune  étude  de  la  the'ologie  ou  du  droit.  C'est  une  explication 
littérale  des  articles  du  code  qui  demandent  des  éclaircisse- 
mens ,  accompagnée  d'observations  concernant  la  morale  et  la 
discipline.  Les  termes  techniques  sont  employés  rarement ,  et 
on  en  donne  toujours  la  signification.  Pour  faire  concevoir  le 
véritable  sens  d'un  article,  M.  Gousset  s'applique  à  bien  dé- 
terminer l'esprit  de  la  loi ,  tantôt  en  rapprochant  l'article  en 
question  de  ceux  auxquels  il  se  rapporte ,  tantôt  en  indiquant 
les  motifs  qui  paraissent  avoir  guidé  le  législateur ,  tantôt  en- 
fin en  rapportant  les  axiomes  de  droit  universellement  reçus. 
Insistant  sur-tout  sur  les  points  où  le  droit  civil  se  trouve 
en  contact  avec  le  droit  canon  ou  avec  la  morale ,  il  fait  remar- 
quer les  endroits  où  l'on  doit  distinguer  entre  le  domaine  de 
la  conscience  et  le  domaine  des  tribunaux,  entre  l'obligation 
naturelle  et  l'obligation  purement  civile.  Quant  à  ce  qui  regarde 
la  jurisprudence,  M.  Gousset  avertit  qu'il  a  eu  soin  de  ne  rien 
avancer  qui  ne  reposât  sur  l'autorité  des  jurisconsultes  les  plus 
recommandables  ,  et  qu'il  s'est  fait  un  devoir  de  les  suivre 
scrupuleusement  en  tout.  Les  ouvrages  de  MM.  Toullier,  Del- 
vincourt  et  Rogron  sont  ceux  dont  il  a  le  plus  profité.  L'idée 
que  nous  venons  de  donner  de  cet  ouvrage,  dont  nous  annon- 
çons la  seconde  édition ,  suffit  pour  expliquer  l'empressement 
avec  lequel  la  première  avait  déjà  été  accueillie,  non-seule- 
ment par  le  clergé ,  mais  aussi  par  les  jurisconsultes  chrétiens. 
Car  il  y  a,  comme  le  remarque  M.  Toullier,  une  alliance  réelle 
et  nécessaire  entre  le  droit  civil ,  la  morale  et  la  religion.  C'est 
de  leur  accord  que  dépendent  la  bonté  des  institutions  d'un 
état,  la  paix  de  la  société  et  le  bonheur  de  chacun  de  ses  mem- 
bres en  particulier.  E.  Y. 

(  Le  Correspondant  y  n°  34,  tome  II.  ) 


DF    LA    PHILOSOPHIE 
A  la  fin  du  XVIII6   siècle  et  au  commencement  du  XIXe. 

PREMIER    ARTICLE. 

Le  spectacle  des  opinions  humaines  et  des  vicissitudes  de 
la  pensée ,  quoiqu'on  puisse  nous  dire  pour  nous  le  faire  con 
sidérer  comme  le  développement  naturel  et  légitime  de  notre 
activité  intellectuelle ,  a  vraiment  quelque  chose  d'un  peu  hu- 
miliant pour  notre  orgueil. 


(  i43  ) 

Triste  destinée  de  cette  raison  dont  nous  sommes  si  fiers! 
Toujours  inquiète  et  agite'e,  dans  ce  mouvement  et  pour  ainsi 
dire  dans  ces  oscillations  perpétuelles ,  on  la  voit  passer  en  un 
instant  de  l'erreur  en-deçà  de  la  vérité'  à  l'erreur  au-delà, 
gravitant  sans  cesse  vers  l'invariable  milieu,  sans  pouvoir  s  y 
fixer  jamais. 

Au  commencement  de  ce  siècle ,  le  mate'rialisme  re'gnait 
encore  dans  nos  e'coles  et  dans  nos  acade'mies  :  sciences ,  légis- 
lation ,  politique ,  il  avait  tout  pe'ne'tre'.  Nous  aurons  lieu , 
dans  le  cours  de  cette  discussion,  d'apprécier  son  influence 
sur  la  socie'te'  qu'il  tenait  asservie. 

Vingt  ans  à  peine  e'coule's ,  nous  commencions  à  nous  re'jouir 
du  retour  au  spiritualisme,  à  ces  hautes  doctrines,  allies  na- 
turels de  la  foi  chrétienne  ;  et  voilà  que  nous  avons  la  dou- 
leur de  voir  le  but  dépassé,  incertains  si  nous  ne  devons  pas 
plus  gémir  aujourd'hui  des  écarts  de  la  pensée ,  que  naguère 
de  sa  dégradation. 

Un  bien  autre  adversaire  se  trouve  en  effet  aujourd'hui  en 
présence  de  la  religion,  et  vient  lui  disputer  la  possession  des 
intelligences  :  je  veux  dire  un  rationalisme  sans  frein  ,  pré- 
sumant beaucoup  trop  des  forces  de  la  raison  humaine ,  n'en 
sachant  pas  calculer  la  juste  portée ,  plein  dans  l'avenir  des 
plus  chimériques  projets ,  et  dans  l'indiscrétion  de  ses  espé- 
rances n'acceptant  le  présent  que  comme  une  transition  né- 
cessaire à  cet  avenir  qu'il  regarde  déjà  comme  sa  conquête. 

Essentiellement  intolérante  et  jalouse ,  la  philosophie  du 
dix-huitième  siècle  avait  tracé  le  cercle  le  plus  étroit  autour 
de  l'esprit  humain.  Rompant  violemment  avec  l'histoire  ,  avec 
le  passé  tout  entier ,  elle  ne  pouvait  assez  le  calomnier ,  dans 
limpuissance  de  l'anéantir. 

Tout  accepter ,  tout  comprendre ,  tel  est  au  contraire  le  mot 
de  ralliement  de  l'éclectisme ,  dans  les  voies  larges  où  nous  le 
voyons  s'avancer  aujourd'hui.  Faire  le  procès  au  passé,  nous 
dira-t-il  comme  on  l'a  fait  au  dix-huitième  siècle,  y  songe-t- 
on? Ce  serait  faire  le  procès  à  une  partie  de  l'humanité  : 
même  inconséquence  serait  à  se  montrer  détracteur  du  présent. 

Charmés  d'abord  de  ce  langage ,  si  nouveau  pour  nous  dans 
la  bouche  de  la  philosophie,  après  l'avoir  écoutée  avec  atten- 
tion, nous  ne  pouvons  nous  défendre  d'un  sentiment  de  de- 
tiance  et  d'une  légitime  inquiétude  ;  et  plus  est  flatteuse  cette 
voix,  qui  vient,  comme  aux  premiers  jours,  offrit  à  notre  or- 
gueil originel  les  fruits  de  l'arbre  de  la  science  du  bien  et  du 
mal,  plus  nous  devons  nous  tenir  en  garde  contre  sa  puissante 
séduction. 


(  «44  ) 

Efforçons-nous  ,  pendant  qu'il  en  est  temps  encore ,  de  rete- 
nir les  esprits  sur  celte  pente  rapide  où  l'éclectisme  voudrait 
les  placer. 

En  tlie'orie,  dégager  la  vérité  et  les  principes  qui  se  trou- 
vent compromis  au  milieu  de  l'exage'ration  des  systèmes  , 
pour  les  ramener  à  l'unité'  d'une  même  doctrine.  En  pratique, 
combattre  de  chimériques  et  dangereuses  illusions  dans  l'ave- 
nir 5  défendre  le  pre'sent,  apprendre  à  en  jouir,  sinon  avec  sé- 
curité, du  moins  avec  reconnaissance ,  tel  sera  le  résultat  im- 
portant que  nous  tâcherons  de  donner  à  cette  discussion. 

Obligés  de  rappeler  du  passe'  ce  qui  est  ne'cessaire  pour 
comprendre  les  doctrines  du  jour,  nous  voyons  d'abord  le 
mate'rialisme  se  retirant  peu  a  peu  ,  et  déjà  pour  nous  dans  le 
lointain  :  avant  de  prendre  tout-à-fait  congé'  de  lui,  il  sera 
bon  de  définir  l'esprit  philosophique  qui  l'a  caractérisé;  ce 
sera  là  pour  nous  comme  le  point  de  de'part  qui  nous  per- 
mettra de  juger  quel  espace  nous  avons  parcouru. 

Avant  d'arriver  jusqu'à  nos  jours ,  deux  écoles  viennent  se 
placer  entre  le  matérialisme  qui  s'éteint ,  et  le  spiritualisme 
qui  reparaît,  c'est-à-dire  l'école  écossaise,  et  le  néo-condilla- 
cisme  de  M.  Laromiguière.  Il  faut  montrer  comment  ces  deux 
écoles  ont  été  la  transition  nécessaire  du  matérialisme  au  spi- 
ritualisme; comment  elles  ont  commencé  à  dépouiller  l'esprit 
philosophique  du  XVIIIe  siècle,  pour  revêtir  celui  qui  doit 
appartenir  à  la  science  moderne. 

Au  moment  où  nous  allons  continuer  notre  marche  nous 
rencontrons  comme  une  pierre  d'achoppement,  comme  une 
anomalie  dans  l'histoire,  l'empirisme  médical,  qui  veut  se  re- 
mettre en  scène  comme  puissance  philosophique  :  force  sera 
bien  pour  nous  de  nous  arrêter  quelques  instans  pour  lui 
demander  quels  sont  ses  titres ,  et  s'il  en  a  de  nouveaux  à 
produire,  un  peu  plus  valables  que  ceux  que  l'on  a  déjà  récu- 
sés tant  de  fois. 

Cette  digression  terminée  ,  la  discussion  se  trouvera  enfin 
concentrée  entre  les  deux  écoles  spiritualistes  qui  sont  en  pré- 
sence de  nos  jours  :  lécole  éclectique  et  l'école  dite  théo- 
cratique. 

L'éclectisme  !  nous  dit  M.  Cousin ,  je  n'ignore  pas  que  ce 
nom  seul  soulève  toutes  les  doctrines  exclusives;  mais  faut-il 
s'étonner  qu'une  opinion  un  peu  nouvelle  rencontre  une  si  vive 
résistance? 

Distinguons  ici  dans  l'éclectisme  les  différons  points  de  vue 
sous  lesquels  il  peut  être  considéré. 

L'éclectisme  n'est-il  qu'un  procédé,  qu'une  méthode  de  l'es- 


(  i45) 

prit  clans  l'investigation  de  la  ve'rite'  ?  Sous  ce  point  de  vue , 
nous  ne  concevons  pas  quelle  est  cette  perse'cution  que  l'éclec- 
tisme peut  redouter  a  titre  de  me'thode  nouvelle.  L'éclectisme 
est  certainement  aussi  ancien  que  la  philosophie  ;  et  je  ne  sa- 
che pas  de  doctrine  si  exclusive  qui  ne  soit  force'e  d'être  plus 
ou  moins  e'clectique ,  en  ce  sens  qu'elle  cherchera  toujours 
plus  ou  moins  à  profiter  de  l'expérience  du  passe'  dans  la 
sphère  de  ses  ide'es. 

A  ce  compte  ,  vive  l'e'clectisme  !  et  quant  à  M.  Cousin  per- 
sonnellement nous  aimons  à  reconnaître  en  lui  un  e'clectique 
vraiment  digne  de  ce  nom.  Pour  quiconque,  en  effet,  a  suhi 
comme  nous  l'enseignement  philosophique  de  l'empire  (on 
sait  sur  quelles  grandes  proportions  il  e'tait  alors  taille'),  et 
qui  s'est  vu  proposer  strictement  le  cours  de  son  professeur 
comme  la  somme  totale  de  toutes  les  vérités  philosophiques  ; 
pour  celui-là  ,  dis-je  ,  c'est  un  spectacle  curieux  et  qui  fait 
plaisir  de  voir  M.  Cousin  avec  son  enseignement  large  et  gé- 
ne'reux,  se  pre'senter  à  nous,  toutes  ses  e'ditions  à  la  main,  et 
nous  dire  d'ahord  :  Lisez  Platon ,  je  vous  en  offre  une  traduc- 
tion ,  fruit  de  hien  des  veilles  :  lisez  aussi  Descartes ,  en  voici 
une  e'dition  complète  :  je  vous  pre'pare  aussi  un  Malebran- 
che.... ,  ou  plutôt  ne  vous  hornez  pas  à  une  seule  e'cole ,  mais 
familiarisez-vous  avec  toutes.  En  attendant  mieux  voici  une 
e'dition  du  Manuel  de  la  Philosophie  de  Tennemann  :  s'il  est 
un  peu  sec  quelquefois,  s'il  ne  domine  pas  toujours  les  systè- 
mes avec  assez  de  force  et  d'impartialité,  c'est  du  moins  un 
catalogue  bien  complet,  de  tous  les  ouvrages,  de  toutes  les 
sources  où  peut  puiser  un  amateur  de  la  philosophie  et  de 
1  antiquité'. 

Grâces  soient  rendues  à  M.  Cousin  de  se  charger  ainsi  de 
notre  e'ducation  philosophique!  nous  en  avions  grand  besoin, 
et  tout  en  le  combattant,  nous  aimerons  plus  d'une  fois  à  re- 
connaître que  c'est  lui  qui  nous  aura  mis  aux  mains  les  ar- 
mes que  nous  emploierons  pour  l'attaquer. 

Loin  donc  de  nous  soulever  contre  l'e'clectisme  considéré 
sous  ce  point  de  vue,  nous  nous  efforcerons,  au  contraire, 
d'en  donner  pour  notre  compte  un  véritable  exemple;  non 
pas,  à  coup  sûr,  de  cet  éclectisme  vague  et  indécis,  variant  à 
l'infini  les  formes  de  sa  vaste  et  indulgente  admiration  pour 
l'erreur  comme  pour  la  vérité,  du  moment  où  cette  erreur 
suppose  le  développement  de  quelque  vigueur  intellectuelle^ 
mais  de  cet  éclectisme  qui  revendiquant  d'abord  toutes  les 
saines  idées  comme  son  bien  propre,  patient,  lorsqu'il  le  faut  , 
à  le  dégager   de  tout  alliage,   tolérant  d'ailleurs  à  l'égard  de 


(   '46   ) 

tonte  opinion  livrée  an  flux  et  reflux  de  la  pense'e  Immaint' , 
se  montre  ensuite  envers  l'erreur,  sous  quelques  auspices  quelle 
se  produise,  intole'raut  comme  la  vérité'  dont  il  prend  en  main 
la  cause  ;  et  à  l'égard  de  certaines  hérésies  qui ,  dans  la  doc- 
trine nouvelle ,  se  présentent  sous  la  forme  d'un  rationalisme 
légitime,  immobile  comme  la  foi  chrétienne. 

Maintenant  l'éclectisme ,  outre  qu'il  est  une  méthode ,  n'as- 
pire-t-il  pas  aussi  à  être  un  système  philosophique?  Si,  sous 
ce  rapport ,  il  n'est  pas  encore  arrivé  à  son  plein  développe- 
ment,  à  ses  dernières  conséquences,  ne  peut-on  pas  déjà  les 
entrevoir  ?  n'est-on  pas  fondé ,  comme  nous  le  disions  tout  à 
l'heure,  à  concevoir  de  légitimes  inquiétudes?  Par  quel  pres- 
tige l'éclectisme ,  qui  a  toujours  à  la  bouche  les  mots  àefoi , 
de  sens  commun,  de  croyances  générales ,  parvient-il,  comme 
nous  le  ferons  voir,  à  faire  triompher  toute  la  licence  de  la 
raison  sur  la  base  même  qui  consacre  nos  croyances  religieu- 
ses? Quel  est  donc  le  dernier  mot  de  cette  tolérance  philoso- 
phique ,  de  cette  prétention  qu'il  affecte  de  voir  les  choses 
humaines  sous  le  même  point  de  vue  que  la  Providence ,  et 
de  les  juger  avec  le  calme  de  l'éternelle  justice;  de  ce  haut 
optimisme  historique  qui  nous  montre  la  vérité  et  l'erreur 
comme  purement  relatives  et  jamais  absolues;  de  ces  apolo- 
gies sonores  de  la  victoire  suivant  lesquelles  le  présent  a  tou- 
jours raison  ;  enfin  de  ce  développement  dramatique  de  l'hu- 
manité dont  chaque  acte  doit  être  représenté  à  son  tour? 

Le  danger  attaché  à  de  pareilles  doctrines  s'augmente  en- 
core, comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  de  toute  la  sé- 
duction dont  nous  voyons  ce  système  entouré  par  l'alliance 
d'un  beau  talent  et  d'un  beau  caractère,  par  une  conviction 
puissante,  par  une  entraînante  ardeur,  par  la  magie  d'un  style 
qui  joint  la  précision  du  langage  métaphysique  à  la  richesse 
de  la  poésie,  en  un  mot  par  toute  la  domination  de  la  parole. 

Au  reste,  quelque  vive  que  notre  position  puisse  paraître 
à  M.  Cousin,  nous  espérons  qu'elle  lui  paraîtra  aussi  toujours 
consciencieuse. 

M.  Cousin  est  un  homme  entièrement  dévoué  à  la  science , 
et  comme  tel  ayant  droit,  je  ne  dis  pas  à  l'indulgence  (il  est 
assez  fort  pour  n'en  n'avoir  pas  besoin),  du  moins  à  une  jus- 
tice toujours  bienveillante ,  j'oserai  même  dire  à  la  reconnais- 
sance ;  il  inspire  à  la  jeunesse  le  goût  des  fortes  et  sérieuses 
études  :  c'est  beaucoup  au  milieu  du  demi-savoir  que  le  XVIIIe 
sièle  avait  mis  a  la  mode.  N'est-ce  donc  rien  aussi  que  celte 
puissance  de  parole  par  laquelle  il  a  été  donné  h  cet  éloquent 
professeur  de  faire  déserter  en  masse  a  la  jeunesse  nos  tristes 


(  i47  ) 

écoles  de  mate'rialisme ,  et  si  non  de  l'élever  à  nne  compréhen- 
sion  pleine  d'un  spiritualisme  trop  nouveau  pour  elle,  du 
moins  de  la  captiver  a  une  certaine  harmonie  pour  laquelle 
ces  âmes  tombées  se  souvenaient  d'avoir  e'te'  cre'e'es. 

Après  avoir  fait  ainsi  la  part  de  1  éclectisme,  nous  saurons 
faire  de  même  celle  de  la  doctrine  contraire,  je  veux  dire  de 
l'école  théologique.  Bizarre  destinée  de  cette  école  que  ce  soit 
au  milieu  des  ministres  de  cette  religion  dont  elle  a  donné 
une  si  haute  et  si  magnifique  apologie,  qu'elle  ait  soulevé  la 

plus  ardente  opposition Nous  oserons  demander  compte  de 

ces  amers  ressentimens  contre  le  génie ,  et  de  ces  intentions 
persécutrices  qui  ne  nous  semblent  devoir  être  réservées  qu'à 
l'erreur il  y  a  véritablement  plus  de  force  d'esprit  à  recon- 
naître ,  à  proclamer  ces  belles  supériorités  intellectuelles, 
qu'à  s'irriter  de  cet  esprit  de  domination  qui  les  caractérise. 
A  la  faiblesse  commune ,  sans  doute  ,  conviennent  les  voies  ti- 
mides de  persuasion ,  les  précautions  modestes  dans  1  exposi- 
tion de  la  vérité;  mais  au  génie  laissez  son  allure  libre  et  na- 
tive; laissez-le  poursuivre  sa  mission  à  la  manière  dont-elle 
lui  a  été  marquée  par  la  Providence ,  et  tracer  dans  les  ré- 
gions de  la  pensée  son  inflexible  géométrie,  jaloux  comme  il 
l'est  d'entrer  en  vainqueur  dans  les  intelligences  subjuguées. 

Seulement  que  notre  admiration  pour  ses  œuvres  ne  nous 
fasse   pas  oublier  qu'A   la   religion   seule   nous  devons  une 

FOI   SANS   PARTAGE. 

Le  génie  est  pour  l'humanité  comme  un  de  ces  phares  pla- 
cés au  milieu  de  l'étendue  des  mers,  et  projetant  sur  les  flots 
une  immense  clarté.  A  cette  lueur,  le  navigateur  évite  les 
écueils,  se  dirige  au  milieu  des  dangers  et  des  naufrages,  li- 
bre toutefois  ou  d'aborder  au  fanal  qui  l'éclairé ,  ou  de  s'ar- 
rêter en  deçà,  ou  de  passer  outre,  et  de  continuer  à  sillonner 
les  flots  d'une  course  indépendante. 

Il  nous  faudra  bien  du  courage  sans  doute ,  dans  l'exercice 
de  cette  justice  distributive,  qui  osera  rendre  à  chacun  ce  qui 
lui  est  dû,  qui  souvent  pourra  estimer  les  personnes  tout  en 
combattant  les  doctrines.  Système  de  médiation,  qui  n'est  pas 
à  coup  sûr  le  rôle  de  la  faiblesse  s'entremettant  entre  les  deux 
partis  pour  demander  grâce  des  deux  côtés  :  notre  médiation, 
en  [effet ,  ne  laissera  pas  de  comporter  une  vive  antipathie 
de  certaines  prétentions  exagérées  dans  les  doctrines  du  jour  : 
mais  système  de  modération  et  d'impartialité,  qui  est  l'âme 
du  journal  dont  nous  sommes  fiers  d'être  l'organe,  qui  nous 
est  aussi   cher  que   la  vérité  que  nous  défendons,  et  qui  est 


(  '48  ) 

quelque  chose   de  cette  charité  dont  la  religion  nous  fait  à 
tous  un  devoir.  H.  G. ,  agrégé  de  l'université. 

(  Le  Correspondant ,  n°  35  ,  tome  II.  ) 


D£    L'ETAT    RELIGIEUX    ET    MORAL    DE    LA    GRÈCE. 

SECOND    ARTICLE   (1). 

<t  Le  caractère  général  des  membres  du  bas  clergé  dans  toute 
la  Grèce  est  l'ignorance  et  la  pauvreté.  La  seule  connaissance 
qui  leur  soit  nécessaire  pour  remplir  leurs  fonctions,  est  celle 
de  quelques  mots  de  l'ancienne  langue  que  l'on  rencontre  dans  la 
liturgie;  et  la  seule  chose  que  l'on  exige  pour  leur  conférer 
les  ordres  est  une  légère  redevance  pour  l'évêque  de  leur  dio- 
cèse. On  leur  permet  de  se  marier,  et  même  de  se  livrer  au 
commerce  et  aux  autres  occupations  mondaines.  Ils  ne  peu- 
vent jamais  espérer  de  s'élever  au-dessus  de  1  humble  sphère  des 
proto-papas ,  depuis  que  toutes  les  hautes  dignités  religieuses 
sont  réservées  pour  les  membres  des  ordres  monastiques.  Ces 
corps  puissans ,  qui  existent  dans  l'église  d'Orient  depuis  les 
temps  les  plus  reculés,  ont  exercé  l'influence  la  plus  notable 
sur  le  caractère  national  des  Grecs.  La  sainteté  ayant  toujours 
été  considérée  comme  étroitement  unie  au  célibat,  les  moi- 
nes ont  acquis  de  bonne  heure  un  ascendant  extraordinaire , 
sous  le  règne  des  Empereurs  théologiens  qui  occupaient  le 
trône  de  Bysance  (2)  ;  et  comme  ce  sentiment  est  commun  à 
presque  tous  les  Orientaux  ,  les  Ottomans ,  depuis  l'époque  de 
la  conquête  ,  ont  toujours  professé  le  plus  grand  respect  pour 
les  demeures  saintes  des  caloyers.  Même  dans  le  cours  de  la 
révolution  actuelle ,  il  est  bien  connu  que  les  troupes  musul- 
manes ont  épargné,  comme  sacré,  un  monastère  du  mont  Hé- 
licon  ,  où  ils  avaient  auparavant  coutume  de  trouver  un  asyle. 

»  Les  couvens  des  moines  sont  incontestablement  de  tous  les 
édifices  de  la  Grèce  les  plus  beaux  et  les  plus  somptueux.  Us 
sont  toujours  placés  sur  des  lieux  élevés  et  au  centre  des  pays 

(1)  Voir  ci-dessus,  p.  88. 

(2)  Le  célibat  est  une  des  conditions  exigées  pour  être  élevé  à  la 
prélature.  C'est  aussi  pour  cela  que  les  moines  sont  préférés  aux  mem- 
bres du  clergé  séculier,  qui  généralement  sont  engagés  dans  les  liens 
du  mariage. 


(  i49  ) 

les  plus  productifs.  Après  la  ruine  de  Constantinople  ,  ils  ser- 
virent de  de'pôt  à  toutes  les  sciences  qui  avaient  surve'cu  à  la 
chute  de  cette  capitale ,  et  c'est  de  là  que  sont  sortis ,  dans  les 
temps  modernes  ,  la  plupart  des  évêques  et  des  patriarches  de 
l'église  grecque.  Les  moines  qui  les  habitent  sont  tous  de  l'or- 
dre de  Saint-Basile  ,  et  sont  divises  en  deux  classes,  les  caloyers 
ou  prêtres ,  et  les  frères  lais.  Les  occupations  des  premiers  sont 
entièrement  spirituelles.  Chaque  jour  dans  le  carême,  ils  réci- 
tent  le  psautier  tout  entier ,  en  disant  une  seule  fois  le  Gloria 
Patri ,  et  en  faisant  toujours  trois  métaries  après  la  lecture  de 
quatre  psaumes ,  et  quatre  métaries  après  la  lecture  de  dix 
psaumes.  Une  me'tarie  consiste  à  se  prosterner  et  à  baiser  la 
terre  trois  fois,  ce  qui  doit  être  renouvelé'  jusqu'à  trois  cents 
fois  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures.  Les  deux  premières 
heures  de  la  nuit  et  les  deux  heures  après  minuit  sont  consa- 
cre'es  à  cette  occupation;  matines  commence  a  quatre  heures  du, 
matin,  et  dure  jusqu'après  le  lever  du  soleil.  La  cêle'hration  de 
cette  fastidieuse  liturgie  est  suivie  de  la  lecture  de  la  vie  des 
Saints  ou  des  Pères  du  désert;  on  re'cite  ensuite  neuf  hymnes , 
six  en  l'honneur  de  la  Sainte-Vierge  ,  et  trois  en  l'honneur  du 
saint  tute'laire  du  lieu  ou  du  jour.  Néanmoins  ,  durant  les  inter- 
valles qui  séparent  les  jeûnes  nombreux  de  l'Eglise  ,  les  devoirs 
des  caloyers  admettent  beaucoup  de  relâche  ,  et  nous  sommes 
même  portés  à  croire  que ,  dans  le  sein  des  monsatères ,  les 
fêtes  ne  sont  célébrées  ni  avec  froideur  ni  avec  indifférence. 

)>  Les  soins  domestiques  du  couvent  et  les  autres  occupations 
mondaines  sont  confiés  aux  frères  lais,  qui  gardent  les  trou- 
peaux, cultivent  du  blé,  de  la  vigne  et  des  oliviers,  font  les 
récoltes ,  et  en  vendent  les  produits  pour  soulager  les  besoins 
de  leurs  frères  spirituels ,  et  épargner  à  ces  derniers  ,  autant 
que  possible,  le  contact  de  tout  ce  qui  les  rapprocherait  de 
la  terre. 

»  Le  principal  revenu  des  moines  reposait  sur  la  possession 
de  quelques  immeubles  attachés  par  fondation  à  leurs  établis- 
semens,  et  sur  les  legs  et  contributions  provenant  de  la  partie 
la  plus  riche  de  leurs  compatriotes.  Ces  établissemens  étaient 
néanmoins  si  peu  à  leur  aise  que  le  gouvernement  turc  ne  pou- 
vait lever  un  tribut  de  plus  de  iooo  dollars  par  mois  ou  de 
25oo  livres  sterling  par  an  sur  les  vingt  monastères  du  mont 
Athos  qui  passaient  ordinairement  pour  être  si  riches.  Le  ré- 
sultat naturel  de  cette  pauvreté,  loin  d'encourager  la  pureté 
de  l'ordre ,  ne  servait  qu'à  le  corrompre  ;  et  c'est  à  cctle  cause , 
en  grande  partie ,  que  l'on  doit  attribuer  les  fraudes  et  les  dé- 
II.  20 


(  i5o  ) 

ceptions  qui ,  dans  les  pays  de  plaine  ,  e'taient  pour  les  moines 
une  source  d'avantages  extraordinaires.  Si  bien  que  ,  d'après 
quelques-uns  de  leurs  historiens,  le  produit  de  la  vente  et  de 
l'exposition  de  leurs  reliques  de  saints  et  des  restes  de  la  vraie 
croix  a  surpasse' ,  en  maintes  circonstances  ,  le  tribut  qu'ils 
oayaient  aux  Turcs.  L'ascendant  qu'ils  étaient  arrive's  à  obte- 
nir sur  le  peuple  e'tait  tel  que  rien  ne  pouvait  être  fait  sans 
leur  participation.  11  n'y  avait  pas  de  crime  si  énorme  qui  ne 
pût  être  efface'  par  l'absolution.  Aussi  les  brigands  ne  man- 
quaient point  de  suspendre  en  ex  volo  une  partie  de  leuis  dé- 
pouilles  dans  la  chapelle  des  couvens,  et  lorsque  les  pirates 
mettaient  à  la  voile  pour  leurs  sanglantes  expéditions ,  ils  par- 
taient toujours  accompagne's  des  bénédictions  des  caloyers. 

»  Un  autre  caractère  peu  honorable  des  corps  religieux  en 
Grèce  e'tait  leur  opposition  ouverte  au  clergé  séculier.  Ce  der- 
nier, par  différentes  causes,  et  sur-tout  par  sa  renonciation  au 
célibat  ,  s'était  tout-à-fait  identifié  avec  le  peuple.  Le  cercle 
étroit  où  les  papas  grecs  resserraient  leur  ambition ,  leur  ap- 
prenait a  rechercher  le  bonheur  au  milieu  de  ceux  dont  ils 
étaient  les  pasteurs.  Us  étaient  devenus  ainsi  les  compagnons , 
les  amis  et  les  conseillers  des  fidèles.  Il  serait  difficile  de  se 
figurer  par  combien  de  liens  religieux  et  domestiques  ils  étaient 
unis  à  leurs  concitoyens.  Les  moines,  au  contraire,  placés  hors 
de  la  sphère  de  tous  les  soins  d'ici-bas  ,  peu  soucieux  de  tout  ce 
qui  re  regardait  pas  l'intérêt  de  leurs  couvens  ou  de  leur  avan- 
cement dans  les  dignités  ecclésiastiques,  n'avaient  rien  de  com- 
mun avec  le  reste  de  la  nation  que  le  sol  sur  lequel  ils  vivaient. 
L'esprit  de  ces  deux  classes  était,  par  conséquent  tout-à-fait 
opposé  ;  et  tandis  que ,  par  leurs  fonctions  et  leurs  moyens 
d'existence,  les  papas  avaient  si  peu  de  part  à  l'influence  et  aux 
richesses  des  moines,  ceux-ci,  dans  leurs  courses  mendiantes, 
ne  manquaient  jamais  d'empiéter  sur  le  domaine  des  premiers. 
Naturellement  iJs  étaient  soutenus  par  les  évêques.  Aussi ,  dans 
certaines  localités  ils  avaient  réussi  à  supplanter  les  papas,  et 
même  dans  quelques  unes  ils  avaient  été  jusqu'à  les  faire  chas- 
ser par  des  soldats  turcs. 

»  Le  clergé  séculier  était  loin  cependant  de  mériter,  en  gé- 
néral ,  les  éloges  que  nous  venons  de  lui  donner  ;  la  conduite 
de  ses  membres  n'était  irréprochable  et  pleine  de  gravité  que 
dans  les  cantons  reculés  et  livrés  à  l'agriculture.  Mais  dans  les 
villes  et  sur  les  côtes,  ils  étaient  plongés  dans  le  même  degré 
de  corruption  que  les  moines  :  là ,  les  uns  comme  les  autres , 
étaient  les  protecteurs  du  vice  et  les  soutiens  de  la  superstition. 

»  Le  lecteur ,  d'après  ce  rapide  aperçu  ,  se  formera  facile- 


(  t5i  ) 

ment  une  idée  des  effets  politiques  et  moraux  du  clergé  sur  le 
caractère  des  Grecs  modernes.  On  aurait  pu  espérer  de  voir  le 
sacerdoce  exercer ,  par  son  influence  et  son  pouvoir  civil ,  des 
effets  avantageux  sur  un  peuple  aussi  à  plaindre  ;  mais  les  Turcs 
qui  savaient  à  quoi  s'en  tenir ,  manquaient  rarement  de  tra- 
verser les  efforts  et  l'intervention  des  prélats.  Le  patriarche 
n'était  entre  les  mains  du  divan  qu'une  sorte  de  mannequin 
paré  dont  il  amusait  la  vanité  de  la  nation  ;  et  les  évêques , 
dans  leurs  juridictions  respectives  ,  loin  de  s'interposer  entre 
les  oppresseurs  et  leurs  victimes  ,  n'étaient  souvent  que  les 
agens  corrompus  de  la  tyrannie.  Eux  seuls  composaient  toute 
l'aristocratie  du  pays ,  à  moins  qu'on  en  excepte  les  ordres  ano- 
blis des  phanariotes  dans  la  capitale.  Aussi  l'influence  de  leur 
exemple  partant  de  si  haut  ne  manquait  pas  de  faire  une  pro- 
fonde impression  sur  le  peuple.  Quel  que  fut  le  caractère  du 
prélat,  son  caractère  sacré  l'entourait  de  la  plus  grande  véné- 
ration. La  masse  du  peuple  grec,  endoctrinée  par  les  traditions 
et  les  impostures  des  caloyers ,  était  la  dupe  de  ces  derniers , 
et  se  montrait  superstitieuse  au  plus  haut  degré.  C'est  même 
une  particularité  frappante ,  que  ce  caractère  de  fanatisme  re- 
ligieux si  commun  parmi  les  communions  réformées  de  l'O- 
rient, soit  presque  inconnu  parmi  celles  de  la  partie  occidentale 
de  l'Europe. 

»  Quant  à  la  condition  morale  des  chrétiens  de  la  Valachie, 
elle  est  telle  que  leur  dégradation  politique  nous  conduirait  à 
le  supposer.  Dans  leur  capitale,  la  corruption  des  mœurs  est, 
dit-on,  universelle;  et  l'insignifiance  ou  plutôt  l'absence  d'une 
classe  moyenne  rend  la  chose  très-croyable.  Si ,  d'un  autre  côté, 
comme  on  nous  l'assure ,  de  grands  criminels  se  rencontrent 
rarement  parmi  eux ,  cela  est  dû ,  selon  toute  apparence ,  au 
défaut  d'énergie  produit  par  l'habitude  d'un  esclavage  qui  dé- 
truit jusqu'au  courage  nécessaire  pour  commettre  le  crime. 
Mais  comme  il  serait  absurde  d'attribuer  entièrement  l'abru- 
tissement moral  de  ce  peuple  aux  vices  de  son  système  reli- 
gieux ,  il  serait  également  erroné  de  nier  l'union  de  ces  vices 
avec  cet  abrutissement.  Quelque  pure  qu'ait  pu  être  sa  croyance 
à  l'origine  ,  il  était  impossible  qu'il  endurât  si  longtemps  le  des- 
potisme qui  l'accable ,  sans  que  son  caractère  ne  se  détériorât 
beaucoup,  et  sans  que  ce  caractère,  par  une  réaction  inévita- 
ble, ne  fît  rejaillir  ses  souillures  sur  la  religion.  Cet  effet  pou- 
vait se  manifester  sans  toucher  peut-être  à  l'orthodoxie  de  la 
Coi  et  à  sa  partie  spéculative  (car  ces  choses,  malgré  leur  im- 
portance intrinsèque,  ne  sont  que  faiblement  et  indirectement 
influencées  par  la  condition  morale  de  ceux  qui  les  professent  | , 


(    i52   ) 

mais,  d'un  autre  côté,  une  religion  qui  avait  ainsi  souffert  les 
atteintes  de  la  dégradation  du  peuple  ne  pouvait  manquer  d'ou- 
vrir de  nouvelles  voies  de  corruption ,  et  de  verser  un  nouveau 
poison  dans  les  blessures  qui  originairement  lui  avaient  inoculé 
le  mal  à  elle-même.  Ainsi  donc,  puisqu'à  mesure  que  nous 
sommes  descendus,  jusqu'au  dernier  degré  de  la  dégradation 
présente ,  nous  avons  vu  la  morale  et  la  religion  exercer  l'une 
sur  l'autre  une  funeste  influence  ,  nous  sommes  autorisés  à 
penser  qu'une  amélioration  durable  dans  la  première ,  ne  peut 
avoir  lieu  sans  être  précédée  ou  suivie  d'une  réforme  pratique 
dans  la  seconde. 

»  Au  reste ,  une  religion  qui  substitue  les  cérémonies  exté- 
rieures aux  dispositions  du  cœur ,  et  soumet  la  rémission  des 
pécliés  à  un  tarif  d'argent  a  la  place  des  prières ,  ne  pouvait 
manquer  de  produire  chez  les  Grecs  les  plus  pernicieux  effets. 
Dans  les  classes  inférieures,  si  l'on  en  excepte  les  agriculteurs 
qui  possèdent  du  moins  des  vertus  passives,  le  vice  se  modifie 
continuellement  par  des  particularités  de  caractère  ou  des  ac- 
cidens  de  situation  ;  mais  dans  les  classes  plus  élevées  parmi 
les  habitans  des  grandes  villes,  les  marins  et  les  commerçans, 
l'on  peut  faire  à  chaque  instant  l'application  des  reproches  jour- 
nellement adressés  au  caractère  national.  Cest  à  ces  derniers 
surtout  que  l'on  doit  attribuer  les  crimes  prémédités  qui  ont 
souillé  la  révolution  grecque.  Jamais  les  excès  de  la  piraterie 
n'auraient  étendu  leurs  ravages  avec  autant  d'audace,  sans  la 
connaissance  et  l'appui  de  plusieurs  des  hommes  qui  étaient  à 
la  tête  de  la  république.  Aussi  n  est-ce  point  un  secret  dans  le 
Levant  que  beaucoup  d'entre  eux  ont  continué  à  profiter  de  la 
licence  qui  semblait  pour  un  temps  permise  à  chacun,  et  que, 
pour  eux ,  les  dépouilles  de  leurs  protecteurs  et  de  leurs  alliés 
sont  encore  un  sujet  de  joie.  La  vérité  de  cette  accusation  est 
suffisamment  prouvée  par  la  facilité  avec  laquelle  la  piraterie 
a  été  supprimée  par  les  Grecs  eux-mêmes,  dès  que  l'intérêt  de 
leur  gouvernement  leur  eu  a  fait  une  loi.  » 

(  Le  Correspondant,  n°  35,  tome  II.  ) 


(  i53  ) 


Ï.AVATER    JESUITE. 

Un  de  nos  correspondans  nous  adresse  un  hymne  du  célèbre 
Lavater  ,  auteur  des  Essais  Physiognomoniques  ,  et  premier 
pasteur  du  temple  protestant  de  Saint-Pierre  à  Zurich.  Cet 
hymne  nous  a  paru  curieux,  et,  ce  qui  ne  lest  guère  moins, 
c  est  cpie  nous  en  devons  la  connaissance  au  comte  de  Mirabeau 
(l'orateur  de  rassemblée  constituante).  La  traduction  suivante 
est  de  lui;  nous  la  transcrivons  fidèlement,  imprimant  en  ita- 
liques les  phrases  qu'il  a  lui-même  marque'es  de  ce  genre  de 
caractères.  La  pièce  originale  porte  pour  titre  :  Empjindungen 
eines  Protestantcn  in  einer  Katholischen  Kirche.  Mirabeau  en  a 
donne'  le  texte,  en  regard  de  sa  traduction ,  dans  son  pamphlet 
sur  la  réforme  politique  des  juifs,  Londres  1787.  Ecoutons 
maintenant  le  pasteur  de  Zurich  ;  et  peut-être  ne  s'étonnera-t- 
on  plus  qu'il  ait  e'te'  traite'  de  Jésuite  au-delà  du  Rhin.  Calvin, 
certes  ,  l'aurait  fait  brûler. 

Sentimens  d'un  prolestant  dans  une  Eglise  catholique. 

Celui-là  ne  te  connaît  pas,  ô  Je'sus -Christ  !  qui  déshonore 
même  ton  ombre  !  J'honore  toute  chose  où  je  trouve  l'inten- 
tion de  t'honorer.  Fussent  des  fables ,  des  impostures ,  qui  ser- 
vent à  me  vexer  et  à  m  affliger ,  je  les  aimerai  à  cause  de  loi, 
je  les  aimerai  pourvu  que  j'y  trouve  la  moindre  chose  qui  me 
[fasse  souvenir  de  loi! 

Que  vois-je  donc  ici?  qu'entends-je  en  ces  lieux?  rien  sous 
ces  voûtes  majestueuses  et  profondes ,  rien  ne  me  parle-t-il  de 
toi?  cette  croix,  cette  image  dorée  de  mon  Dieu ,  n'est-elle  pas 
faite  pour  t honorer?  l'encensoir  qu'on  agite  autour  du  prêtre, 
le  Gloria  chanté  en  chœurs ,  la  lueur  paisible  de  la  lampe  per- 
pétuelle ,  ces  cierges ,  tout  enfin  se  fait  pour  toi  ! 

Pourquoi  élèvet-on  l'hostie  ,  si  ce  n'est  pour  te  louer ,  ô  Jé- 
sus-Christ, mort  pour  l'amour  de  nous?  c'est  parce  qu'elle 
n'est  plus,  et  que  tu  es  elle  que  l'Eglise  croyante  plie  le  genou. 
C'est  en  ton  honneur,  Jésus-Christ,  de  toi  seul ,  que  cette  troupe 
denfans  instruits  de  bonne  heure  fait  le  signe  de  la  croix ,  que 
leurs  lèvres  et  leurs  langues  chantent  tes  louanges  ,  et  que 
cette  troupe  se  frappe  par  trois  fois  la  poitrine  de  ses  petites 
mains. 

C'est  pour  l'amour  de  toi,  ô  Jésus-Christ,  que  l'on  baise  la 


(   '54  ) 

place  qui  porta  ton  sang  adoré;  pour  toi  l'enfant  tîe  chœur 
sonne  la  cloche  ,  pour  toi  le  sacristain  fait  ce  qu'il  fait.  Les 
richesses  rassemblées  des  pays  lointains ,  la  magnificence  des 
chasubles ,  Voripeau  dont  on  orne  ta  mère  et  les  fausses  perles 
quelle  a  au  cou ,  tout  cela  se  rapporte  à  toi  seul. 

Pourquoi  les  murailles  et  le  maître -autel  de  marbre  sont-ils 
tapissés  de  verdure,  le  jour  du  Saint- Sacrement  p  à  qui  fait-on 
un  chemin  de  fleurs?  pour  qui  ces  bannières  brode'es  en  or? 
quand  les  Ave  Maria  retentissent ,  n'est-ce  pas  pour  toi?  les 
matines ,  les  vêpres ,  primes  et  nones  ne  te  sont-elles  pas  con- 
sacrées ? 

Ces  cloches  dans  mille  clochers ,  achete'es  de  l'or  de  villes 
entières ,  ces  cloches  baptisées  solennellement  ajin  d'écarter  le 
tonnerre  ,  ne  portent-elles  pas  ton  image  fondue  dans  le  même 
moule  p  n'est-ce  pas  pour  toi  que  retentit  le  son  religieux  des 
cloches  qui  nous  appellent  ou  au  travail ,  ou  à  la  prière. 

Cest  sous  ta  protection  ,  ô  Jésus-Christ  !  que  se  met  tout 
homme  qui  aime  la  solitude ,  celui  qui  croit  en  toi ,  et  qui 
aime  la  chasteté  et  la  pauvreté.  Sans  toi  les  ordres  de  saint 
JSenoît  et  de  saint  Bernard  n'auraient  point  été  fondés  !  de  toi 
la  clôture  et  le  cloître ,  la  tonsure ,  le  bréviaire  et  le  chapelet 
rendent  témoignage ,  et  pour  qui ,  pour  qui ,  est  le  silence  du 
docteur ,  si  ce  nest  pour  ta  gloire  P 

O  volupté ,  Jésus-Christ  !  pour  ton  disciple ,  même  là  où  la 
simplicité  manque  et  fuit,  de  voir  les  marques  de  ton  doigt, 
là  où  l'œil  du  monde  ne  les  voit  pas  P  6  joie  ineffable  des  âmes 
qui  te  sont  dévouées  de  voir  dans  toutes  les  grottes  sur  chaque 
rocher ,  à  chaque  crucifix  planté  sur  les  collines  et  sur  les 
grands  chemins ,  de  voir  ton  sceau  (  quelque  usé  que  soit  le 
sceau)  et  celui  de  ton  amour. 

Qui  ne  se  réjouira  pas  des  honneurs  dont  tu  es  le  but  et 
l'âme  ?  qui  ne  versera  pas  des  larmes  en  entendant  dire  :  «  sois 
loué  Jésus-Christ!  »  ô  l'hypocrite ,  qui  connaît  le  nom  de  Jésus- 
Christ  et  ne  répond  pas  avec  joie  :  amen  ;  qui ,  la  charité  frater- 
nelle dans  les  yeux  ,  ne  dit  pas  avec  un  ravissement  intérieur  ; 
Jésus  soit  béni  dans  l'éternité  !  dans  l'éternité  ! 

(  Le  Correspondant ,  n°  35 ,  tome  IL.  ) 


(   '55  ) 

rs    Z.A   PHILOSOPHIE 

A  la  fin  du   XVIll*  siècle   et  au   commencement  du  XIXe. 

DEUXIÈME    ARTICLE   (1). 

Considérations  générales  sur  le  XVI110  siècle. 

Une  e'poqne  ne  s'explique  et  ne  se  connaît  jamais  entière- 
ment par  elle-même  :  pour  la  bien  comprendre,  on  est  tou- 
jours oblige'  d interroger  celle  qui  a  pre'ce'de'.  Nous  voulons 
e'tudier  la  philosophie  au  XIX  siècle  :  pour  le  faire  arec  quel- 
que fruit,  nous  sommes  obliges  de  remonter  au  .XVIIIe  ,  et  de 
nous  y  arrêter  quelque  temps. 

Il  est  pe'nible,  au  reste,  d'avoir  à  parler  du  XVIII'  siècle; 
il  s'y  rattacbe  en  effet  tant  d'inte'rêts  contraires  ,  encore  en 
pre'sence  aujourd'bui  :  ce  siècle  peut  être  conside're  sous  tant 
de  points  de  vue  divers  qui  font  concevoir  d'un  côte'  le  culte 
que  lui  ont  voue'  ses  admirateurs  ,  comme  aussi  de  l'autre ,  les 
exagc'rations  des  regrets ,  et  de  la  douleur  :  ce  sujet  enfin  , 
pour  parler  le  langage  de  Montaigne,  est  si  ondoyant  et  si  di- 
vers, que  le  juge  calme  et  impartial,  de'gagé  de  toute  passion 
et  de  tout  inte'rét  sachant  reconnaître  le  bien  tout  en  signalant 
le  mal ,  se  trouve  dans  une  position  doublement  fausse.  Le 
moindre  essai  d  apologie,  paraissant  aux  uns,  de  notre  part, 
une  de'fection  et  une  apostasie ,  languira  d'un  autre  côte'  devant 
l'enthousiasme  des  partisans  de  cette  e'poque  ;  et ,  si  nous  blâ- 
mons,  si  nous  flétrissons  quelque  chose,  ce  blâme,  en  scanda- 
lisant les  ide'es  nouvelles ,  ne  satisfera  certainement  pas  aux 
ressentimens  implacables  des  vaincus. 

Après  tout ,  a  quoi  bon  ces  regrets  obstine's  du  passe' ,  qui , 
sans  rappeler  des  temps  qui  ne  sont  plus,  nous  isolent  dans  le 
pre'sent,  et  peuvent  compromettre  l'avenir? 

Oui,  sans  doute,  le  XVIII  siècle  est  bien  coupable;  mais 
c'est  par  cette  raison  même  qu'il  devient  inutile  de  charger  sa 
mémoire  des  crimes  imaginaires.  Bornons-nous  à  le  compren- 
dre ,  et  n'oublions  pas  que ,  si  le  délit  semble  avoir  de'passe'  les 
limites  du  mal,  la  justice  a  aussi  de'passe'  les  limites  connues 
du  châtiment. 

(r)  Voir  ci-dessus,  p.   i4a. 


(  i56  ) 

Un  des  plus  vifs  griefs  allégués  contre  la  philosophie  du 
XVIIIe  siècle  n'est  pas  seulement  d'avoir  enfante'  par  ses  doc- 
trines toutes  les  horreurs  de  notre  révolution  ,  c'est  de  les  avoir 
froidement  calcule'es ,  de  les  avoir  voulues  de  gaîte'  de  cœur. 

Franchement,  de  telles  intentions  suppose'es  à  la  philosophie 
du  XVIIIe  siècle  nous  semblent  peu  fondées  en  raison;  nous 
dirons  même  quelles  sont  au-dessus  de  la  perversité  humaine, 
et  que  c'est  véritablement  faire  aux  philosophes  de  cette  épo- 
que les  honneurs  d'un  stoïcisme  dans  le  crime ,  qui  dgpasse  de 
beaucoup  les  proportions  de  notre  nature. 

Qu'on  nous  montre ,  ce  qui  est  exact ,  la  même  liaison  entre 
la  philosophie  du  XVIII  siècle  et  la  révolution  française, 
qu'entre  la  cause  et  l'etfet;  qu'on  nous  représente  Robespierre 
et  Marat  comme  chargés  de  tirer  les  dernières  conséquences 
du  Contrat  social  :  oui ,  sans  doute  ;  mais  de  ce  que  ces  désas- 
tres ont  été  la  conséquence  nécessaire  de  la  philosophie  du 
siècle  précédent,  s'ensuit  il  que  cette  philosophie  ait  voulu, 
qu'elle  ait  seulement  prévu  ces  désastres? 

L'auteur  de  la  Littérature  au  XVIIIe  siècle  a  dit ,  en  parlant 
de  Voltaire  :  «  Lui-même ,  dans  un  de  ses  romans ,  nous  a 
»  donné  une  juste  idée  de  sa  philosophie  ;  Babouc ,  chargé 
j)  d'examiner  les  mœurs  et  les  institutions  de  Persépolis ,  se 
»  moque  de  tous  les  ridicules ,  attaque  tout  avec  une  liberté 
»  frondeuse;  mais,  lorsqu'ensuite  il  songe  que  de  son  juge- 
»  ment  définitif  peut  résulter  la  ruine  de  Persépolis,  il  trouve 
»  à  tout  des  avantages  qu'il  n'avait  pas  aperçus  :  Tel  fut  Vol- 
»   taire  (i).  » 

Tel  eût  été  aussi  le  XVIIIe  siècle  s'il  eût  pu  prévoir  les  con- 
séquences de  ses  doctrines  ;  mais  ,  destiné  à  être  instrument  de 
la  peine  et  victime  tout  à  la  fois,  il  ne  devait  rien  prévoir, 
car  il  aurait  reculé  :  or,  il  fallait  que  l'esprit  humain  pour- 
suivit sa  marche,  que  la  justice  eût  son  cours  :  il  fallait  que 
tout  fût  consommé. 

On  sourit  en  voyant  Montesquieu  ,  cette  âme  profondément 
douce  et  pure ,  toutefois  pleine  de  poésie  et  d'exaltation  ,  toute 
judicieuse  quelle  était,  s'échauiïant,  dans  le  calme  du  cabi- 
net, sur  le  caractère  de  Sylla,  mettre  dans  la  bouche  de  son 
héros  ces  solennelles  et  terribles  paroles   : 

«  Les  dieux,  qui  ont  donné  à  la  plupart  des  hommes  une 
»  lâche  ambition ,  ont  attaché  à  la  liberté  presque  autant  de 
»  malheurs  qu'à  la  servitude  :  mais  quelque  doive  être  le  prix 
»   de  cette  noble  liberté,  il  faut  bien  le  payer  aux  dieux.  » 

(i)  De  la  Littérature  française  au  XFIlIe  siècle,  p.   j5. 


(  i57  ) 

«  La  mer  englontit  des  vaisseaux  ;  elle  submerge  des  pays 
»   entiers  ;  elle  est  pourtant  utile  aux  humains. 

»  La  postérité  jugera  ce  que  Rome  n'a  pas  encore  osé  exa- 
»  miner  :  elle  trouvera  peut  être  que  je  n'ai  pas  versé  assez 
»  de  sang  ;  et  que  tous  les  partisans  de  Mari  us  n'ont  pas  été 
»    proscrits.  » 

On  admire  ce  caractère  idéal  de  force  et  de  grandeur ,  et  ce 
sublime  de  férocité,  comme  on  admire  les  héros  de  Corneille. 
Mais,  a  coup  sûr,  aucun  philosophe  du  dix-huitième  siècle 
n'a  pu  dire,  pour  le  triomphe  des  idées  nouvelles  et  de  la  li- 
berté civile  et  religieuse,  il  faut  que  cent  mille  têtes  tombent 
sous  la  hache  des  bourreaux;  il  faut  que,  pendant  dix  années, 
la  France  soit  baignée  dans  son  sang  -,  il  faut  qu'elle  aille  ré- 
pandre dans  les  camps  et  dans  les  horreurs  des  guerres  civiles 
celui  qu'elle  n'aura  pas  versé  sur  les  échafauds  ,  il  faut  qu'épuisée 
de  sang  et  de  larmes ,  elle  expie  par  dix  années  du  plus  rude 
esclavage,  les  désordres  de  dix  années  d'anarchie....,  et  sur-tout 
aucun  des  instrumens  actifs  de  la  révolution  ,  aucun  des  élo- 
quens  orateurs ,  des  savans  illustres  qu'elle  a  moissonnés  sans 
pitié  ,  n'a  jamais  pu  dire  :  Il  faut  que  je  fasse  nombre  parmi 
les  victimes. 

N'oublions  pas  qu'au  milieu  même  de  notre  révolution,  lors- 
que la  destruction  était  la  plus  active ,  lorsque  tout  s'écroulait  de 
toute  part,  le  trône,  les  autels,  les  institutions,  les  lois,  on 
n'a  jamais  eu  l'intention  de  détruire  ;  on  voulait  toujours  re- 
construire ,  toujours  sauver,  toujours  diriger.  En  preuve  de  ce 
que  nous  avançons  ,  il  suffit  de  se  rappeler  les  noms  de  Consti- 
tuante ,  de  Comité  de  salut  public ,  de  Directoire  :  éternelle  et 
sanglante  épigramme  que  ces  trop  fameuses  assemblées  ont  el- 
les-mêmes attachée  à  leur  souvenir? 

La  seconde  accusation  contre  la  philosophie  du  dix-huitième 
siècle  consiste  à  lui  imputer  à  elle  seule  ses  doctrines,  en  l'i- 
solant du  passé;  et  pour  rendre  l'accusation  spécieuse,  voici  a 
quelle  ruse  d'exposition  on  a  recours. 

Il  est  bien  évident,  nous  dit-on,  que  c'est  du  dix-huitième 
siècle  et  de  ses  faux  docteurs  que  nous  vient  tout  le  mal  :  re- 
montez en  effet  au  dix-septième  siècle  :  quel  spectacle  noble 
et  imposant!.,  l'alliance  de  toutes  les  gloires  sous  l'influence 
tutélaire  du  trône  et  de  la  religion  !  et  aussitôt  nouvelles  ini- 
pi'écations  contre  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle  :  le 
souvenir  de  tout  le  mal  dont  on  la  suppose  l'auteur  ,  s'aggra- 
vant  encore  des  regrets  de  tout  le  bien  qu'elle  a  détruit. 

J'en   conviens  ,  le  siècle  de  Louis  XIV  précédant  le  dix- 

II.  21 


(   i58  ) 

huitième  siècle ,  s'oflrant  à  nous  avec  sa  philosophie  nohle  et 
recueillie ,  faisant  entendre  cet  imposant  concert  d  hommages 
rendus  par  le  ge'nie  à  la  majesté'  du  prince  comme  à  la  sain- 
teté' de  la  religion ,  ce  siècle  ,  dis-je  ,  a  dû  être  naturellement 
la  source  de  beaucoup  de  raisonnemens  injustes  et  passionne's 
sur  celui  cpii  l'a  suivi,  parce  qu'il  limite  en  apparence,  et 
semble  rendre  superflue  toute  recherche  ultérieure  sur  les  cau- 
ses de  cette  grande  catastrophe  qui  vient  d  ébranler  notre  so- 
cie'te'  jusque  dans  ses  derniers  fondemens. 

Toutefois  il  est  incontestable  que  le  seizième  siècle  a  pre'ce'de' 
le  dix-septième  ;  or  le  seizième  siècle  a  e'te'  en  Europe  le  siècle 
libre-penseur  par  excellence.  En  faisant  la  revue  de  ses  e'eri- 
vains ,  on  est  e'tonne'  de  l'audace  et  de  la  te'me'rite'  de  la  pense'e 
qui  se  manifeste  de'jà,  ou  sous  la  forme  du  doute,  ou  sous  le 
voile  de  l'allégorie.  Où  trouver  un  censeur  plus  malin  et  plus 
caustique  de  tous  les  pre'juge's,  un  plus  impassible  douteur  que 
Montaigne  :  si  ce  n'est  ce  Bayle  qui,  sous  le  règne  de  Louis  XIV  , 
alla  parmi  les  re'fugie's  protestans  continuer ,  dans  le  silence , 
l'œuvre  du  seizième  siècle  pour  les  philosophes  du  dix-huitiè- 
me ?  Où  l'esprit  novateur  en  e'ducation ,  en  inorale,  en  politi- 
que ,  en  législation  ,  se  montre  t-il  avec  plus  d'incontinence  que 
sous  les  bouffonneries  pleines  de  sens  de  Rabelais,  et  les  gro- 
tesques figures  de  son  livre  ? 

Nous  voyons  donc  de'jà  le  XVIIIe  siècle  dans  le  XVIe,  vague 
et  inde'cis  il  est  vrai ,  mais  cependant  impossible  a  méconnaî- 
tre. Il  n'en  diffère  qu'en  ce  point,  qu'au  XVIe  siècle  la  litté- 
rature n'est  pas  encore  une  puissance  dans  l'état,  qu'elle  n'est 
qu'un  art  et  un  amusement  pour  les  oisifs ,  duquel  l'autorité' 
ne  soupçonne  pas  encore  tout  le  sérieux;  que  la  littérature , 
d'ailleurs,  enhardie  sur  tout  autre  point,  n'a  pu  dépouiller 
encore  le  respect  d'babitude  pour  l'autorité'  :  ainsi  dans  l'ordre 
politique,  même  au  commencement  du  XVIIe  siècle,  les  dés- 
ordres et  l'insubordination  turbulente  de  la  Fronde  venaient 
encore  expirer  aux  pieds  du  trône, 

Arrive's  à  ce  point ,  la  question  s'e'claircit  singulièrement  :  les 
rapports  du  XVIIIe  siècle  et  du  XVIe  sont  reconnus  :  la  révolu- 
tion politique  de  ces  derniers  temps  n'est  plus  évidemment  que 
le  contrecoup  de  la  révolution  religieuse  qui  la  précédée  :  le 
XVII  siècle  n'est  plus  à  nos  yeux  qu'un  point  d'arrêt  où  l'es- 
prit humain  déjà  plein  d'une  force  turbulente,  niais  obligé  de 
se  reposer  des  agitations  du  siècle  pre'ce'dent ,  frappe'  peut-être 
aussi  d'un  saisissement  involontaire  à  l'aspect  d'un  Souverain 
cligne  de  ce  nom  ,  s'incline  avec  respect  devant  le  génie  de 
and  ,  .seir.hlr*  un  instant  revenir  sur  lui-même ,  ou  se 


(  i59  ) 

méprendre  sur  la  route  qu'il  e'tait  déjà  condamne  à  suivre  dans 
les  vues  de  la  Providence  :  heureuse  erreur  à  laquelle  nous 
devons  le  plus  beau  siècle  de  notre  histoire! 

Continuerons-nous  maintenant  de  remonter  indéfiniment  des 
effets  aux  causes?  de  nous  demander  quelles  ont  e'te'  les  causes 
premières  de  la  re'forme ,  et  de  cette  re'volution  à  la  fois  reli- 
gieuse et  politique  qui,  dans  l'espace  de  trois  siècles,  a  e'branlé 

toute  l'Europe? nous  n'avons  ici  ni  le  temps  ni  le  courage 

d'exhumer  les  torts  de  la  royauté'  ou  du  sacerdoce,  s'ils  ont  pu 
faillir  quelquefois.  Assez  d'autres  d'ailleurs  nous  ont  dispensé 
de  ce  soin  par  la  fide'lite'  malveillante  avec  laquelle  ils  s'en 
sont  acquitte's  :  de'tournant  donc  les  yeux  de  la  scène  de  l'his- 
toire ,  nous  aimons  mieux  en  finissant  établir  quelques  prin- 
cipes d'une  facile  application. 

Or,  je  le  demande,  que  pourrions-nous  re'pondre  à  quelqu'un 
de  nos  modernes  doctrinaires,  qui  las  de  nos  continuelles  ac- 
cusations contre  cette  re'volution  dont  nous  nous  plaignons  d'a- 
voir e'te'  les  victimes,  de'daignant  d'entrer  dans  une  discussion 
injurieuse  des  faits,  se  contenterait  de  nous  adresser  cette  courte 
et  sententieuse  harangue  : 

«  Selon  la  loi  invariable  de  la  Providence  dans  le  gouver- 
>>  nemeut  de  ce  monde,  de  même  que  tout  délit  entraîne  après 
»  lui  son  châtiment,  tout  châtiment  suppose  nécessairement 
»    un  délit. 

»  Il  y  a  plus ,  tout  oubli  des  principes ,  toute  divagation  de 
»  l'esprit  humain  n'existe  qu'à  la  condition  d'une  corruption 
»  antérieure  dans  le  pouvoir,  d'une  déviation  des  anciennes 
»  voies  :  soit  que  le  pouvoir  ait  été  frappé  d'impéritie  ,  soit 
»  qu'il  ait  cherché  à  mettre  opposition  au  développement  né- 
»  cessaire  de  la  raison  humaine,  la  comprimant  au  lieu  de  la 
»   diriger. 

»  Or,  ces  grandes  crises  dites  révolutions,  dans  lesquelles 
»  on  voit  succéder  aux  abus  du  pouvoir,  l'anarchie  qui  em- 
»  porte  ou  guérit,  ne  sont  autre  chose  que  le  développement 
»  régulier  d'un  châtiment  toujours  imputable  dans  sa  cause 
»   première  au  pouvoir  qui  en  est  aussi  la  première  victime. 

>.  Aussi  est-il  plus  sage  de  profiter  du  passé  que  de  le  mau- 
>.  dire  :  ce  sont  de  ces  cruelles  épreuves  endurées  pendant  la 
»  tourmente  de  l'anarchie  que  se  compose  l'expérience  et  la 
»   vertu  des  nations. 

y>  Ajoutons  que  s'irriter  contre  le  passé ,  c'est  s'irriter  contre 
»  le  châtiment  :  c'est  s'irriter  contre  la  main  qui  châtie  ;  c'est 
»  méconnaître  sa  faute  :  c'est  méconnaître  la  justice  divine  : 
»  c'est  la  provoquer  de  nouveau.  » 


(  i6o  ) 

Ces  vérités  sont  se'vères  sans  doute  :  toutefois  souhaitons  au 
pouvoir  le  courage  de  les  entendre ,  aux  amis  du  pouvoir  le 
courage  de  les  proclamer. 

Il  y  a  peu  de  me'rite  dans  l'accomplissement  d'un  tel  devoir, 
lorsqu'au  pouvoir  qui  pre'cipitait  la  chose  puhlique ,  a  succe'dé 
enfin  comme  de  nos  jours  un  pouvoir  réparateur.  En  effet,  en 
condamnant  le  passé,  c'est  faire  un  éloge  indirect  du  présent...., 
mais  c'est  lorsque  le  pouvoir  s'oublie  et  se  méconnaît  lui-même 
qu'il  faudrait  faire  retentir  à  ses  oreilles  les  rudes  enseigne- 
mens  de  l'histoire  :  c'est  alors  qu'il  faudrait  lui  rappeler,  que 
c'est  lui  qui  produit  les  mérites  et  les  démérites  des  peuples 
confiés  à  sa  garde  :  responsabilité  solennelle  et  terrible  qui 
fait  tout  à  la  fois  la  grandeur  et  les  périls  de  la  souveraineté 
sur  la  terre. 

Au  reste  ,  si  nous  sommes  obligés  de  reconnaître  que  le 
XVIIIe  siècle  a  été  le  fléau  dont  Dieu  s'est  servi  pour  nous 
châtier,  à  ce  titre  ,  je  crois  ,  on  ne  saurait  nous  forcer  d'aimer 
et  de  bénir  sa  mémoire. 

J'ai  cru,  en  outre,  devoir  établir,  au  commencement  de  cet 
article ,  que  les  doctrines  développées  par  le  XVIII  siècle  ne 
lui  sont  pas  imputables  à  lui  seul  :  toutefois,  son  crime,  pour 
avoir  eu  quelque  chose  d' 'originel ,  n'en  est  pas  moins  un  crime; 
et,  en  le  définissant  pour  ce  qu'il  est,  je  ne  prétends  diminuer 
en  rien  l'horreur  qu  il  doit  inspirer  :  on  pourra  s'en  convain- 
cre dans  notre  prochain  article,  on,  tâchant  de  donner  une 
idée  générale  de  l'esprit  philosophique  de  cette  époque ,  nous 
n'omettrons,  à  coup  sûr,  aucun  des  chefs  particuliers  d'accu- 
sation qui  pèsent  sur  sa  mémoire.  H.  G. 

(  Le  Correspondant ,  n°  37  ,  tome  II.  ) 


IDÉE    3>ES   MŒURS 

De  la  Corse ,  et  de  V influence  que  la  Religion  y  exerce. 

Nous  empruntons  à  la  Revue  de  Paris  un  récit  qui  donnera  à 
nos  lecteurs  une  idée  des  mœurs  de  la  Corse  et  de  l'influence  que 
la  religion  et  le  clergé  exercent  encore  sur  l'âme  fière  et  vindica- 
tive de  ses  habitans.  Quoique  l'historien  (  si  c'est  une  histoire  ) 
n'ait  pas  compris  toute  la  sublimité  de  la  scène  qu'il  raconte,  et 
en  ait  affaibli  l'effet  par  des  plaisanteries  qui  ne  sont  pas  de  très- 
bon  goût ,  il  a  su  cependant  lui  donner  un  grand  effet  dramatique. 


(  i6i   ) 


«  Il  pouvait  être  Luit  heures  du  matin  quand  nous  entrâmes  dans 
les  bureaux  de  la  préfecture  à  Ajaccio.  Une  réunion  assez  nom- 
breuse y  était  déjà  assemblée  :  nous  en  jugeâmes  ainsi  par  le  nom- 
bre d'escopettes  qui  garnissaient  l'antichambre ,  et  qu'une  consigne 
sévère  avait  chassées  du  salon.  Jen  comptai  bien  une  vingtaine  , 
dont  la  plus  pacifique  avait  au  moins  expédié  son  gendarme.  Nous 
entrâmes  enfin  pour  nous  trouver  en  face  d'une  vingtaine  de  pay- 
sans corses  à  bonnets  pointus ,  la  giberne  à  la  ceinture  ,  le  pistolet 
sur  la  cuisse  gauche,  et  le  poignard  dans  la  poche  du  gilet.  Em- 
barrassé de  deviner  sur  ces  figures  de  Corses ,  qui  ne  vous  livrent 
rien,  l'affaire  qui  les  amenait,  j'examinai  leur  contenance.  Ils  étaient 
séparés  en  deux  groupes  qui ,  tout  en  échangeant  ensemble  quel- 
ques paroles  un  peu  vives  ,  semblaient  mettre  un  grand  soin  à  ne 
pas  se  mêler.  Le  personnage  principal  d'un  de  ces  groupes  me 
frappa  :  c'était  une  de  ces  figures  comme  on  n'en  voit  plus  qu'à 
la  montagne ,  un  de  ces  Corses  des  vieux  temps  ,  rude  comme  son 
sayon  de  peau  de  chèvre  ,  et  presque  tanné  comme  elle  par  la  pluie 
et  le  soleil  ;  Corse  du  reste  envers  et  contre  tout ,  et  continuant 
aux  Français  la  haine  que  ses  ancêtres  avaient  voué  aux  Génois. 
Il  portait  une  longue  barbe  rude  et  noire  ,  qui  formait  un  contraste 
frappant  avec  quelques  mèches  de  cheveux  gris  aplatis  par  la  bor- 
reta  pintuta.  Sa  figure ,  sombre  et  dure ,  où  la  chair  semblait 
être  fondue  pour  ne  laisser  voir  qu'un  amalgame  durci  d'os  et  de 
nerfs  tendus  jusqu'à  se  rompre  ,  n'exprimait  qu'une  sorte  de  rési- 
gnation soupçonneuse.  De  temps  en  temps ,  quand  son  œil  s'arrê- 
tait sur  l'autre  groupe  ,  un  éclair  sortait  encore  de  cet  œil  éteint , 
et  sa  main  droite ,  avec  un  mouvement  convulsif ,  semblait  cher- 
cher quelque  chose  dans  son  sein  ;  mais  ce  mouvement  presque  ma- 
chinal était  sans  doute  un  reste  d'ancienne  habitude ,  et  personne 
ne  semblait  y  faire  attention  que  moi. 

»  Entre  les  deux  groupes  un  autre  personnage  me  frappa  bien- 
tôt :  c'était  un  prêtre  italien ,  missionnaire  ambulant  ,  dont  les 
tournées  apostoliques  n'avaient  pu  altérer  le  séraphique  embonpoint. 
Ce  digne  homme ,  dont  chacun  au  reste  reconnaissait  l'utile  in- 
fluence et  la  charité  toute  chrétienne  ,  venait  de  parcourir  l'inté- 
rieur de  l'île.  On  ne  pouvait  compter ,  disait-on ,  le  nombre  des 
familles  qu'il  avait  réconciliées,  de  vendette  qu'il  avait  éteintes, 
de  trêves  qu'il  avait  fait  conclure  ;  jamais  missionnaires  chrétiens  , 
au  milieu  des  sauvages  tribus  de  l'Amérique  ,  n'avaient  opère'  au- 
tant de  merveilles.  Aussi ,  en  contemplant  ce  front  serein  ,  cette 
face  rebondie ,  si  bien  faite  pour  prêcher  la  paix  ,  dont  elle  était 
la  plus  vivante  image,  je  devinai  sur-le-champ  ce  qui  l'avait  amené. 
P'aillcurs  une  sorte  d'autel  improvisé  qu'il  avait  devant  lui ,  coin- 


(   16a  ) 

posé  d'une  table  et  d'un  tapis  vert  surmonté  de  la  Bible,  et  d'un 
crucifix,  aurait  suffi  pour  me  l'expliquer.  Ces  deux  groupes,  c'é- 
taient deux  familles  ennemies  qu'il  allait  rapprocher  comme  deux 
races  féodales  du  moyen  âge,  qu'au  milieu  de  leurs  donjons  cré- 
nelés et  de  leurs  haines  héréditaires  la  voix  d'un  nouveau  saint 
Bernard  invitait  à  la  paix.  Ainsi  tout  s'expliquait ,  et  l'air  de  fa- 
tigue officieuse  du  père ,  et  la  sueur  qu'il  essuyait  de  son  front 
luisant,  et  les  regards  embarrassées  et  déjà  moins  haineux  que  se 
jetaient  les  deux  groupes ,  réunis  pour  la  première  fois  autre  part 
que  sur  un  champ  de  bataille ,  et  l'autel  improvisé  qui  gênait  au 
secours  de  l'éloquence  du  digne  père  et  de  ses  poumons  épuisés. 
Mais  la  préfecture  !  une  salle  des  séances  du  conseil-général  pour 
y  prêcher  trêve  de  Dieu  !  Une  scène  du  moyen-âge  au  dix-neu- 
vième siècle  dans  ce  prosaïque  séjour  de  la  bureaucratie  !  Quel  au- 
tre pays  que  la  Corse  pouvait  offrir  de  pareils  contrastes  ,  et  ce 
mélange  si  piquant  des  vieilles  mœurs  dans  toute  leur  rudesse  , 
s'arrangeant  tant  bien  que  mal  avec  les  formes  processives  de  notre 
législation  moderne  ? 

»  Ces  réflexions  ,  faites  à  la  hâte ,  furent  interrompues  par  le 
prêtre ,  qui  reprit  la  parole.  Autant  que  j'en  pus  juger  par  le  si- 
lence et  l'attention  des  auditeurs ,  le  discours ,  qui  avait  dû  être 
des  plus  pathétiques ,  touchait  à  sa  péroraison ,  morceau  qu'un  ora- 
teur italien  affectionne  toujours  de  prédilection ,  et  qu'il  pare  de 
tous  les  ornemens  que  la  rhétorique  et  une  imagination  malheu- 
reusement féconde  peuvent  lui  fournir. 

«  Mes  frères,  dit  le  prédicateur  en  promenant  sur  eux  un  re- 
»  gard  scrutateur,  il  n'est  aucun  de  vous,  je  pense,  qui  ne  se 
»  vante  au  moins  d'avoir  tué  son  homme ,  n'est-ce  pas  ?  »  Dans 
quelque  sens  que  la  question  fût  posée ,  la  réponse  écrite  dans  tous 
les  yeux ,  quoique  muette ,  fut  unanime.  Tous  les  regards  se  levè- 
rent spontanément  vers  lui  :  j'en  excepte  ceux  d'un  jeune  garçon 
de  quatorze  à  quinze  ans  ;  qui  détourna  les  siens  avec  une  sorte 
de  honte  ;  mais  l'éclair  qui  brilla  dans  les  yeux  du  prédicateur  fit 
bientôt  baisser  tous  les  autres  :  «  Les  entends-tu  ,  mon  Dieu ,  s'é- 
»  crie- 1- il  en  s'adressant  au  crucifix,  comme  s'il  dédaignait  de 
»  parler  plus  long-temps  à  ses  auditeurs;  entends-tu,  mon  Dieu, 
»  toi  qui  es  mort  pour  eux  sur  la  croix ,  toi  qui  leur  donne  tous 
»  les  jours  ton  sang  à  boire  et  ta  chair  à  manger  ;  il  n'y  a  pas 
»  un  d'eux  qui  ne  se  vanterait ,  s'il  l'osait ,  de  t  avoir  fait  mourir 
»  dans  la  personne  d'un  de  ses  frères  ;  pas  un  ,  si  ce  n'est  peut- 
»  être  ,  ce  jeune  garçon  ,  tout  honteux  sans  doute  de  s'entendre 
»  donner  en  face  un  pareil  éloge ,  qui  n'ait  fait  couler  sous  son 
»  stylet  plus  de  sang  qu'il  n'en  est  sorti  de  tes  plaies  sacrées  et 
»  sous  le  fer  de  la  lance  qui  perça  ta  céleste  poitrine.  Les  voyez- 


(  i63  ) 

»  vous ,  dit-il  en  se  retournant  brusquement  vers  ses  auditeurs , 
»  les  voyez-vous ,  ces  plaies  adorables  que  je  baise ,  que  je  baigne 
»  de  mes  larmes  (  et  de  grosses  larmes  tombaient  eu  effet  sur  ses 
»  joues),  êtes -vous  dignes  de  les  baiser,  de  les  adorer  comme 
»  moi,  vous  juifs,  vous  assassins,  vous,  bourreaux  du  Christ , 
»  vous  qui  le  remèneriez  au  Calvaire  ,  la  croix  sur  le  dos ,  s'il  re- 
»  venait  encore  sur  la  terre  ?  »  et  il  jeta  un  coup  d'œil  sur  son 
auditoire  silencieux.  Mais  cette  fois  la  scène  avait  changé  ;  leurs 
regards  s'étaient  baissés  vers  la  terre  ;  des  larmes  roulaient  sincères 
dans  ces  yeux  qui  brillaient  tout  à  l'heure  d'une  haine  farouche  ; 
leurs  poings  contractés  frappaient  contre  leur  poitrine  par  un  mou- 
vement presque  machinal  ;  tout  le  monde  était  ému ,  jusqu'aux 
Français  spectateurs  de  cette  scène  bizarre;  car  toute  émotion  vraie, 
quelque  éloignée  qu'elle  soit  de  nos  habitudes,  est  toujours  conta- 
gieuse. Je  jugeais  le  discours  terminé  ;  mais  un  prédicateur  italien 
qui  connaît  la  cire  molle  qu'il  a  à  manier  ne  tient  pas  ses  audi- 
teurs quittes  pour  si  peu  de  chose.  Je  supprimerai  la  fin  de  ce 
discours ,  à  la  fois  pathétique  et  bizarre ,  composé  de  dialogues 
entre  l'auditoire  ,  le  prédicateur  et  le  crucifix ,  qui  n'y  jouait  pas 
le  rôle  le  moins  saillant  ;  qu'il  suffise  de  savoir  que  dans  ce  cu- 
rieux échantillon  d'une  prédication  populaire  tous  les  genres  se 
trouvaient  réunis  ;  que  les  apostrophes  les  plus  imprévues  ,  quel- 
quefois les  plus  bouffonnes  ,  la  faconde  d'un  rhéteur  de  couvent , 
la  verve  ampoulée  et  imagginoza  d'une  éloquence  méridionale,  s'y 
mêlaient  au  langage  de  l'àme  le  plus  vrai  et  le  plus  senti ,  aux 
saillies  les  plus  touchantes,  parfois  aux  élans  brusques  et  incorrects 
d'une  éloquence  toute  familière.  A  part  le  ridicule  ,  qu'un  Français 
ne  sait  pas  mettre  hors  de  cause  ,  et  l'étrangeté  de  la  première 
impression,  je  déclare  n'avoir  entendu  rien  de  plus  touchant  que 
quelques-unes  des  paroles  que  ce  pauvre  prêtre  prêtait  à  ce  cru- 
cifix qu'il  pressait  dans  ses  bras  comme  l'Enfant-Dieu  dans  sa  crè- 
che ,  ou  qu'il  faisait  tonner  sur  sa  croix  de  bois  ,  comme  au  jour 
du  dernier  jugement;  personne,  pas  même  les  employés,  ne  son- 
geaient plus  à  sourire.  Quant  aux  Corses ,  c'est  sur  leurs  figures 
si  mobiles,  si  expressives,  c'est  dans  leurs  yeux  que  j'aimais  à 
écouter  le  prédicateur  ;  je  suivais  la  trace  de  toutes  ses  paroles 
dans  l'impression  qu'elles  produisaient  ;  je  voyais  se  détendre  peu 
à  peu  ces  muscles  contractés  par  la  haine  ,  s'adoucir  ces  phy- 
sionomies farouches  ,  s'humecter  ces  yeux  enflammés  tout  à  l'heure  ; 
la  main  quittait  machinalement  le  manche  du  stylet  qu'elle  avait 
caressé  ,  et  retombait  indécise  ,  comme  hésitant  à  aller  chercher 
celle  d'un  ennemi ,  l'œil  essayait  uu  regard  de  conciliation  ;  les 
deux  groupes ,  entraînés  par  une  émotion  commune ,  s'étaient  rap- 
prochés peu  à  peu  j  le  prédicateur,  observant  du  coin  de  l'œil  l'effet 


(  m  ) 

de  son  éloquence  ,  saisit  enfin  un  moment  favorable  :  il  étendit 
son  crucifix  entre  les  deux  groupes  comme  une  bannière  sacrée  qui 
les  rapprochait  au  lieu  de  les  désunir  ;  deux  mains  ,  deux  mains 
ennemies  se  rencontrèrent  sur  cet  emblème  de  paix  ,  et  reculèrent 
instinctivement  comme  effrayées  de  se  toucher.  C'étaient  celles  du 
vieillard  dont  nous  avons  parlé ,  et  d'un  jeune  hoaîme  à  l'œil  bril- 
lant ,  au  teint  plus  frais  ,  au  front  plus  ouvert  qu'on  ne  le  ren- 
contre communément  en  Corse  ;  son  regard ,  empreint  d'une  con- 
trition profonde  ,  se  tournait  vers  le  vieillard  avec  une  expression 
suppliante  mêlée  d'une  espèce  de  honte  ;  des  larmes  bridaient  dans 
ses  yeux  ;  et  ses  genoux  ,  inclinés  involontairement  devant  le  vieil- 
lard peut-être  autant  que  devant  le  crucifix  ,  semblaient  implorer 
un  pardon  plutôt  qu'une  réconciliation.  Il  y  avait  du  sang  entre 
ces  deux  mains-là  •  chacun  pouvait  le  deviner  en  voyant  le  vieil- 
lard ,  évidemment  ému ,  se  détourner  du  crucifix ,  sur  lequel  le 
prêtre  retenait  sa  main  ,  et  éviter  le  regard  suppliant  du  jeune 
homme.  Le  prédicateur ,  penché  vers  lui ,  murmurait  à  son  oreille 
quelques  paroles  de  pardon  et  de  paix.  Quelles  qu'elles  fussent, 
elles  étaient  éloquentes ,  elles  étaient  inspirées  ;  on  n'en  pouvait 
douter  en  voyant  sur  le  front  chauve  du  vieillard  le  combat  qui 
se  passait  dans  son  âme  :  il  ne  pleurait  pas  ,  mais  de  grosses  gout- 
tes de  sueur  coulaient  le  long  de  ses  tempes  ;  on  entendait  le  bruit 
de  sa  respiration  entrecoupée  ;  c'était  le  seul  qui  troublât  le  silence 
religieux  qui  régnait  dans  la  salle.  Le  prêtre  lui-même  avait  cessé 
de  prêcher  pour  laisser  entendre  une  voix  plus  éloquente  que  la 
sienne  ,  celle  de  la  nature ,  qui  parlait  au  cœur  du  vieillard  : 
«  Gnecco ,  dit-il  enfin  au  jeune  homme  avec  un  violent  effort, 
Gnecco  ,  la  balle  qui  est  partie  du  buisson  où  tu  étais  caché  m'a 
tué  un  fils  ,  un  fils  l'héritier  de  mon  nom  ,  le  plus  brave ,  le  plus 
hardi  qui  ait  jamais  poursuivi  gendarme  dans  la  plaine  ou  muffolo 

sur  la  montagne non  ,  ne  me  dis  rien,  tu  n'étais  pas  seul  dans 

le  buisson  :  je  ne  veux  rien  savoir ,  j'aime  mieux  croire  que  ce 
n'était  pas  toi  :  tu  aimes  ma  fille  ,  n'est-ce  pas  ?  car  l'amour  n'a 
rien  à  faire  avec  les  vendelte  ;  Gnecco ,  veux-tu  épouser  ma  fille , 

et   me  tenir  lieu  du  fils  que  tu non,  que  j'ai  perdu?  le   veux 

tu  ?  et  je  te  pardonne  à  ce  prix.  »  Et  comme  Gnecco  ,  trop  ému 
pour  répondre,  se  jetait  dans  les  bras  du  vieillard,  celui-ci,  le 
repoussant  doucement  de  la  main  comme  s'il  n'était  pas  encore 
résigné  à  sentir  dans  ses  bras  un  ennemi  :  «  Aussi-bien  ,  ajouta- 
t-il  d'une  voix  plus  ferme,  cela  fatigue  à  la  longue  de  haïr;  voilà 
vingt-huit  ans  bientôt  que  le  premier  coup  de  fusil  a  été  tiré  par 
cette  main;  il  était  bien  juste  qu'elle  en  fût  punie;  mais  ce  n'est 
pas  le  vieux  tronc  qui  a  été  abattu  ,  ce  sout  les  jeunes  rameaux , 
quatre   fils,...   »   Il   s'arrêta,  et  rejetant   en  arrière  une  mèche   de 


(   i65  ) 

cheveux  gris  qui  retombait  sur  ses  yeux ,  je  le  vis  essuyer  à  la 
dérobée  une  larme  qu'il  voulait  cacher  :  les  muscles  de  fer  de  son 
visage  se  détendirent.  Honteux  de  sa  faiblesse,  il  cacha  sa  figure 
dans  ses  mains  ,  et  l'on  entendait  à  travers  ses  doigts  le  bruit  de 
sa  respiration  qui  s'échappait  péniblement  de  sa  poitrine  et  semblait 
vouloir  la  briser  :  mais  ce  fut  l'affaire  d'un  instant  :  il  releva  sa 
tète  grise;  ses  yeux  étaient  secs,  il  avait,  suivant  l'énergique  ex- 
pression du  pays ,  il  avait  avalé  ses  larmes  :  a  Père  ,  dit-il  d'une 
voix  brusque  ,  père  ;  signons  la  trêve ,  signons  la  vite ,  car  un 
quart  d'heure  plus  tard  peut-être  je  ne  la  signerais  plus ,  et  laissez 
là  ce  crucifix.  J'ai  besoin  de  le  regarder  pour  me  rappeler  que  j'é- 
tais chrétien  avant  d'être  père  ;  le  ciel  me  pardonne  si  c'est  un 
blasphème.  Mais  pour  ne  pas  venger  la  mort  d'un  fils ,  il  faut  être 
Dieu  comme  celui-là ,  et  non  pas  un  misérable  pécheur  de  chair  et 
d'os  comme  moi.  » 

Il  se  tut  aussitôt.  Le  prêtre,  sans  perdre  de  temps,  apporta 
l'acte  ;  il  était  rédigé  en  bonne  forme ,  et  portait  à  peu  près  ce 
qui  suit  :  «  Par  devant  le  secrétaire-général ,  le  curé  de  la  pa- 
rt roisse  et  le  père  ***  ,  prêtre  italien  ,  les  deux  familles  ***  et  ***  , 
»  après  une  guerre  d'extermination  qui  avait  duré  vingt-huit  ans , 
»  et  emporté  vingt-deux  des  membres  de  l'une  et  de  l'autre  fa- 
rt mille ,  faisaient  trêve  et  paix  perpétuelle  ,  au  nom  de  Dieu ,  de 
»  la  vierge  Marie  et  de  son  divin  Fils  ,  et  promettaient  de  vivre 
»  désormais,  ainsi  qu'il  convient  entre  chrétiens,  en  bonne  et  du- 
»  rable  intelligence  ;  faute  de  quoi ,  chacune  des  deux  parties  cou- 
rt tractantes  s'engageait  à  passer  un  dédit  de  12,000  francs  si  la 
»  trêve  était  rompue  par  aucun  d'eux  en  particulier  ou  par  con- 
»  sentement  unanime;  en  foi  de  quoi  ils  avaient  signé,  et  priaient 
»  Dieu  et  les  saints  anges  de  leur  être  favorables ,  et  de  veiller  à 
»  l'exécution  du  présent  contrat.  Ajaccio ,  le     septembre  182*.  >» 

Toutes  les  parties  contractantes ,  celles  mêmes  qui  ne  savaient 
pas  écrire ,  se  faisant  guider  la  main  par  le  prêtre  apposèrent  leur 
signature  :  une  seule  y  manquait  encore,  c'était  celle  du  jeune  gar- 
çon ,  que  j'entendais  dans  un  coin  disputer  vivement ,  quoique  à 
demi-voix ,  avec  ses  parens ,  qui  l'entouraient.  Son  teint ,  naturel- 
lement pâle  ,  comme  celui  des  eufans  dans  les  pays  chauds ,  s'était 
animé  du  feu  de  la  colère  ;  et  ses  regards  haineux  restaient  fixe- 
ment attachés  sur  le  vieillard.  «  Non  ,  disait-il  en  élevant  la  voix 
malgré  les  efforts  qu'on  faisait  pour  le  faire  taire ,  en  dressant  en 
l'air  son  petit  point  fermé,  non,  vous  avez  beau  dire,  je  ne  ven- 
drai pas  ainsi  le  sang  de  mon  père.  Tous  les  curés  du  monde  au- 
raient beau  prêcher  contre  la  vendetta  ,  le  sang  veut  du  sang  ;  je 
le  sais  bien  ,  moi  :  j'ai  sucé  ça  avec  le  lait  de  ma  mère.  —  Mais , 
Tommasino ,  songe  doue,  interrompit  un  de  ses  païens....  —  Son- 
II.  2a 


(  i6G  ) 

ger,  corpo  di  Christo!  Oui,  j'y  songe  encore,  au  jour  où  on  le 
rapporta  devant  moi ,  tout  saignant  d'un  coup  de  fusil  que  ce 
■vieux  de'mon  de  Recco  lui  tira  dernière  une  haie ,  et  où  on  vous 
l'étendit  tout  de  son  long  sur  une  table.  Les  femmes  criaient  et 
s'arrachaient  les  cheveux  ;  mais  moi  je  ne  pleurais  pas ,  ni  ma  mère 
non  plus ,  la  forte  et  digne  femme  !  On  déshabilla  le  mort  ;  son 
sang  ne  coulait  pas  ,  il  était  rentré  en-dedans ,  il  l'avait  étouffé  ; 
et  moi ,  en  voyant  tout  cela  ,  il  me  semblait  que  j'étouffais  aussi. 
Alors  ma  mère  prit  sa  chemise  sanglante ,  et  me  la  mit  sur  le  dos. 
«  Tommasino ,  me  dit-elle ,  tu  es  bien  petit  encore  ;  mais  tu  te 
rappelleras  toute  ta  vie  ,  n'est-ce  pas ,  la  promesse  que  tu  vas  me 
faire  ?  »  Je  ne  répondis  rien  ;  mais  il  me  semblait  que  ces  mots 
venaient  de  me  grandir  de  dix  ans.  Tommasino  n'était  plus  un 
enfant;  c'était  un  homme  :  il  allait  venger  son  père!  —  Tomma- 
sino ,  répéta  sévèrement  le  prêtre  ,  è  questo  parlar  da  cristiano  ? 
—  Laissez-moi  achever ,  mon  père  ;  vous  me  gronderez  après ,  dit 
l'enfant  avec  une  obstination  exaltée  encore  par  l'importance  qu'on 
attachait  à  sa  décision.  «  Tommasino  ,  me  dit  ma  mère ,  vois-tu 
bien  cette  chemise  tachée  de  sang  ;  elle  a  été  sur  le  dos  d'un  brave 
homme,  et  ce  brave  homme  c'était  ton  père.  —  Oui  dà  !  répon- 
disse ,  ma  mère  ;  et  que  faut-il  faire  pour  qu'on  ne  dise  pas  que 
la  chemise  de  Tommasino  a  passé  sur  le  dos  d'un  lâche ,  et  que 
ce  lâche  c'était  son  fils.  —  Ecoute ,  m'a-t-elle  dit ,  le  vieux  Recco 
a  une  chemise  aussi  5  mais  il  n'y  a  pas  de  trou  à  celle-là  :  il  faut 
lui  en  percer  un  ;  m'entends-tu ,  Tommasino  ?  —  Oui ,  ma  mère. 
—  Il  n'y  a  pas  de  sang  sur  cette  chemise-là  ;  il  faut  la  teindre 
comme  la  tienne  ;  entends-tu  ,  Tommasino  ?  —  Vrai  comme  il  y 
a  un  Dieu ,  je  le  ferai ,  ma  mère  !  »  Malheureux ,  s'écria  le  prêtre 
indigné ,  as-tu  pu  prendre  ainsi  le  nom  de  Dieu  à  témoin  d'an  pa- 
reil serment  ! 

Enfin  le  vieux  Recco  s'approcha  du  jeune  garçon  ,  lui  prit  la 
main ,  que  l'autre  essaya  en  vain  de  retirer ,  et  s'inclinant  vers  lui 
avec  une  humilité  toute  chrétienne  :  «  Tommasino ,  lui  dit-il ,  j'ai 
pardonné  à  ce  jeune  homme ,  qui  m'a  peut-être  tué  mon  fils  ;  ne 
peux-tu  me  pardonner  à  ton  tour  ?  Tu  seras  père  un  jour ,  Tom- 
masino ,  et  tu  sauras  que  le  fils  de  notre  germe  nous  est  plus  cher 
que  le  père  qui  nous  a  engendré  du  sien.  J'ai  pardonné  pourtant  ! 
Seras-tu  plus  inflexible  que  moi  ?  »  II  s'arrêta  en  fixant  sur  l'en- 
fant un  regard  suppliant,  et  en  inclinant  sa  haute  taille,  au  point 
qu'il  avait  presque  l'air  d'être  à  genoux  devant  lui.  Tout  le  monde 
était  ému  ;  l'enfant  lui-même  l'était  plus  qu'il  n'eût  voulu  le  pa- 
raître. Sentant  qu'il  allait  céder ,  il  détourna  les  yeux ,  et  voulut 
s'éloigner  :  mais  sa  main  rencontra  celle  du  prêtre  :  elle  tenait  une 
plume  toute  prête;  l'acte  était  là,  au  pied  du  crucifix;  une  main 


(  &7  ) 

s'offrait  pour  guider  la  sienne.  Tommasino ,  honteux  ,  indécis  ,  ému 
et  irrité  de  l'être ,  promena  autour  de  lui  un  regard  incertain. 
Tous  les  yeux  semblaient  l'implorer  comme  ceux  de  Recco.  Il  céda 
avec  un  mouvement  de  dépit ,  et  laissa  prendre  sa  main ,  plutôt 
qu'il  ne  la  tendit.  Viva  Maria  !  s'écria  le  digne  prêtre ,  en  s'en 
emparant  pour  la  guider ,  et  en  lui  faisant  tracer  sur  le  papier  une 
croix  irrégulière  :  car  les  deux  mains  tremblaient  d'émotions  sans 
doute  bien  contraires.  Soulevant  l'acte  d'un  air  de  triomphe  ,  il  le 

montra  aux  assistans  ;  et  la  trêve  de  Dieu  fut  conclue! Nous 

n'en  avons  pas  entendu  parler  depuis  ;  mais  le  dédit  nous  porte  à 
croire  qu'elle  a  été  observée. 

(  Le  Correspondant ,  n°  3^ ,  tome  11.  ) 


MÉMOIRES   AUTHENTIQUES   DE    MAXIMIZ.IEN    DE 
ROBESPIERRE   (i). 

La  révolution  avait  brise'  tous  les  obstacles  et  poursuivait 
sa  marche  :  Mirabeau  e'tait  mort  avec  la  conviction  de  son 
impuissance  ;  les  tbe'oriciens  de  la  constituante  avaient  disparu 
devant  les  hommes  d'action  de  la  commune.  Pe'thion  avait  re- 
cueilli le  dangereux  he'ritage  de  Bailly  assassine'.  Vint  un  parti, 
à  la  parole  haute ,  au  cœur  droit  et  a  l'esprit  faux  :  envisa- 
geant la  re'géne'ration  de  tout  l'ordre  social  comme  une  oeuvre 
dramatique  et  litte'raire ,  chacun  représenta  son  personnage, 
drape'  dans  la  toge  romaine.  Mais  pendant  qu'ils  jouaient  leur 
rôle  ,  et  qu'ils  s'efforçaient  d'imprimer  aux  e've'nemens  une 
physionomie  antique ,  ceux-ci  suivaient  leur  cours  naturel ,  et 
bientôt  les  Gracques  de  la  Gironde  montèrent  sur  la  charrette 
en  place  du  char  triomphal  qu'ils  avaient  rêve'.  Restait  Dan- 
ton avec  ses  septembriseurs  ;  le  fer  de  la  guillotine  tomba 
bientôt  sur  cette  terrible  tête  :  la  mort  est  ingrate ,  elle  n'e'- 
pargna  pas  le  pourvoyeur  des  bourreaux.  Danton  est  emporte 
sans  résistance  dans  une  journée.  Ce  n'est  pas  encore  la  l'homme 
de  la  révolution  ;  elle  porte  dans  son  sein  plus  de  pensée  de 
destruction  que  Danton  même  n'en  nourrit  dans  son  cœur. 

Cependant  elle  s'arrête  enfin ,  elle  devient  toute  docile  à  la 
voix  d'un  homme,  elle  le  suit  avec  complaisance,  et  presque 
avec  respect.  Robespierre  lui   parle  en  maître,  et  elle  obe'it; 

(i)  Moreau  Rosier,  éditeur  rue  Montmartre;  n°  G8,  i83o. 


(  i68) 

elle  se  laisse   discipliner  et  conduire  par  sa  main.  Il  se  l'in- 
féode ,  et  se  montre  à  la  France  et  à  l'Europe  comme  l'héri- 
tier de  toute  sa  puissance  et  de  toute  sa  force;  las  du  joug  des 
comités,   il  les  brise,  il   met  sous  ses  pieds   ses  redoutables 
collègues ,  et  ne  paraît  pkis  au  milieu  d'eux  que  rarement  et 
comme  un  Roi  dans  sa  cour.  On  dirait  que  son  ignoble  front 
s'est  tout-à-coup  revêtu  à  leurs  yeux  d'un  diadème  dont  la  vue 
les  fait  pâlir.  Il  s'entoure  d'une  sorte  de  garde  populaire  ,  et 
cet  homme  à  l'âme  froide,  aux  formes  empesées  et  à  la  figure 
basse  et  blafarde,  insph'e  à  la  multitude  un  fanatisme  et  une 
ivresse  inexplicable.  Le  médiocre  avocat  d'Arras  ,  l'obscur  lau- 
réat de  province,  dont  les  longues  harangues  provoquaient  à 
l'assemblée  constituante  des  murmures  d'impatience  et  d'ennui , 
devient,  sans  qu'on  se  soit  encore  expliqué  le  secret  de  cet 
ascendant ,  le  modérateur  de  la  révolution  ,  le  Roi  de  la  ter- 
reur. Entouré  de  quelques  hommes  dévoués  jusqu'au  délire , 
il  attire  à  lui  tout  le  gouvernement.  La  convention  sanctionne, 
presque  sans  discussion,  toutes  les  mesures  qu'il  propose;  la 
commune,   les  comités,  les  sections,  les  sociétés  populaires, 
tout  fléchit  devant  lui.  S'il  demande  des  têtes  on  les  lui  donne; 
si  Ton  hésite,  il  les  prend.  Il  réussit  à  organiser  le  régime 
révolutionnaire  d'une  manière  plus  systématique  et  plus  cen- 
trale ;   il  conçoit  même  le  plan  d'une  vaste  réorganisation  so- 
ciale fondée  sur  des  principes  à  lui  ;  il  veut  créer  une  religion 
pour  sa  société,  et  proclame  un  culte  dont  il  est  à  la  fois  l'in- 
venteur et  le  prêtre  ,  il  oblige  la  tourbe  impure  de  ses  collè- 
gues à  chanter  des  hymnes  à  l'Etre  suprême,  et  à  le  suivre, 
de  loin  et  dans  une  attitude  respectueuse ,  vers  l'autel  où  il 
monte  vêtu  de  blanc ,  des  palmes  à  la  main  et  le  front  rayon- 
nant d'orgueil. 

11  y  a  dans  cette  domination  exercée  par  un  homme  sur  des 
événemens  dont  l'impulsion  semblait  partir  du  fond  des  en- 
fers ,  quelque  chose  qui  appelle  des  méditations  sérieuses. 
Robespierre  s'était  emparé  de  la  révolution  ;  armé  du  levier 
de  la  terreur,  il  aurait  longtemps  dominé  la  France.  Le  mou- 
vement du  g  thermidor  ne  prouva  rien  contre  l'ascendant  de 
cet  homme.  Ce  ne  fut  pas  là  un  mouvement  semblable  à  un 
revirement  que  nous  signalions  plus  haut,  et  qui,  en  donnant 
à  la  révolution  une  force  progressive ,  faisait  monter  à  l'é- 
chafaud  les  acteurs  qui  s'étaient  montrés  un  instant  sur  la 
scène,  pour  les  remplacer  par  des  hommes,  destinés  comme 
eux ,  à  ne  s'y  montrer  qu'un  jour.  Le  q  thermidor  fait  un  guet- 
apens  et  non  pas  une  révolution.  Si  Robespierre  avait  pu  faire 
usage  de  ses  forces,  il  eût  écrasé  vingt  fois  les  hommes  qui, 


(  i69) 

dans  cette  fameuse  journe'e ,  ne  firent  preuve  de  courage  que 
pour  sauver  leur  tète  proscrite  par  Robespierre  dictateur.  Les 
Leureux  résultats  de  ce  mouvement  lurent  loin  de  concorder 
avec  les  affreuses  espe'rances  de  ceux  qui  lavaient  provoque'. 
On  sait  que  le  9  thermidor  fut  l'œuvre  de  la  partie  la  plus 
hideuse  de  la  convention,  et  qu'il  tendait  à  prévenir  cette  or- 
ganisation du  gouvernement  révolutionnaire ,  dont  Robespierre 
essayait  de  jeter  les  hases  au  profit  de  sa  puissance ,  et  qui , 
maigre  son  horrible  caractère ,  e'tait  déjà  une  sorte  de  réac- 
tion. Pour  ne  laisser  à  la  postérité  aucun  doute  sur  ce  point, 
le  député  même  qui  le  premier  lança  le  décret  d'arrestation 
contre  Robespierre,  le  montagnard  Louchet  proposa,  immé- 
diatement après,  de  maintenir  la  terreur  à  l'ordre  du  jour. 
Non,  l'humanité  ne  doit  rien  aux  Vadier,  aux  Vauland,  aux 
Fréron  ,  aux  ïallien,  aux  Billaud-Varenne  et  aux  Collot-d'Her- 
hois.  Les  massacreurs  de  l'Abbaye ,  les  mitrailleurs  de  Lyon  et 
de  Bordeaux,  les  tigres  rugissans  de  la  montagne,  n'ont  point 
songé  à  abattre  des  échafauds  que  leurs  mains  avaient  élevés. 
Qu'on  lise  les  de'tails  de  cette  journe'e,  et  les  accusations  de 
modérantisme  portées  contre  Robespierre  par  des  êtres  aussi 
atroces  que  lui,  et  l'on  verra  qu'il  n'y  eut  dans  cette  lutte  de 
deux  ans  aucune  pense'e  de  clémence ,  aucun  ressouvenir  de 
la  nature,  aucune  inspiration  d'humanité. 

Si  le  9  thermidor  sauva  la  France ,  c'est  que  la  révolution , 
privée  de  son  chef,  fut  contrainte  de  reculer.  Robespierre 
mort,  elle  était  vaincue,  comme  l'empire  l'eût  été,  si  Bona- 
parte avait  péri  à  Moscou.  Quand  des  événemens  se  sont  fait 
hommes,  ils  suivent  les  vicissitudes  de  nos  destinées  :  alors 
un  coup  de  poignard  ou  une  fluxion  de  poitrine  terminent 
d'ordinaire  ces  grandes  crises,  qui,  quelques  années  plus  tôt, 
auraient  résisté  à  tous  les  efforts.  On  dirait  qu'il  y  a  dans  la 
marche  de  l'esprit  humain  quelque  chose  de  fatal  et  d'irré- 
sistible. 11  faut  qu'il  suive  son  cours  dans  le  mal  comme  dans 
le  bien.  N'espérez  pas  combattre  avec  succès  une  pensée  qui 
s  élance  dans  le  monde  pleine  de  jeunesse  et  de  confiance  ;  at- 
tendez quelle  se  soit  épuisée  dans  ses  combinaisons  diverses  : 
bientôt  la  force  lui  manquera,  et  elle  sera  contrainte,  pour 
trouver  un  point  d'appui ,  délire  domicile  dans  un  homme  et 
de  se  vouer  à  lui.  Frappez  alors,  le  moment  est  venu  :  ainsi 
succomba  la  révolution  avec  Robespierre  ,  quoique  le  crime 
n'eût  rien  perdu  puisque  Collot-dllerbois  et  Billaud-Varenne 
vivaient  encore. 

Mais  qu'était  ce  donc  que  cet  homme  qui  sut  dompter  cette 
puissance  qui  menaçait  le  monde  du  règne  du  chaos  et  de  la 


(  17°  ) 

niort?  quelles  éminentes  qualités  distinguaient  celui  qui  réus- 
sit là  où  Mirabeau  avait  échoué  et  au  profit  duquel  s'opérèrent 
ces  prodigieux  changemens  et  la  chute  de  tant  et  de  si  hautes 
fortunes?  question  ardue  et  sur  laquelle  on  est  loin  d'être 
d'accord.  Suivant  les  uns,  Robespierre,  homme  d'une  ambi- 
tion subalterne ,  était  l'agent  secret  de  Goblentz ,  le  pension- 
naire de  l'Angleterre;  il  réalisait  des  capitaux  pour  passer  à 
l'étranger  ,  et  y  mener  une  vie  voluptueuse  et  tranquille  : 
absurde  supposition ,  que  rien  n'autorise  et  qu'ont  sérieuse- 
ment accueillie  MM.  Dulaure  et  de  Montgaillarci.  D'autres  écri- 
vains ,  plus  judicieux,  n'ont  pas  osé  émettre  un  jugement 
précis  sur  le  député  d'Arras.  MM.  Miguet  et  Thiers  semblent 
le  regarder  comme  froidement  sanguinaire,  dépourvu  de  toute 
capacité  politique  et  de  toute  vue  arrêtée  ;  comme  si  sa  con- 
duite dans  les  circonstances  les  plus  difficiles  n'indiquait  pas 
une  grande  suite  dans  les  idées  ;  comme  si  ses  discours  sur- 
tout ne  portèrent  pas  la  même  empreinte  depuis  son  entrée 
aux  affaires  jusqu'à  sa  chute! 

Enfin,  M.  Charles  Nodier  s'est  attaché  (i)  à  réhabiliter  la 
mémoire  de  cet  homme ,  dont  le  procès ,  au  dire  de  Camba- 
cérès ,  a  été  jugé ,  mais  non  plaidé.  On  a  pu  prendre  pour  un 
jeu  d'esprit  la  tâche  qu'il  s'est  imposée  à  cet  égard  ;  il  a  vu 
dans  Robespierre  un  républicain  sincère,  doué  de  talens  mé- 
diocres peut-être,  mais  que  la  puissance  de  s'identifier  avec  la 
passion  qui  l'agitait  sourdement ,  malgré  le  calme  apparent  de 
sa  face  immobile ,  rendait  par  moment  grand  et  imposant 
comme  elle.  Il  s'est  plu  à  recueillir  quelques  traits  épars  d'é- 
loquence,  et  à  en  composer  un  ensemble  qui  donnerait  l'idée 
la  moins  exacte  du  genre  habituel  de  talent  de  cet  homme  ; 
car  Robespierre  n'était  rien  moins  qu'un  orateur ,  et  une  vé- 
ritable inspiration  n'échauffa  jamais  son  âme  glacée.  On  dirait 
que  M.  Nodier  n'a  vu  Robespierre  qu'à  travers  les  pompes  de 
la  fête  religieuse  de  la  Raison  :  il  a  concentré  sur  cette  pre- 
mière impression  de  jeunesse  toute  la  pensée  de  la  révolution. 
Il  y  avait  en  effet  quelque  chose  de  solennel  et  de  terrible 
dans  cette  proclamation  de  Dieu  et  de  l'immortalité  faite  au 
milieu  des  restes  décimés  d'une  grande  nation,  par  un  homme 
qui ,  en  prononçant  ces  deux  mots ,  semble  dicter  lui-même 
l'arrêt  de  sa  réprobation  éternelle. 

Ce  ne  sera  pas  dans  l'ingénieux  et  bizarre  article  de  la  iîcj- 
vue  de  Paris ,  que  nous  trouverons  une  appréciation  histori- 


(i)  Revue  de  Paris }  1829. 


(   ?7?  ) 

que  de  Robespierre.  Il  reste  donc  encore  à  s'expliquer  com- 
ment il  parvint  à  se  rendre  maître  de  la  révolution  et  à  enchaîner 
le  monstre. 

Pour  se  rendre  compte  de  ce  phe'nomène,  il  faudrait  envi- 
sager à  la  fois  et  le  caractère  de  l'homme,  manifeste'  par  ses 
e'erits  ,  et  celui  des  événemens  auxquels  il  se  trouva  mêle.  La 
re'volution  sortit  tout  entière  d'un  principe  pousse'  de  de'duc- 
tion  en  de'duction  à  des  conse'quences  absurdes  et  atroces.  Le 
dogme  de  la  souveraineté'  populaire  et  celui  de  légalité'  abso- 
lue des  êtres  conduisaient  ine'vitablement  a  la  désorganisation 
sociale,  et  ouvraient  un  libre  cours  aux  fureurs  anarchiques 
et  aux  débordemens  de  cet  esprit  nouveau  qui  vit  au  fond  de 
toute  l'humanité,  et  que  contient  à  peine  le  double  frein  des 
croyances  et  des  institutions  sociales.  Le  propre  d'une  re'volu- 
tion de  principes  ,  telle  que  la  nôtre,  est  d'aller  jusqu'au  bout, 
et  de  ne  pas  reculer  tant  qu'il  reste  un  syllogisme  à  faire.  S'il 
est  des  âmes  indécises  et  timides,! que  les  de'ductions  effraient, 
et  qui  n'osent  les  accepter  ,  la  re'volution  chemine  sans  eux 
et  les  laisse.  Ainsi  il  arriva  aux  membres  de  la  constituante , 
qui,  avec  Mounier,  voulaient  aller  jusqu'au  gouvernement  an- 
glais, avec  M.  de  La  Fayette,  jusqu'à  la  constitution  de  1791 , 
ni  plus  ni  moins  ;  aux  girondins ,  qui  acceptaient  la  républi- 
que ,  moins  le  sang  qu'il  fallait  de  toute  ne'cessité  verser  alors 
pour  l'e'tablir.  Or,  la  force  de  Robespierre  a  consiste',  suivant 
nous ,  à  avoir  e'té  jusqu'au  bout  sans  he'sitation  et  sans  re'serve  ; 
son  horrible  génie  consiste  à  avoir  dès  l'abord  deviné  toutes 
les  conséquences,  bien  plus  à  les  avoir  toutes  énoncées  de  la 
manière  la  plus  formelle.  Une  lecture  attentive  des  discours 
de  ce  personnage  et  des  couvres  publiées  par  lui  avant  son 
élection  par  le  balliage  d'Arras ,  suffit  pour  faire  voir  que ,  si 
Robespierre  ne  fut  pas  le  plus  éloquent  orateur  de  cette  épo- 
que, il  fut  au  moins  le  plus  impitoyable  et  le  plus  habile  des 
logiciens.  Dès  le  commencement  de  178g  ,  et  même  avant  l'ou- 
verture des  Etats-Généraux,  on  voit  percer  dans  ses  écrits  et 
discours  académiques,  dans  ses  plaidoiries  contre  les  lettres  de 
cacbet  et  sur  diverses  autres  matières  politiques  une  rigueur 
remarquable  de  raisonnement.  Du  reste,  aucun  talent  ne  les 
distingue,  aucune  chaleur  ne  les  anime;  c'est  ainsi  qu'écrirait 
un  mort  s'il  pouvait  communiquer  sa  pensée  aux  hommes. 
Rien  d'original  dans  la  manière ,  rien  de  nouveau  sur-tout 
pour  le  fond  des  idées  :  ce  sont  les  paradoxes  de  Rousseau , 
les  idées  empruntées  par  les  encyclopédistes  à  Hobbes ,  à 
Locke  et  à  l'abbé  Raynal ,  présentées  dans  un  style  lent  et 
quelquefois  déclamatoire ,  malgré  sa  monotonie.  Il  y  a  toute- 


(    »72   ) 

fois  dans  les  déductions  qu'il  tire  de  ses  principes ,  dans  la 
hardiesse  froide  et  sans  jactance,  quelque  chose  qui  fait  devi- 
ner jusqu'où  le  parleur  peut  aller.  Il  ne  s'échauffe  pas,  comme 
Danton ,  à  la  vue  du  sang  et  à  l'odeur  du  carnage  :  toujours 
calme,  toujours  austère,  la  mort  se  trouve  naturellement  au 
hout  de  sa  pensée ,  et  ce  n'est  pour  lui  qu'une  couse'quence 
forcée  de  prémisses  rigoureuses.  Rohespierre  est  prodigieux 
sous  ce  rapport.  Il  est  évident  que,  dès  les  premières  séances 
de  l'assemblée,  il  avait  pénétré  toute  la  portée*du  mouvement, 
tandis  que  ses  collègues  s'y  abandonnaient  sans  aucune  prévi- 
sion de  l'avenir.  Qu'on  lise  ses  discours  sur  le  veto ,  sur  le 
droit  de  pétition  ,  la  permanence  des  sections  ,  la  garde  natio- 
nale ,  les  fonctions  des  ministres  du  culte ,  etc. ,  son  opinion 
sur  l'organisation  des  jurés,  et  sa  réfutation  du  système  pro- 
posé par  Duport;  qu'on  parcoure  la  compilation  que  vient  de 
publier  le  libraire  Moreau-Rosier ,  sous  le  titre  passablement 
ridicule  de  Mémoires  authentiques  de  Robespierre  ,  et  l'on  s'é- 
tonnera moins  peut-être  qu'il  soit  devenu  l'homme  principe 
de  la  révolution.  S'il  était  peu  goûté  à  l'assemblée  constituante , 
si  ses  motions ,  déjà  toutes  républicaines ,  étaient  accueillies 
avec  défaveur,  si  Mirabeau,  en  l'écrasant  de  quelques  paro- 
les de  dédain  ,  le  faisait  rentrer  dans  son  obscurité ,  l'avocat 
envieux  et  pénétrant  se  vengeait  déjà  par  la  certitude  des  sa- 
tisfactions terribles  qu'un  prochain  avenir  réservait  à  sa  haine. 
Obligé  souvent  de  quitter  la  tribune  faute  d'auditoire  ,  lui 
aussi  dut  se  dire ,  avec  plus  de  confiance  que  l'abbé  de  Ber- 
nis  au  cardinal  de  Fleury  :  j'attendrai.  En  89,  la  révolution 
n'était  pas  à  la  hauteur  de  Robespierre  ;  en  g3 ,  elle  avait 
grandi  :  voilà  tout. 

Marat  seul  aurait  pu  peut-être  le  disputer  à  Robespierre 
pour  l'inflexibilité  du  cœur  et  la  pénétration  révolutionnaire. 
Pour  opérer  le  grand  oeuvre ,  il  demandait  dit-on ,  quatre  cent 
mille  têtes  de  plus  que  ce  dernier.  Un  homme  aussi  osé  eût 
pu  devenir  un  dangereux  rival  pour  le  proconsul.  Mais  Ro- 
bespierre ,  outre  sa  pénétration  d'esprit  et  cette  divination  du 
mal,  qui  fit  sa  force,  avait  à  un  bien  autre  degré  que  Marat 
les  qualités  qui  font  le  chef  de  parti,  l'heureux  usurpateur.  Il 
en  imposait  par  son  austérité  et  la  gravité  apparente  de  sa  vie  : 
condition  aussi  néeessaire  pour  dominer  la  multitude  que 
pour  se  bien  poser  dans  une  assemblée. 

S'il  est  dans  la  nature  des  choses  que  les  révolutions  s'opè- 
rent toujours  au  profit  des  hommes  qui  en  comprennent  le 
mieux  toutes  les  conséquences,  on  ne  s'étonnera  donc  plus 
que  Robespierre,  obscur  tribun  en   1789,  se  soit  trouvé  au 


(  173  ) 

niveau  des  éve'nemens  en  1 793  ,  et  qu'il  ait  e'té  porte'  à  la  tête 
des  affaires,  lui  qui  ne  broncha  jamais  dans  la  route  du  crime. 
Telle  est  l'opinion  que  nos  lecteurs  se  formeraient  peut- 
être,  comme  nous,  de  la  vie  politique  de  cet  homme  si  diver- 
sement juge' ,  s'ils  lisaient  la  compilation  que  nous  avons  sous 
les  yeux.  Ces  deux  volumes  offrent  quelque  inte'rêt,  en  ce 
qu'ils  présentent  la  collection  des  discours  de  Robespierre  ; 
c'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  lui  dans  ses  pre'tendus  me'moires. 
Du  reste ,  le  fabricateur  n'a  pas  e'té  heureux  cette  fois  ;  il  a 
eu  soin  d'avertir  en  quelque  sorte  à  chaque  page  le  public  de 
sa  malheureuse  ruse  et  de  son  plat  mensonge.  Ajoutons  que , 
comme  personne  ne  peut  y  être  trompe',  personne  aussi  n'a 
droit  de  se  fâcher.  K. 

(  Le  Correspondant,  n°  38,  tome  II.  ) 


£.23    BÏAILTYK.S    SU    MAINE    (1). 
PREMIER     ARTICLE. 

Le  he'ros  chre'tien  est  simple ,  sans  enflure ,  sans  jactance  ; 
sa  simplicité'  est  la  simplicité  de  l'Evangile.  L'enthousiasme  s'est 
transformé  chez  lui  en  une  habitude  d'âme  calme ,  mais  tou- 
jours ardente ,  toujours  élevée.  Tel  est  le  fruit  d'une  doctrine, 
qui  embrasse  tout  l'homme  et  possède  le  secret  d'ordonner 
jusqu'à  ses  sentimens  les  plus  intimes.  C'est  en  quelque  sorte 
autant  à  l'harmonie  divine  qu'elle  établit  dans  l'individu  qu'au 
lien  universel  par  lequel  elle  unit  tous  les  hommes,  qu'elle 
doit  le  nom  de  catholique. 

Une  persécution  s'élève-t-elle  dans  l'Eglise  de  Dieu?  C'est  le 
moment  où  les  fidèles  vont  se  montrer  à  la  face  du  monde  tels 
qu'ils  sont,  où  l'amour  de  Jésus-Christ  va  éclater  avec  toutes 
ses  merveilles.  Les  courages  se  prépaient,  la  foi  se  ranime > 
la  ferveur  redouble,  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble,  de  sacré,  de 
sublime  dans  une  religion ,  toute  divine ,  vient'se  peindre  avec 
feu  dans  l'âme  du  chrétien;  et  alors  renouvelé,  pour  ainsi 
dire ,  dans  tout  son  être ,  il  conçoit  qu'il  est  doux  mille  fois 
de  mourir  pour  son  Dieu ,  pour  sa  foi ,  pour  le  bonheur  d'ê- 


(1)  Au  Mans,  chez  Belcn,  libraire,  et  à  Paris,  chez  Adrien  Leclèrtft 
quai  des  Augustins ,  n°  35. 

IL  Ȥ 


(   *74  ) 

tre  éternellement  chrëtien.  Il  conçoit  cette  belle  inspiration  du 
père  de  notre  tragédie  : 

Si  mourir  pour  son  prince  est  un  illustre  sort , 
Quand  on  meurt  pour  son  Dieu  ,  quelle  sera  la  mort  ? 

Quel  sera  le  tre'pas  pour  1  âme  héroïque  qui ,  par  l'espe'rance 
invincible  de  la  vie ,  a  vaincu  le  tourment  de  la  mort  !  Quelle 
sera  la  mort  du  frère  et  du  cohe'ritier  de  Jésus-Christ  ressus- 
cite'! Dans  ces  circonstances,  il  me  semble' voir  le  pasteur  cé- 
leste ,  faire  le  tour  de  la  bergerie ,  fortifier  le  bercail ,  et  s'as- 
surer avec  une  tendre  sollicitude  que  ses  brebis  qu'il  aime 
l'aiment  d'un  e'gal  amour.  Enfin  le  moment  du  sacrifice  est 
arrive' ,  les  persécuteurs  sévissent ,  les  victimes  de  leur  furie 
sacrile'ge  tombent,  le  sang  coule....  Un  sang  si  pur  et  si  gé- 
néreux aura-t-il  coule'  comme  un  sang  vulgaire?  Ces  grandes 
âmes,  prêtes  à  s'envoler  vers  l'immortelle  patrie,  dont  elles 
goûtent  déjà  les  pre'mices  et  les  ravissantes  inspirations,  ne 
laisseront-elles  aucune  trace  du  feu  qui  les  embrase?  Ob  !  com- 
bien d'actions  a  jamais  me'morables  !  Ob  !  combien  de  belles 
paroles,  où  respirent  un  calme,  une  douceur,  une  patience, 
une  force  plus  qu'humaine  !  Les  bourreaux  eux-mêmes  sont 
attendris ,  et  quelquefois  l'on  prendrait  pour  un  Dieu  celui 
que  les  ebaînes  accablent. 

Ces  paroles,  ces  actions,  voilà  l'héritage  que  les  saints  con- 
fesseurs ,  que  les  martyrs  des  premiers  siècles  le'guaient  à  leurs 
frères.  Héritage  précieux,  qui  leur  révélait  cette  grande  vé- 
rité que  si  toute  doctrine  peut  avoir  ses  martyrs ,  le  christia- 
nisme  seul  produit  des  martyrs  pleins  de  douceur  et  d'amour 
pour  leurs  persécuteurs  ;  et  la  douceur  dans  le  courage  n'est- 
elle  pas  le  plus  baut  symbole  de  la  force  ? 

La  tempête  passée ,  les  chrétiens  s'entretenaient  des  com- 
bats ,  rendus  par  les  athlètes  de  la  foi  :  c'était  Ignace  parais- 
sant dans  l'amphithéâtre  des  maîtres  du  monde,  et  dévoré  par 
les  lions;  c'était  Polycarpe,  que  la  flamme  consumait,  en  n'o- 
béissant ,  pour  ainsi  dire  qu'à  l'ardeur  du  saint  martyr  ;  c'é- 
tait Irénée  et  ses  ouailles  chéries  ,  que  le  fer  de  l'impie  réu- 
nissait dans  un  même  et  bienheureux  trépas.  Combien  ils  se 
glorifiaient  d'être  les  frères  de  tels  frères;  et  que  la  fierté  d'une 
telle  parenté  était  noble  et  légitime!  Ils  lisaient  et  relisaient 
sans  cesse  les  monumens  où  revivaient  les  derniers  élans  de 
ces  âmes  héroïques.  Enlans ,  vieillards,  les  jeunes  gens,  les 
jeunes  filles,  les  hommes,  les  femmes,  tous  écoutaient  avec 
ravissement  le  récit  des  combats  du  ciel  contre  l'enfer,  les 


(   i75  ) 

terreurs  de  la  perse'cution ,  et  la  victoire  des  perse'cute's ,  qui 
avaient  vaincu ,  parce  qu'ils  avaient  su  mourir.  Comme  alors 
les  cœurs  e'taient  e'mus  !  la  foi  et  l'enthousiasme  semblaient  se 
confondre  et  devenir  le  plus  fort,  le  plus  sublime  des  senti- 
mens  ;  que  de  douces  larmes  coulaient  des  yeux  !  chacun  s'in- 
terrogeant,  se  répondait  à  lui-même  :  Si  des  bourreaux  voulaient 
me  ravir  la  foi,  je  renoncerais  a  la  vie  plutôt  que  de  renoncer 
à  mon  Dieu.  Ainsi  le  sang  des  martyrs  e'tait  une  semence  di- 
vinement féconde  ,  qui  engendrait  de  nouveaux  cbre'tiens ,  et 
sa  vertu  toute  merveilleuse  ranimait  la  terre  qu'il  avait  baigne'e. 
Ainsi  nos  ancêtres  croissaient  et  se  fortifiaient  dans  la  foi. 
Les  épreuves  de  leur  religion  la  leur  rendaient  et  plus  chère 
et  plus  vénérable.  Et  nous  chrétiens  venus  dans  ces  derniers 
temps  ,  nous  faudra-t-il  remonter  vers  le  passé ,  et  lui  deman- 
der des  exemples  et  des  dévouemens  ?  11  n'en  sera  pas  ainsi  ; 
notre  siècle,  si  fécond  en  crimes,  le  fut  également  en  vertus, 
et  Dieu  n'a  pas  voulu  que  notre  âge  eût  quelque  chose  à  en- 
vier aux  âges  qui  l'ont  précédé.  Quarante  années  se  sont  à 
peine  écoulées  depuis  que  la  religion  de  Jésus-Christ  fut  en 
butte  à  l'un  de  ces  assauts  furieux,  qui  semblaient  être  un  ef- 
fort désespéré  du  génie  du  mal.  La  mort  des  disciples  de 
Jésus-Christ  fut  résolue,  les  supplices  préparés  de  toutes  parts  ; 
la  France  n'offrit  plus  que  la  luguhre  et  sanglante  image  d'un 
vaste  supplice  ;  pour  les  chrétiens ,  il  n'y  avait  qu'un  crime , 
c'était  d'être  chrétiens;  pour  les  chrétiens  aussi  il  n'y  avait 
qu'un  choix ,  mourir  ou  ne  plus  croire.  Le  même  choix  avait 
été  proposé  à  nos  pères  dans  la  foi  ,  et  mourir  avait  été  le  cri 
de  leur  âme.  Leurs  enfans  n'ont  pas  dégénéré.  Quelle  multi- 
tude de  héros  surgit  tout  à  coup  !  quels  prodiges  de  fidélité , 
d'inaltérahle  patience,  d'intrépidité,  dinvincihle  amour!  Qui 
redira  les  sacrifiées  ,  les  actions  sublimes  ,  dont  la  moindre , 
dans  tout  autre  temps  qu'un  temps  d'anarchie  et  de  chaos  in- 
fernal ,  eût  allumé  l'enthousiasme  d'un  peuple  tout  entier ,  et 
fixé  les  regards  de  l'avenir  ?  Des  voix  pieuses  et  éloquentes 
ont  céléhré ,  il  est  vrai ,  la  foi  et  les  derniers  instans  de  plu- 
sieurs saintes  victimes ,  elles  ont  arraché  à  l'ingrat  oubli  le 
nom  de  ces  intrépides  chrétiens.  Mais  notice  coeur  nous  dit 
qu'il  manque  quelque  cliose  à  cette  gloire  a  la  fois  nationale 
et  catholique.  Quoi  !  la  France  aura  produit  tant  de  chrétiens 
morts  pour  la  cause  du  ciel,  elle  aura  été  sanctifiée  dans  tou- 
tes ses  parties  par  le  sang  des  martyrs  ,  ses  enfans ,  et  les 
noms  de  ceux  qui  veillent  et  prient  aujourd'hui  pour  son  sa- 
lut ,  demeureront  ensevelis  sans  retour  dans  l'abîme  des  temps! 
et  chaque  province,  chaque  ville,  chaque  citoyen  ne  mettra 


(   176  ) 

pas  sa  fierté  à  rappeler  le  souvenir  des  he'ros  que  notre  patrie 
a  porte's  clans  son  sein,  à  conserver  pour  la  poste'rité  les  exem- 
ples d'une  vertu  sortie  pure  et  sans  tache  de  la  plus  terrible 
des  e'preuves.  Cette  pense'e  e'tait  trop  juste,  trop  belle,  trop 
aimable ,  pour  qu'elle  demeurât  stérile  dans  un  cœur  français 
et  chrétien  :  aussi  la  voyons-nous  heureusement  réalisée  par 
M.  Théodore  Perrin,  qui  s'avance  dans  la  voie  ouverte  à  ces 
saintes  investigations ,  en  offrant  au  monde  chrétien  les  mar- 
tyrs du  Maine.  On  aime  à  voir  un  tel  exemple  donné  par  une 
province  limitrophe  des  lieux  où  la  tourmente  révolutionnaire 
s'est  déchaînée  avec  la  plus  impitoyable  furie.  L'ouvrage  de 
M.  Perrin  respire  cette  onction  et  cette  simplicité,  qui  lais- 
sent à  la  vérité  tout  son  éclat  en  lui  laissant  son  charme  et 
toute  son  ineffable  naïveté.  Quel  intérêt  profond  !  Que  ces  pa- 
ges sont  éloquentes  !  Que  les  entrailles  du  chrétien  sont  vive- 
ment attendries  !  L'œil  du  critique  pourrait  apercevoir  quelque 
négligence  dans  le  style;  mais  cette  négligence  ne  mésied  pas, 
relevée  par  ce  que  l'héroïsme  a  de  plus  entraînant.  Nous  ne 
croyons  pouvoir  donner  une  plus  juste  idée  de  cette  touchante 
histoire  qu'en  soumettant  au  lecteur  plusieurs  de  ces  traits  que 
le  cœur  a  jugés  soudain ,  et  loués  par  son  irrésistible  émotion. 
Nous  citerons  d'abord  la  mort  d'un  vénérable  pontife,  M.  De 
Hercé,  évêque  de  Dôl. 

«  Au  berceau  de  la  révolution  on  se  hâta  de  déclarer  une 
guerre  à  mort  aux  fidèles  serviteurs  de  l'autel  et  du  trône  : 
M.  l'évêque  de  Dôl ,  chassé  de  son  palais ,  de  son  siège  ,  de  la 
ville  épiscopale ,  se  vit  contraint  de  se  retirer  chez  un  de  ses 
frères ,  où  il  vivait  au  milieu  d'une  famille  chérie  et  qui  sa- 
vait si  bien  l'apprécier  ;  mais  instruit  dans  cette  solitude  que 
conformément  a  une  nouvelle  loi  plus  de  six-cents  prêtres  soit 
de  son  diocèse ,  soit  de  ceux  qui  l'environnent ,  avaient  été 
forcés  de  se  rendre  à  Laval  et  de  s'y  constituer  prisonniers ,  il 
écrivit  aux  magistrats  de  cette  ville,  et  ne  dissimula  point  à 
ses  parens  la  résolution  qu'il  avait  prise  de  se  rendre  incessam- 
ment au  même  lieu  :  ils  le  conjurèrent  en  vain  d'abandonner 
ses  projets,  et  de  ne  pas  exposer  ainsi  ses  jours  à  la  rage  des 
assassins  :  à  Dieu  ne  plaise,  leur  répondit-il  aussitôt,  que  je 
laisse  échapper  une  si  belle  occasion  de  confesser  le  nom  de 
Jésus-Christ ,  je  dois  l'exemple  aux  prêtres ,  et  je  serai  trop 
heureux  de  me  voir  à  leur  tête  dans  la  captivité.  Il  part  le 
jour  même  avec  l'abbé  De  Hercé,  son  frère,  vicaire-général, 
et  se  rend  prisonnier  à  Laval.  Que  n'eut  pas  à  souffrir  le  saint 
évêque?  Lorsque  le  commissaire  l'appelait  simplement  Hercé, 


(   177  ) 

le  prélat  répondait  modestement  j'y  sais.  «  Il  disait  au  tyran 
magistrat  j'y  suis,  tu  peux  appeler  les  bourreaux,  je  ne  les 
fuis  ni  eux  ni  toi,  je  continue  à  rejeter  le  serment  du  parjure 
et  de  l'apostasie.  J'y  suis  encore  prêt  à  subir  tes  outrages  et 
ceux  de  tous  les  tiens,  à  mourir  pour  ma  foi,  pour  mon  Dieu, 
je  te  l'ai  dit  hier;  j'y  suis  aujourd  hui  de  nouveau,  et  demain 
je  viendrai  te  le  redire  encore.  »  Le  moment  de  l'appel  e'tait 
celui  des  Jacobins  et  les  intrus  désignaient  à  leurs  brigands 
pour  les  bue'es  et  pour  les  outrages.  L'évêque  de  Dôl  en  e'tait 
le  principal  objet.  La  croix  épiscopale  les  faisait  frémir  comme 
l'enfer ,  une  mégère  forcenée  s'élança  un  jour  sur  lui  pour  la 
lui  arracber,  ce  fut  la  seule  fois  que  ses  prêtres  repoussèrent 
la  violence.  » 

Le  vertueux  pontife  après  une  dure  captivité ,  dont  il  ne 
nous  est  pas  possible  de  rapporter  ici  les  précieux  détails , 
passa  à  Londres  !  là  il  adressa  à  son  troupeau  une  lettre  pasto- 
rale ,  où  son  âme  ardente  et  charitable  est  peinte  tout  entière. 
Bientôt  il  résolut  de  retourner  en  France  :  laissons  parler  no- 
tre pieux  historien  : 

«  Déterminé  à  accompagner  les  régimens ,  qui  effectuèrent 
une  descente  dans  la  presqu'île  de  Quibéron,  la  veille  de  son 
départ  d'Angleterre,  l'évêque  de  Dôl  annonçait  à  tous  les  ec- 
clésiastiques ,  qui  voulaient  l'accompagner  qu'il  fallait  se  pré- 
parer au  martyre.  Cependant  les  commencemens  de  l'expédi- 
tion donnèrent  des  espérances  ,  mais  qui  furent  bientôt 
démenties.  La  célérité  et  l'ardeur  des  généraux  républicains , 
nous  racontent  les  mémoires  du  temps  ,  resserrèrent  les  émi- 
grés dans  cette  presqu'île ,  où  ils  se  virent  forcés  le  20  juillet  1 795. 
Le  comte  de  Sombreuil  se  rendit  avec  sept  ou  huit  cents  gen- 
tilshommes. Il  paraît  certain  qu'il  y  eut  une  capitulation  écrite , 
ou  du  moins  une  promesse  verbale  de  les  épargner.  Le  nom- 
bre total  des  prisonniers  était  de  quatre  mille.  Ils  furent  en- 
fermés dans  l'église  d'Auray.  La  justice  ,  l'honneur,  la  politique 
prescrivaient  également  de  ne  pas  souiller  la  victoire,  c'était 
l'avis  des  généraux  :  mais  de  barbares  députés  pressèrent  l'exé- 
cution des  lois  atroces  qu'ils  avaient  rendues.  Au  moment  de 
la  défaite  des  troupes  fidèles,  on  était  venu  avertir  l'évêque 
et  son  frère  du  péril  imminent,  qui  menaçait  leurs  jours,  et 
leur  offrir  la  facilité  de  le  jeter  dans  un  canot  et  de  se  réfugier 
sur  une  frégate  anglaise,  qui  n'était  pas  loin  de  la  côte.  «  Mais 
laisserons-nous,  dit  le  pontife  à  l'abbé,  laisserons-nous  sans 
consolation,  sans  secouts  spirituels  ces  malheureux  blessés, 


(   178  ) 

nos  concitoyens,  nos  compagnons  d'infortune,  nous  pouvons 
leur  être  plus  que  jamais  utiles.  Ah!  mon  frère,  ne  les  aban- 
donnons pas,  et  sacrifions,  s'il  le  faut,  la  vie  de  nos  corps 
pour  celle  de  leurs  âmes.  »  Ils  s'embarquèrent  alors  et  retour- 
nèrent vers  l'hôpital  des  émigrés ,  qui  déjà  se  trouvait  au  pou- 
voir des  républicains.  Les  deux  frères  furent  bientôt  arrêtés 
eux-mêmes  avec  d'autres  ecclésiastiques,  chargés  de  fers,  con- 
duits à  Vannes,  Jugés  et  condamnés  à  être  fusillés,  non  par  la 
commission  militaire  d'Auray,  qui  refusa  de  se  prêter  à  ce  lâ- 
che et  monstrueux  homicide,  mais  par  une  autre  plus  docile 
aux  ordres  d'un  infâme  député.  » 

«  En  marchant  à  la  mort ,  le  vénérable  apôtre  de  Dôl  dit 
au  peuple  éploré ,  qui  l'environnait  :  mes  bons  enfans ,  nous 
n'étions  pas  venus  pour  vous  conquérir ,  mais  bien  pour  vous 
convertir.  Il  se  rend  au  supplice  entre  le  jeune  et  brave  Som- 
breuil,  Joseph  de  Broglie  et  de  la  Landelle.  On  les  fusilla  le 
3o  juillet  I7g5  sur  une  promenade  publique  de  Vannes  nom- 
mée la  Garenne  et  depuis  appelée  la  plaine  des  martyrs.  Ar- 
rivé au  lieu  de  l'exécution  ,  le  Saint-Pontife  se  fait  découvrir 
la  tête ,  et  à  la  vue  de  ce  front  auguste  et  si  serein ,  le  peu- 
ple versa  des  larmes  et  frémit  d'un  religieux  respect  (1).  » 

Quelle  mort  que  celle  qui  a  été  précédée  par  un  sacrifice 
de  tous  les  momens ,  et  qui  vient  mettre  un  terme  aux  ef- 
forts de  l'amour  infatigable?  la  mort  pour  le  chrétien  n'est 
l'effet  ni  du  désespoir  ni  d'un  enthousiasme  dédaigneux,  elle 
est  le  terme  de  ses  espérances  et  le  complément  de  sa  foi.  Les 
pasteurs  marchaient  vers  la  véritable  patrie  à  la  tête  de  leurs 
troupeaux,  et  ceux-ci  les  suivaient  dociles  et  se  précipitant 
sur  leurs  traces ,  dont  la  lumière  les  guidait.  Femmes ,  en- 
fans  ,  les  simples ,  les  ignorans ,  en  un  mot  tout  ce  que  le  siè- 
cle dédaigne,  avait  des  paroles  pour  confesser  la  foi,  de  la 
pénétration  pour  discerner  l'astuce  et  la  ruse  ,  du  courage 
pour  dire  à  la  vie  un  adieu  joyeux  et  irrévocable.  Quel  triom- 
phe plus  extraordinaire?  c'était  l'œuvre  de  la  foi,  et  après  de 
tels  faits ,  que  l'on  espère  encore  l'emporter  sur  la  foi  !  à 
l'exemple  du  pontife  de  Dôl ,  nous  ajouterons  celui  de  simples 
paysans. 

Nous  verrons  dans  un  second  article  comment  la  vertu  de 
Jésus-Christ  les  rendait  capables  d'affronter  et  de  confondre 
leurs  persécuteurs. 

(  Le  Correspondant ,  n°  4° ,  tome  II.  ) 

(1)  Voy.  Martyrs  du  Maine,  p.   149. 


(  '79  ) 


ESQUISSES    SUR    L'ESPAGNE, 
De  V.  A.  Hubert,  traduit  de  V allemand -par  Louis  Levrault  (i)ê 

De  toutes  les  contrées  de  l'Europe  l'Espagne  est  celle  qui 
laisse  dans  l'âme  du  voyageur  les  impressions  les  plus  vives  et 
les  plus  profondes.  Dans  le  Nord  ,  on  peut  souvent  se  croire 
en  France  ;  la  Hollande  rappelle  l'Angleterre  ;  le  ve'ritable  ca- 
ractère de  l'Italie ,  ses  moeurs  et  son  esprit  national  sont  à  peine 
soupçonnés  de  létranger,  qui  peut  rarement  pe'ne'trer  dans  les 
inte'rieurs  italiens  :  sa  marche  est  tracée  par  un  itine'raire  , 
sorte  de  feuille  de  route  à  l'usage  des  touristes  anglais;  et  il 
ne  s'en  écarte  pas  plus  qu'un  balancier  de  la  ligne  qu'il  doit 
parcourir.  Les  monumens,  les  églises  et  les  ruines,  le  Vésuve 
et  Portici ,  le  Pausilippe  et  Pompeï ,  voila  plus  qu'il  n'en  faut 
pour  orner  l'album  d'une  femme ,  et  fournir ,  pendant  toute 
une  saison  ,  à  la  conversation  fasbionable. 

Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  voyage  en  Espagne.  Il  faut  renoncer 
au  gîte  confortable ,  à  la  table  bien  fournie  et  à  la  molle  ber- 
line, pour  se  mêler  à  la  bande  joyeuse  des  muletiers;  descen- 
dre ,  au  bruit  des  sonnettes  de  leurs  mules ,  au  fond  des  préci- 
pices ,  arriver  à  la  posada ,  y  manger  des  œufs  durs ,  et  coucher 
assez  souvent  à  la  belle  étoile  ,  sur  son  manteau.  Dans  ce  pays, 
point  d'itinéraire  tracé  d'avance ,  point  de  pèlerinages  et  d'ad- 
mirations obligées  :  on  marche  à  l'aventure ,  poussé  par  son 
caprice  par  le  désir  de  voir  sous  toutes  ses  formes  cette  nature 
si  originale ,  et  par  l'espoir  de  faire  chaque  jour  une  décou- 
verte de  plus  dans  les  mœurs  qui  varient  de  province  à  pro- 
vince. Vous  prend -il  fantaisie  d'errer  dans  la  montagne  de 
Ronda ,  dans  les  défilés  des  Alpujarras  ?  vous  vous  mettez  sous 
l'escorte  d'un  muletier ,  guide  fidèle ,  comme  ils  le  sont  pres- 
que tous  en  Espagne  ;  il  vous  conduit ,  à  travers  d'impratica- 
bles défilés,  dans  les  villages  bâtis  sur  le  sommet  des  monta- 
gnes ,  comme  des  nids  d'oiseaux  de  proie  :  il  sera  facile  au 
voyageur  de  lier  connaissance  avec  l'énergique  population  qui 
les  habite  ,  et  y  jouit  d'une  liberté  assez  peu  compatible  avec 
l'organisation  d'une  société  plus  régulièrement  constituée.  S  il 
se  montre  froid  et  railleur,  s'il  ne  peut  se  déprendre  de  ses 
habitudes  de  civilisation  compassée ,  pour  entrer  tout  de  cœur 

(i)  A  Paris,  chez  Levrault,  libraire,  rue  de  la  Harpe,  n°  81. 


(  i8o  ) 

dans  le  monde  nouveau  qui  s'ouvre  devant  lui ,  on  le  laisse  ; 
et  un  regard  de  mépris  a  bientôt  venge  l'Espagnol  de  de'dains 
qu'il  ne  peut  comprendre.  Car  c'est  le  propre  du  ge'nie  natio- 
nal de  ne  douter  jamais  ni  de  sa  patrie  ,  ni  de  ses  mœurs ,  ni 
de  sa  gloire.  Mais  si  l'e'tranger  s'abandonne  sans  re'serve  au 
charme  de  cette  existence  libre  et  forte  ,  s'il  aime  la  grave 
conversation  des  vieillards  et  des  gens  d'église  ,  les  vigoureux 
exercices  des  jeunes  gens ,  les  danses  expressives  et  les  regards 
plus  expressifs  encore  des  jeunes  filles ,  s'il  ne  se  montre  pas 
trop  scrupuleux  sur  la  le'galite'  en  fait  de  vaillance  ,  et  qu'il  ap- 
plaudisse sans  trop  de  façon  au  re'cit  d'un  combat  avec  les 
douaniers  ou  avec  la  milice  ,  alors  on  l'initie  aux  secrets  de 
cette  vie  toute  d'aventures  et  de  dangers  ;  chacun  lui  conte  ses 
prouesses,  et  son  enfance  passe'e  au  milieu  des  montagnes  à 
conduire  de  province  en  province  les  innombrables  troupeaux 
de  me'rinos ,  et  sa  jeunesse  qui  vit  la  guerre  sainte  contre  les 
Français,  et  les  occupations  de  son  âge  mûr,  qui  ne  se  bornent 
pas  à  la  paisible  culture  de  la  vigne  et  des  oliviers.  On  gardera 
pendant  quelque  temps  un  prudent  silence  sur  les  courses  noc- 
turnes à  la  côte  ;  mais ,  si  l'hôte  considère  ,  en  souriant ,  les 
longues  carabines  pendues  à  la  cheminée ,  et  les  sabres  à  la 
poignée  desquels  s'attachent  de  longs  rosaires,  on  finira  par 
lui  confesser  que  les  temps  sont  durs ,  que  l'Espagne  est  bien 
tombée ,  que  le  gouvernement  est  livré  aux  francs-maçons  ,  en- 
nemis secrets  de  la  Religion  et  du  Roi,  et  qu'il  faut  bien  que 
le  pauvre  peuple  se  ménage  quelques  ressources. 

Rien  de  plus  ouvert  que  le  caractère  de  ce  peuple,  quand 
on  se  laisse  aller  à  l'attrait  naturel  qu'il  inspire  malgré  ses  dé- 
fauts et  sa  rudesse.  L'Espagnol  vous  sait  gré  de  votre  confiance , 
des  efforts  que  vous  faites  pour  vivre  comme  lui ,  et  il  vous 
estime  à  raison  de  votre  aptitude  à  comprendre  et  à  partager 
ses  plaisirs.  On  a  déjà  remarqué  que  les  Espagnols  étaient  assez 
peu  sociables  à  l'étranger,  tandis  que  chez  eux  ils  sont  les  plus 
hospitaliers  des  hommes.  C'est  que,  hors  de  la  péninsule,  leur 
amour-propre  est  à  chaque  instant  froissé  par  une  civilisation 
dont  ils  ignorent  les  raffinemens ,  tandis  que  sur  leur  sol  même 
ils  se  croient  trop  grands  et  trop  sûrs  d'eux-mêmes  pour  re- 
douter les  dédains  du  voyageur.  Le  dernier  des  mendians  se 
regarde  comme  protégé  par  la  gloire  des  héros  et  des  poètes 
de  sa  patrie.  Ces  illustres  renommées  ne  sont  pas  le  patrimoine 
exclusif  de  la  classe  éclairée;  et  si  parmi  nous,  les  noms  des 
Bayard ,  des  Turenne  et  des  Racine  ne  sortent  guère  de  l'en- 
ceinte des  salons ,  en  Espagne  les  noms  du  Cid  Campeador ,  de 
Ponce  de  Léon ,  et  même  celui  des  poètes  qui  les  ont  chantés , 


(  x8i  ) 

sont  journellement  répètes  dans  les  plus  humbles  réunions  po- 
pulaires. De  là  la  bienveillance  de  ce  peuple  envers  ses  hôtes 
e'trangers  ;  de  là  aussi  l'air  de  protection  un  peu  hautaine  avec 
lequel  il  la  dispense.  Cette  confiance  en  sa  patrie  ,  cette  foi 
antique  et  sacrée  ajoute  encore  ,  à  notre  avis ,  au  charme  de 
ces  mœurs  pleines  d'abandon. 

Cette  facilite'  à  pénétrer  dans  toutes  les  classes  de  la  société 
en  Espagne ,  à  saisir  sur  le  fait  cette  nature  trop  confiante  et. 
trop  fière  pour  se  cacher ,  paraît  avoir  beaucoup  frappe'  lin- 
génieux  auteur  des  Esquisses  sur  l'Espagne.  M.  Louis  Levrault , 
auquel  nous  devons  la  traduction  de  cet  intéressant  ouvrage , 
a  consigné  la  même  observation  dans  une  introduction  pleine 
de  vues  ingénieuses ,  et  qui  rend  avec  vérité  les  impressions 
de  l'étranger  qui  foule  pour  la  première  fois  cette  terre  si  pit- 
toresque et  si  poe'tique.  Nous  aussi,  nous  avons  visité  ces  bel- 
les contrées  par  un  beau  printemps  et  à  cette  époque  de  la  vie 
où  l'on  n'a  encore  rien  vu  ,  et  où  lame  est  affamée  de  voir. 
Nous  avons  reconnu  toutes  ces  figures  si  bien  dessinées ,  et. 
sur-tout  si  chaudement  coloriées,  que  M.  V.  A.  Huber  fait  pas- 
ser tour  à  tour  sous  les  yeux  de  ses  lecteurs.  Sa  Dolorita  est 
vive  et  piquante  ,  mais  sans  coquetterie  ,  comme  toutes  les  jeu- 
nes Andalouses.  Sa  jeune  âme  est  vouée  à  un  sentiment  naïf  et. 
passionné  à  la  fois,  qui  ,  loin  de  lui  rien  ôter  de  sa  dignité  de 
jeune  fille,  l'élève  au-dessus  de  son  sexe  et  d'elle-même.  C'est 
le  propre  de  l'amour  en  Espagne  d'être  une  affaire  sérieuse, 
un  engagement  que  le  frivole  désir  des  succès  du  monde  ne 
trouble  point.  La  morale  y  est  quelquefois  outragée  sans  doute , 
quoique  plus  rarement  que  ne  l'ont  prétendu  certains  obser- 
vateurs superficiels  ,  pour  lesquels  l'abandon  caractéristique 
des  mœurs  espagnoles  exclut  toute  idée  d'innocence  ;  mais  on 
tombe  rarement  de  la  faiblesse  dans  le  vice  :  il  y  a  assez  de 
ressorts  dans  ces  âmes  pour  se  relever  du  fond  de  l'abîme ,  et 
une  corruption  froide  ne  les  enlève  pas  pour  toujours  à  la  vertu 
et  à  l'honneur. 

A  côté  de  cette  gracieuse  figure  de  Dolorita,  M.  Huber  a 
heureusement  jeté  dans  son  livre  les  caractères  les  plus  pitto- 
resques et  les  plus  essentiellement  espagnols  :  quelle  vérité 
dans  cette  Fernanda ,  patriote  à  la  manière  de  madame  Rol- 
land ,  et  dont  lame  brûlante  concentre  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
faux  et  de  généreux  à  la  fois  dans  les  rêves  d'un  brillant  ave- 
nir qui  enfantèrent  la  révolution  d'Espagne!  Le  brigand  Pedro, 
le  volontaire  Christoval,  l'ambitieux  Mendizabal  portant  son 
esprit  de  calcul  et  ses  maximes  philosophiques  dans  le  sein 
II.  24 


(     lS2    ) 

d'une  jnnte  de  la  foi  ;  le  brillant  milicien  Sioxjas;  le  septem- 
briseur Ruggieri ,  l'audacieux  maire  de  Cordoue ,  sont  des  ty- 
pes qu'il  est  impossible  de  n'avoir  pas  rencontrés  en  traversant 
l'Espagne.  Je  n'aime  point  voyager  avec  le  fasbionable  M.  Brown, 
sous  lescorte  du  Corsario  de  Malaga  à  Grenade.  Mais  je  crois 
pouvoir  le  de'clarer  ressemblant ,  d'après  son  analogie  avec  son 
camarade  le  fameux  Polynario ,  qui  m'a  conduit  de  Cordoue  à 
Se'ville.  Avoir  les  marques  de  respect  que  prodiguaient  mes 
compagnons  de  voyage  à  un  petit  liomme  taillé  comme  le  gla- 
diateur ,  et  dont  la  physionomie  expressive  et  le  regard  doux 
et  ferme  rappelaient  la  pureté'  du  type  andalou ,  je  devinai  que 
nous  e'tions  sous  la  pi'otection  d'un  homme  important  dans  le 
pays.  Polynario  prenait  plaisir  à  me  voir  exprimer  avec  viva- 
cité' l'admiration  que  m'inspirait  cette  riche  ve'ge'tation  ,  cet 
air  balsamique ,  les  ruines  pittoresques  penche'es  sur  le  front 
des  coteaux ,  et  ces  points  romains ,  souvent  termine's  par  des 
arches  gothiques.  Il  me  crut  digne  de  voir  Se'ville  ,  et  d'admi- 
rer la  huitième  merveille  au  monde ,  comme  dit  le  proverbe 
espagnol.  J'acceptai  par  courtoisie  un  cigarre  de  la  Havane,  et 
je  le  consumai  jusqu'au  bout,  maigre'  ma  re'pugnance  visible, 
qui  arrachait  à  mon  guide  les  e'clats  de  la  plus  franche  gaîté. 
Cette  condescendance  l'ayant  mis  de  bonne  humeur,  la  conver- 
sation s'engagea,  et  l'on  peut  juger  quelle  bonne  fortune  c'e'tait 
pour  un  jeune  homme  de  parler  face  à  face  à  un  brigand  à  la 
Byron.  J'étais  aussi  curieux  d'engager  l'entretien  que  le  bon 
cure'  des  environs  de  Saint-Malo  qui  e'crivit  à  Duguay-Trouin 
pour  lui  demander  la  permission  de  se  pre'senter  chez  lui,  at- 
tendu que ,  ne  connaissant  de  héros  que  par  les  Vies  de  Plu- 
tarque  ,  il  avait  grande  envie  d'en  voir  un  en  nature.  Polynario, 
en  échange  de  quelques  détails  sur  la  France  ,  me  mit  au  cou- 
rant de  sa  redoutable  vie.  Né  d'un  père  contrebandier ,  et  qui 
fut  pendu  sous  le  règne  de  Charles  III ,  il  avait  embrassé  la 
profession  de  sa  famille ,  et  quelquefois  fait  pis  encore  ;  repris 
deux  fois  de  justice,  et  mis  en  chapelle  pour  être  pendu,  il 
parvint  à  s'échapper  par  des  miracles  de  force  et  d'adresse. 
Enfin  Dieu  et  Notre-Dame  del  Pilar,  pour  laquelle  il  avait  tou- 
jours eu  une  dévotion  particulière ,  louchèrent  son  cœur.  Il 
réfléchit,  me  dit-il,  que  la  vie  était  courte,  et  qu'un  coup 
d'escopette  ou  un  bout  de  corde  pouvait  l'envoyer  là  haut  sans 
qu'il  eût  fait  pénitence.  Il  s'adressa  à  un  moine  dont  il  obtint, 
ajouta-t-il ,  la  rémission  de  ses  fautes  plus  facilement  qu'il  ne 
l'avait  espéré;  rentré  depuis  dans  la  bonne  voie,  il  fut  gracié 
je  ne  sais  trop  comment  ;  et  s'étant  voué  à  protéger  les  voya- 
geurs, il  devint  la  terreur  des  hommes  dont  il  avait  partagé 


(    '83  ) 

les  crimes.  Nous  sortions  de  la  petite  ville  d'Ecija,  si  redoutée 
des  e'trangers ,  pour  nous  diriger  sur  Carmona ,  dont  les  vieil- 
les tours  se  montraient  sous  le  ciel  pur  d'Andalousie ,  comme 
de  noirs  fantômes,  à  travers  le  voile  d'une  nuit  transparente. 
Au  moment  où  nos  mules  entraient  dans  un  profond  défilé, 
nous  découvrîmes  une  croix ,  à  l'aspect  de  lacpielle  mon  guide 
tira  son  énorme  so/nùrero ,  et  re'cita  de  longues  prières.  Il  m'ap- 
prit que  ce  lieu  avait  été  te'moin  du  meurtre  de  plusieurs  voya- 
geurs ,  au  nombre  desquels  e'tait  un  chanoine  de  Jaè'n ,  ajouta- 
t-il  en  se  signant,  qui  avaient  eu  l'imprudence  de  re'sister  à  la 
bande  du  fameux  Henriquez.  Ils  avaient  e'te'  mis  à  mort  sans 
qu'on  leur  eût  donné  le  temps  de  se  confesser.  Aux  détails 
qu'il  me  donna  sur  un  événement  dont  le  souvenir  réveillait 
visiblement  chez  mon  guide  les  impressions  les  plus  vives ,  je 
me  hasardai  à  lui  demander  s'il  en  avait  été  lui-même  témoin  : 
cette  imprudente  question  n'obtint  pas  de  réponse  précise,  et, 
à  mon  grand  regret ,  la  conversation  s'arrêta  tout  à  coup ,  après 
quelques  réflexions  pieuses  sur  la  miséricorde  de  Dieu  et  de 
l'Eglise.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  parmi  ses  brigands  ou  ses 
matadores,  que  lEspagne  fournit  au  peintre  de  charmans  tableaux 
de  genre.  Tout  est  pittoresque  dans  les  habitudes  comme  dans 
le  costume  du  pays  ;  tout  est  en  saillie  dans  ses  mœurs.  Il  y  a 
dans  la  bonne  compagnie  quelque  chose  d'aussi  primitif  et 
d'aussi  naïf  que  dans  ces  classes  vouées  ,  en  quelque  sorte  ,  à  la 
poésie  par  état  et  profession.  L'impitoyable  niveau  européen  a 
respecté  le  sol  de  l'Andalousie  :  si  à  Madrid ,  la  société  affecte 
les  mœurs  de  Paris  et  de  Londres ,  si  dans  les  salons  de  la  du- 
chesse de  B.  la  conversation  roule  sur  le  fond  de  lieux  com- 
muns qui  l'alimentent  dans  toute  l'Europe  ;  à  Cordoue  ,  à 
Séville ,  à  Grenade ,  à  Cadix  même ,  malgré  le  caractère  cos- 
mopolite de  cette  ville  ,  vous  échappez  à  cet  insignifiant  par- 
lage.  Une  communication  immédiate  et  bientôt  intime  s'établit 
entre  1  étranger  et  les  hôtes  bienveillans  qui ,  sur  la  moindre 
recommandation,  s  empressent  de  l'accueillir  et  de  le  déclarer 
membre  de  la  famille,  en  quelque  sorte  ,  par  cette  formule  so- 
lennelle :  Esta  casa  es  inicstra. 

Ces  mots  prononcés ,  il  a  droit  d'entrer  à  la  maison  à  toute 
heure ,  d'y  prendre  place  à  table ,  d'y  faire  la  sieste ,  et  d  arri- 
ver à  la  tcrtidlia  du  soir,  dans  son  costume  du  matin.  Ainsi 
s'écoule  la  vie  en  Espagne,  sans  cérémonie  ,  et  avec  une  uni- 
formité qui  ne  convient  pas  aux  sens  émoussés  de  l'homme  du 
monde,  mais  laisse  à  chacun  toute  sa  liberté  de  pensée  et  d  ac- 
tion. La  conversation  participe  de  ce  double  caractère  :  elle 
est  monotone  ;  car  peu  d'objets  renouvellent  l'attention  et  les 


(   i84  ) 

idées  ;  mais  elle  est  toujours  vive  ,  toujours  animée  comme  les 
femmes  il' Andalousie  ,  sans  instruction  ,  sans  fonds ,  sans  co- 
quetterie ,  et  dont  lame  est  si  forte ,  l'esprit  si  ingénieux ,  le 
cœur  si  passionné,  et  l'instinct  si  prompt,  quelles  devinent 
toutes  les  idées  ,  celles  là  même  qui  semblent  le  plus  éloignées 
de  la  sphère  dans  laquelle  est  circonscrite  leur  existence. 

Dans  aucune  contrée  de  l'Europe  les  mœurs  des  diverses 
classes  de  la  société  n'ont  plus  de  similitude  entr'elles ,  et  ne 
sont  empreintes  d'un  caractère  plus  véritablement  national.  Tout 
est  en  commun  en  Espagne,  foi  religieuse,  esprit  public,  tra- 
ditions nationales  et  plaisirs  populaires.  Si  la  liberté  n'existe 
pas  par  les  lois,  elle  règne  par  les  mœurs  à  un  point  dont  il 
serait  difficile  de  trouver  ailleurs  un  exemple.  Que  l'Anglais 
vante  Yhabeas  corpus ,  on  lui  répondra  par  la  presse  des  ma- 
telots et  la  honteuse  abjection  des  domestiques  et  des  prolétai- 
res dans  la  Grande-Bretagne.  Dans  la  péninsule ,  rien  de  sem- 
blable :  le  domestique  est  membre  de  la  famille  ;  il  y  passe  sa 
vie  ;  ses  enfans  y  sont  élevés  comme  il  le  fut  lui-même  ;  et ,  si 
cet  ordre  de  choses  a  de  grands  abus ,  le  principe  n'en  est  pas 
moins  élevé,  moins  respectable.  Quant  à  l'homme  du  peuple, 
il  serait  difficile  de  dire  en  quoi  la  partie  morale  de  sa  vie  dif- 
fère de  celle  du  grand  d'Espagne  ,  qui  a  conservé  les  vieilles 
traditions  nationales.  Il  peut  lui  parler  à  toute  heure  et  avec 
toute  liberté.  Le  matin ,  il  le  rencontre  à  l'église  ;  vers  trois 
heures ,  sur  la  place  publique ,  où  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété se  réunissent  pour  parler  des  affaires  publiques  et  pri- 
vées. Le  soir,  l'homme  du  peuple,  enveloppé  de  son  manteau 
brun ,  se  promène  comme  le  seigneur  Castillan  à  Madrid ,  au 
Pardo  ;  à  Séville,  au  pied  de  la  tour  de  l'Or;  à  Grenade,  dans 
les  cours  de  l'Alhambra ,  à  l'heure  où  Ton  entend  gémir  les 
ombres  des  derniers  Abencerrages  (i),  beaux  lieux  dont  le 
moindre  marchand  du  Zacatin  (2)  connaît  toutes  les  traditions 
aussi-bien  que  le  meilleur  antiquaire.  L'homme  du  peuple  re- 
trouve le  grand  d'Espagne  au  seul  spectacle  national  du  pays  ; 
dans  la  lice  des  taureaux.  11  n'est  point  privé  des  jouissances 
que  donnent  les  beaux-arts ,  et  dont  il  a  le  sentiment  à  un  de- 
gré peu  commun.  En  Espagne,  les  arts  sont  encore  catholiques, 
la  seule  bonne  musique  que  l'on  y  entende  retentit  pour  tous 
sous  les  voûtes  sonores  des  cathédrales  gothiques  ou  à  travers 
les  forêts  de  colonnes  des  mosquées  arabes.  Cet  art  n'y  est  pas 
devenu  la  propriété  exclusive  d'un  petit  nombre  iVamatcurs  ; 

(1)  Voyez  cette  tradition  dans  les  Esquisses  de  M.  Huber. 

(2)  Quartier  marchand  de  Grenade. 


(   x85  ) 

il  n'est  pas  sorti  de  la  vie  réelle  pour  circonscrire  ses  grands 
effets  sur  l'espace  e'troit  d'un  théâtre.  La  main  des  peintres  na- 
tionaux a  couvert  de  chefs-d'œuvre  les  murs  des  temples.  Le 
chœur  des  Capucins  de  Séville  est  un  des  plus  heaux  musées 
de  l'Europe.  Les  chants  sacrés  et  la  promenade  sous  un  ciel 
pur ,  la  gloire  du  passé  au  milieu  des  afflictions  du  présent , 
voilà  les  élémens  de  la  vie  commune  en  Espagne.  La  civilisa- 
tion espagnole  est  donc  essentiellement  populaire  ,  parce  qu'elle 
fut  primitivement  catholique  et  qu'elle  a  été  faite  par  1  Eglise. 
Aujourd'hui  sans  doute  hien  des  ombres  obscurcissent  ce  ta- 
bleau grandiose  :  la  foi  quitte  les  classes  élevées,  et  avec  elle 
se  perd  cette  généreuse  indépendance,  cette  noble  simplicité, 
cet  esprit  de  patronage  chrétien ,  et  cette  horreur  pour  les  in- 
trigues des  camaristes  de  bas  lieu  :  sentimens  élevés  qui,  jus- 
qu'à Philippe  II ,  tirent  de  l'Espagne  la  nation  la  plus  catholi- 
que, la  plus  libre  et  la  plus  fière  de  l'Europe.  Cette  civilisation 
indigène  résiste  encore  dans  les  provinces  ;  elle  combat  à  la 
fois  l'esprit  aride  et  corrupteur  du  18e  siècle,  et  les  caprices 
d'un  pouvoir  sans  règle  et  sans  lumière. 

C'est  de  l'alliance  du  vieux  génie  espagnol  avec  les  idées  de 
liberté  et  de  développement  intellectuel  dans  le  sens  des  doc- 
trines catholiques  que  sortira  l'avenir  de  l'Espagne.  C'est  là  seu- 
lement ce  qui  pourra  calmer  les  masses  populaires  que  tour- 
mente aujourd'hui  une  inquiète  et  coupable  jalousie  contre  les 
classes  supérieures ,  sentiment  qui  a  donné  naissance  au  parti 
des  aggraviados ,  et  qui  augmente  à  mesure  que  s'altère  l'es- 
prit de  patronage  et  d'égalité  chrétienne  chez  la  noblesse  et 
les  parvenus. 

Cette  matière  est  trop  grave  pour  que  nous  ne  cherchions 
pas  l'occasion  d'y  revenir  plus  tard.  Nous  terminons  cette  fois 
en  renvoyant  à  l'excellent  ouvrage  de  M.  Huber ,  dont  nous 
sommes  loin  toutefois  d'accepter  les  opinions  politiques. 

K. 

(  Le  Correspondant ,  «°  41  ,  tome  IL  ) 


(   «86  ) 

DE    Ï.A    PHILOSOPHIE 
A  la  fin  du   Xf^III6    siècle  et   au   commencement  du  XIXe. 

TROISIÈME    ARTICLE  (1). 

Pocir  résumer  l'article  précédent,  le  malheur  ou  plutôt  le 
châtiment  de  la  révolution  française  ne  peut-être  imputé  au 
XVIIIe  siècle  plutôt  qu'au  XVII,  au  XVII  plutôt  qu'au  XVI", 
au  XVI  plutôt  qua  ceux  qui  l'ont  précédé  :  il  ne  peut  être 
attribué  qu'aux  imperfections  ou  aux  abus  de  notre  ancienne 
civilisation  :  abus  qui ,  le  mal  croissant  toujours ,  et  s'ajou- 
tant  toujours  à  lui-même,  ont  produit  le  dénouement  dont 
nous  venons  d'être  témoins. 

Or  le  XVIIIe  siècle  était  marqué  dans  les  vues  de  la  Provi- 
dence ,  comme  le  dernier  travail  des  trois  siècles  qui  nous 
avaient  précédés  ;  et  cette  époque  étant  celle  où  la  société  an- 
cienne devait  disparaître  pour  faire  place  à  la  société  nou- 
velle, il  est  évident  que  le  caractère  de  la  philosophie  du 
XVIIIe  siècle  était  donné  d'avance  comme  les  destinées  de  la 
société  d'alors ,  dont  la  philosophie  ne  pouvait  être  que  l'ex- 
pression. 

Appelé  à  partager  les  destinées  d'une  société  dévouée  à  la 
destruction,  l'esprit  philosophique  du  XVIII'  siècle  a  donc 
été  ce  qu'il  devait  être ,  l'esprit  de  destruction. 

Si  nous  voulons  en  effet  l'analyser  sévèrement,  quelle  triste 
identité,  quelle  unité  effroyable  entre  sa  nature  et  sa  vocation. 

Véritable  Protée ,  la  philosophie  du  XVIIIe  siècle  savait 
prendre  toutes  les  formes ,  se  plier  à  toutes  les  habitudes ,  à 
toutes  les  exigences  diverses  des  esprits ,  pour  arriver  h  son 
but.  Avec  les  esprits  positifs ,  positive  elle-même ,  systémati- 
que, claire  et  méthodique  en  apparence  ;  avec  les  âmes  arden- 
tes, ardente  elle-même,  exaltée,  pleine  d'une  fougueuse  et  en- 
traînante éloquence;  avec  les  esprits  superficiels  ,  légers  ou 
corrompus ,  et  c'était  le  plus  grand  nombre ,  légère ,  vive  et 
enjouée,  faisant  de  la  corruption  la  théorie  de  l'élégance,  mê- 
lant la  philosophie  au  libertinage  des  sens,  le  libertinage  de 
l'esprit  à  la  philosophie  ;  véritable  épicurisme  du  cœur  et  de 
la  raison. 

(i)  Voir  ci-dessus,  p.  142  et  i55. 


(   i87  ) 

Sous  quelque  forme  que  cette  philosophie  se  produisit , 
toujours  amie  du  mensonge,  du  sophisme,  ou  au  moins  du 
paradoxe  :  me'lange  incroyahle  de  tous  les  dons  du  talent  et 
du  ge'nie ,  et  de  l'abus  de  tous  ces  dons. 

Maintenant ,  en  présence  de  cette  philosophie ,  supposez  un 
instant  ce  qui  existait  véritablement  dans  les  masses  ,  l'extinc- 
tion de  toute  croyance  positive  ,  le  dégoût  de  toute  autorite' , 
l'indifférence  ou  le  mépris  des  choses  saintes,  un  malaise  in- 
de'finissable  ,  un  vague  désir  de  nouveauté'  plus  fort  encore  que 
les  vagues  terreurs  de  l'avenir,  l'absence  de  dignité' sur  le  trône, 
la  corruption  dans  le  sanctuaire;  et  vous  aurez  alors  les  élé- 
mens  de  cette  puissance  terrible  nommée  Révolution  française , 
qui,  rapide  comme  le  souille  de  la  colère  divine,  renversa  en 
un  instant  une  civilisation  forte  de  douze  siècles  de  durée. 

Mais,  nous  dira-ton  peut-être,  vous  venez  d'absoudre  le 
XVIIIe  siècle  d'avoir  voulu  les  désastres  de  notre  révolution, 
tout  en  avouant  qu'il  les  a  préparés.  Vous  l'avez  absous  ensuite 
d'être  l'auteur  de  ces  doctrines,  disant  qu'il  n'a  fait  que  les  dé- 
velopper. Vous  ajoutez  maintenant  que  le  caractère  de  cette 
philosophie  était  donné ,  nécessaire  :  alors ,  après  cette  abso- 
lution générale,  pour  être  conséquent,  il  ne  vous  reste  plus 
qu'à  en  donner  une,  en  particulier,  à  chacun  des  philosophes 
de  cette  époque ,  à  Voltaire ,  à  Rousseau  ,  à  Diderot ,  etc. 

Telle  est,  répondrons  nous,  la  haute  prérogative  de  la  Toute- 
Puissance  ,  de  faire  sortir  le  bien  du  mal  ;  de  telle  sorte  que 
le  mal  soit  nécessaire  pour  l'enfantement  du  bien.  Mais  il  ne 
faut  pas  être  le  mal  d'où  Dieu  fait  sortir  le  bien. 

Oui ,  encore  une  fois ,  dirons-nous ,  il  y  a  de  l'injustice  à 
imputer  au  XVIIIe  en  particulier  les  doctrines  qu'il  a  déve- 
loppées. 

Non  ,  dirons-nous  ensuite ,  nous  n'absolvons  personnelle- 
ment ni  Voltaire ,  ni  Rousseau ,  ni  Diderot ,  ni  aucun  des  so- 
phistes de  cette  époque.  Ce  n'est  point  notre  faute ,  encore  une 
fois,  s'il  est  aussi  des  crimes  originels  en  politique;  ainsi  donc, 
toute  donnée.  ,  toute  nécessaire  qu'était  la  philosophie  du  XVIIIe 
siècle;  et  quoi  qu'on  puisse  alléguer  sur  les  intentions  pures, 
sur  les  mœurs  honnêtes  et  douces,  et  même  sur  les  vertus 
privées  de  quelques-uns  de  ses  écrivains,  la  philosophie  du 
XVIIIe  siècle  n'en  est  pas  moins  odieuse  à  nos  yeux  ;  ce  n'en 
est  pas  moins  pour  nous  un  besoin  comme  un  devoir  de  la 
flétrir  et  de  la  stigmatiser.  Quant  à  celui  qui  peut  l'aimer,  quant 
à  celui  qui  se  sent  attiré  vers  ces  funestes  productions,  monu- 


(   «88  ) 

mens ,  hélas  !   trop  durables  du  crime  de  leurs  auteurs  ,  en 
vérité,  je  plains  cet  homme  ;  Dieu  ne  l'aime,  pas  (i). 

Aussi  ne  pouvons-nous  nous  empêcher  de  trouver  tout  h 
fait  e'trange  le  ton  de  le'gèreté  et  d'indifférence  ,  avec  lequel 
certains  écrivains  nous  parlent  des  philosophes  du  XVIII  siècle  , 
réservant  le  sarcasme  à  la  vertueuse  indignation ,  excitée  par 
une  telle  prostitution  de  tous  les  dons  du  génie. 

C'est  ainsi  que  l'auteur  de  la  Littérature  française  pendant 
le  XVIIIe  siècle,  pour  justifier  cette  époque  de  sa  philoso- 
phie, vient  nous  dire  agréablement  qu'il  ne  faut  pas  du  tout  la 
prendre  an  sérieux;  qu'après  tout,  on  ne  fut  jamais  moins 
philosophe  qu'au  XVIII  siècle,  s'efforçant  ainsi  de  faire  pren 
dre  le  change  à  l'esprit  du  lecteur,  en  ôtant  adroitement  en 
gloire  à  la  littérature  dont  il  trace  le  tableau ,  ce  qu'il  vou- 
drait lui  faire  recouvrer  en  estime  publique. 

<c  Au  XVIIIe  siècle  ,  dit-il ,  ce  ne  sont  plus  des  hommes  sé- 
rieux ,  érudits ,  nourris  de  réflexions  et  d'études  ,  cherchant 
un  point  de  vue  général ,  procédant  avec  méthode ,  s'efforçant 
de  former  un  système  dont  toutes  les  parties  soient  bien  coor- 
données :  ce  sont  des  écrivains  vivans  au  milieu  d'une  société 
frivole,  animés  de  son  esprit,  organe  de  ses  opinions,  jugeant 
de  tout  avec  facilité ,  conformément  à  des  impressions  rapides 
et  momentanées  ,  s'enquérant  par  des  questions  qui  avaient  été 
autrefois  débattues  ;  dédaigneux  du  passé  et  de  l'érudition  ; 
enclins  à  un  doute  léger  qui  n'était  point  l'indécision  philoso- 
phique ,  mais  bien  plutôt  un  parti  pris  d'avance  de  ne  rien 
croire.  Enfin  le  nom  de  philosophe  ne  fut  jamais  accordé  à 
meilleur  marché.  Lorsqu'un  reproche  aux  auteurs  de  cette 
époque  ,  d'avoir  soutenu  un  système  et  des  principes  destruc- 
teurs ,  on  les  calomnie  sous  un  rapport ,  sous  un  autre  on  leur 
donne  un  éloge  qu'ils  n'ont  pas  mérité.  On  peut  combattre 
avec  indignation  Hobbe  ou  Spinosa.  Ils  ont  un  but  direct,  une 
intention  marquée  :  ils  se  présentent  avec  des  armes  dans  la 
carrière  :  ils  offrent  prise,  on  sait  à  qui  l'on  a  affaire.  Mais  la 
philosophie  du  XVIIIe  siècle  ne  pourra  jamais  former  une 
doctrine  textuelle.  On  ne  pourra  jamais  être  reçu  à  citer  un 
écrivain ,  pour  prouver  que  cette  philosophie  avait  un  projet 
certain,  des  principes  reconnus.  Tous  ces  littérateurs  n'avaient 
aucun  accord  entre  eux....  La  philosophie  du  XVIIIe  siècle  est 
donc  un  esprit  universel  de  la  nation  qui  se  retrouve  dans  les 


(i)  Parole  de  M.  (le  Maistre,  en  parlant  des  admirateurs  de  Voltaire. 


(   i89  ) 

écrivains  :  c'est  an  témoignage  e'crit  île  la  tendance  des  opinions 
des  contemporains  (i).  » 

On  ne  peut  être  admis  a  justifier  la  philosophiedu  XVIII'  siè- 
cle ,  en  nous  parlant  de  l'esprit  universel  de  la  nation  ,  de  la. 
tendance  des  opinions  des  contemporains ,  pas  plus  qu'un  avo- 
cat ne  pourrait  l'être  à  justifier  un  accusé  par  les  mauvais 
exemples  dont  celui-ci  fut  entoure',  par  ses  habitudes  vicieu- 
ses, par  l'influence  d'une  éducation  perverse.  Qui  ne  voit  d'ail- 
leurs ici  l'action  et  la  réaction  du  siècle  sur  les  écrivains,  des 
écrivains  sur  le  siècle,  ils  avaient  reçu  la  corruption,  ils  la 
lui  ont  rendue  au  centuple.  Or,  si  la  corruption  qu'ils  ont 
reçue  leur  est  elle-même  imputable ,  puisqu'ils  ne  l'ont  pas 
repoussée,  n'y  a-t-il  pas  de  l'impudeur  à  les  absoudre  de  la 
corruption  qu'ils  lui  ont  rendue  jusqu'à  l'extinction  ,  jusqu'à 
la  mort? 

On  ne  saurait  non  plus  justifier  la  philosophie  du  XVIIIe 
siècle  par  la  considération  de  son  esprit  frivole ,  de  son  doute 
léger,  de  son  dédain  du  passé  et  de  l'érudition.  On  peut  com- 
battre Spinosa  avec  indignation,  nous  dit-on  :  en  vérité  il  fau- 
drait avoir  une  merveilleuse  facilité  d'indignation  pour  aller 
en  dépenser  contre  Spinosa ,  et  employer  contre  lui  d'autres 
armes  que  celles  qu'il  présente  lui-même  pour  le  combat ,  je 
veux  dire  la  froide  et  sévère  logique  :  et  il  nous  semble  au 
contraire  qu'il  est  très-difficile  à  qui  voudrait  combattre  Vol- 
taire ou  quelqu'autre  sophiste  de  cette  époque,  de  ne  pas  glis- 
ser du  ton  calme  de  la  critique  dans  le  langage  passionné  de 
la  mauvaise  humeur  et  de  l'indignation. 

Quelle  que  soit  la  direction  de  la  philosophie,  lorsqu'elle 
paraît  accompagnée  des  études  profondes  ,  des  méditations  sé- 
rieuses ,  et  avec  le  caractère  grave  de  la  science ,  elle  se  place 
naturellement  dans  une  sphère  où  l'oeil  du  vulgaire  ne  peut 
l'atteindre  ni  la  pénétrer.  A  ces  conditions  qu'un  philosophe 
se  trompe,  son  erreur  est  beaucoup  moins  dangereuse,  parce 
qu'elle  est  individuelle  ;  ou  du  moins  qu'elle  n'a  de  cours  que 
dans  le  monde  savant,  pour  qui  le  doute  est  toujours  à  côte 
de  l'affirmation.  Certes,  avant  le  XVIIIe  siècle  la  philosophie 
n'avait  pas  manqué  de  défenseurs  hardis  et  téméraires  :  sans 
rappeler  le  Hollandais  Spinosa  ,  dont  il  était  tout-à-l'heure 
question,  en  France  nous  voyons  Rabelais,  Montaigne,  Bayle; 
en  Angleterre  Hobbes,  et  plus  tard  Mandeville  ,  Collins,  Tyn- 
dals,  Tolands.  Mais  selon  l'observation  judicieuse  de  M.  Aneil- 

(i)  De  la  littértilwè  française  pendant  le  XI  IIIe  siî'de ,  pag.  i/$>  et 
suivans. 

IT  ?5 


(    i9o   ) 

Ion  sur  ces  derniers  e'crivains  .  «  La  profondeur  de  leurs  re- 
»  cherches  ,  la  gravite'  de  leur  ton,  le  sérieux  de  leur  style  et 
»  de  leur  manière ,  rendaient  les  ouvrages  moins  pernicieux  ; 
»  ils  montaient  sur  le  ton  de  la  reflexion  et  de  la  pense'e , 
»  plusieurs  d'entre  eux  respiraient  l'amour  de  la  vérité  et  l'ins- 
»  Diraient,  par  la  même  ils  portaient  leur  correctif  avec 
»  eux ,  et  leur  publication  provoqua  des  traite's  solides  et  de 
»  savans  e'crits  qui  leur  servirent  de  contrepoids  et  de  contre- 
»    poison.  »  * 

De  même  en  France,  Montaigne,  avec  son  doute  apathique; 
Rabelais,  avec  le  sens  cache'  de  ses  bouffonneries;  Bayle,  avec 
son  érudition  et  ses  énormes  in-folio,  ne  pouvaient  avoir  au- 
cune action  sur  le  commun  des  esprits. 

Le  tort  personnel  du  XVIIIe  siècle  fut  donc,  dans  son  em- 
pressement h  fouiller  ces  vieux  arsenaux  du  doute  et  de  l'in- 
crédulité', pour  en  tirer  ces  armes  mortelles,  ces  traits  déchi- 
rans,  ace're's  par  la  cruelle  malice  :  ce  fut  de  traduire  tous  ces 
argumens  contre  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacre'  parmi  les  hommes, 
en  langue  vulgaire  à  l'usage  du  bel  esprit,  de  la  corruption  du 
cœur ,  de  toutes  les  passions  populaires  sous  toutes  les  formes 
possibles,  depuis  celle  du  dictionnaire  jusqu'à  celle  du  roman. 

Enfin  l'auteur  de  la  Littérature  au  Xf^IIP  siècle  nous  sem- 
ble se  tromper  évidemment,  lorsqu'il  vient  nous  dire  qu'il  est 
impossible  de  constater  une  unité  quelconque  dans  les  doctri- 
nes de  cette  époque.  Nous  avons,  je  crois,  assez  ouvertement 
protesté  tout  à  l'heure  que  la  philosophie  n'était  point  à  nos 
yeux  une  vaste  conjuration  entreprise  en  commun  par  tous  les 
écrivains  pour  renverser  V ordre  établi ,  pas  plus  que  nous  ne 
la  regardons  comme  un  noble  concert  pour  le  bonheur  de  l'es- 
pèce humaine.  Nous  l'avons  seulement  considérée ,  avec  l'au- 
teur auquel  nous  répondons,  comme  ïexpression  de  la  so- 
ciété :  sur  ce  point  nous  tombons  d'accord  avec  lui. 

Maintenant  ce  dont  il  doit  tomber  d'accord  avec  nous  c'est 
que  les  philosophes  du  XVIIIe  siècle  volontairement  ou  invo- 
lontairement, se  sont  invariablement  trompés;  or,  dans  ce 
concert  d'erreurs ,  quelle  autre  unité  peut  exister],  quelle  au- 
tre peut-on  chercher  raisonnablement  si  ce  n'est  l'esprit  de 
destruction;  et  cette  unité  là,  je  le  demande,  ne  s'élève-t elle 
pas  de  toutes  parts  des  doctrines  du  XVIII  siècle,  revêtue 
d'une  assez  funeste  évidence? 

Ainsi  donc ,  s'il  est  vrai  qu'on  ne  puisse  pas  trouver  au 
XVIII  siècle  un  ensemble  de  doctrines  positives,  il  est  incon- 
testable que  d'un  autre  côté  on  y  trouve  unité  de  méthode.  Si 
ce    ne  sont  pas   partout  les   mêmes  opinions   en  philosophie, 


(  i9'  ) 

c'est  partout  la 'même  manière  de  philosopher ,  quoiqu'avec 
«les  habitudes  d'esprit  bien  diverses  et  des  tons  bien  differens. 
Or  c'est  seulement  dans  l'unité  de  la  me'thode  qu'existe  1  u- 
nite'  philosophique  d'une  époque,  et  c'est  sous  ce  point  de 
vue  que  nous  tâcherons  de  caraete'riser  le  XVIIIe  siècle  dans 
notre  prochain  numéro.  H.  G. 

(  Le  Correspondant ,  n°  ^i  ,  tome  II.  ) 


LES    MARTYRS    E-U    MAINE. 

DEUXIÈME    ARTICLE   (1). 

C'est  dans  tous  les  rangs  que  la  foi  trouve  des  confesseurs  et  des 
héros.  L'ouvrage  de  M.  Perrin  en  est  une  preuve  consolante.  Nous 
continuons  de  faire  des  citations  ;  elles  concilieront  plus  de  suffra- 
ges à  ce  livre  que  tous  nos  éloges. 

L'abbé  d'Orgueil  fut  arrêté  par  les  républicains  dans  une  ferme 
du  Petit-Muillé  ,  département  de  la  Mayenne.  La  maison  qui  lui 
avait  servi  d'asyle  fut  mise  au  pillage ,  les  bestiaux  du  laboureur 
lurent  enlevés  ,  et  lui-même  traîné  dans  les  prisons  de  Laval  avec 
lus  prêtres  qu'il  avait  cachés.  On  chargea  pareillement  de  fers  sa 
sœur  et  sa  fille ,  femmes  admirables,  dignes  des  premiers  siècles 
de  l'Eglise.  Ces  braves  gens  s'estimaient  heureux,  ils  se  félicitaient 
de  souffrir  pour  Jésus-Christ,  et  l'aspect  même  de  la  mort  ne  put 
altérer  la  sérénité  de  leur  visage. 

Cités  devant  le  tribunal,  on  leur  fit  subir  un  interrogatoire  qui 
révéla  toute  la  force  de  leur  foi ,  toute  la  grandeur  de  leur  âme. 
Chacun  des  trois  voulut  s'attribuer  l'honneur  d'avoir  caché  le  mi- 
nistre de  Dieu;  et,  quand  on  demanda  le  serment  au  vieux  la- 
Loureur  :  «  Point  de  serment,  s'écria-t-il ,  menez-moi  à  la  gwl- 
loche.  »  Ce  sont  ses  propres  expressions,  qu'd  faut  rendre  avec 
ieur  énergie.  On  dit  ensuite  aux  trois  parens  :  «  Pourquoi  avez- 
»  vous  caché  ce  calolin  ?  —  Si  c'était  encore  à  faire ,  nous  le 
»  ferions  »  ,  répondirent-ils  tous  ensemble.  Comme  le  prêtre  se 
montrait  attendri  sur  leur  sort ,  et  paraissait  plongé  dans  la  plus 
vive  affliction  ,  en  les  voyant  enveloppés  dans  sa  condamnation 
pour  lui  avoir  donné  un  asyle  :  «  Pourquoi  vous  affligez- vous , 
»  Monsieur,  lui  dirent  ses  généreux  compagnons?  Si  vous  saviez 
)>   comme  nous  sommes  joyeux  de  vous  suivre  sur  L'échafaud  !  oh  ! 

(i)  Voir  ci-dessus,  p.  i-3. 


(   *92  ) 

)>  quelle  obligation  nous  vous  avons  de  nous  avoir  procuré  la  cou- 
»   ronne  du  martyre  ?  » 

Du  tribunal  les  victimes  furent  conduites  au  lieu  de  supplice. 
Le  bon  homme  paraissait  se  confesser  au  prêtre ,  qui  s'inclinait 
pour  l'entendre.  Les  femmes  marchaient  du  pas  le  plus  ferme ,  et 
avec  le  même  courage  qu'elles  avaient  fait  briller  au  tribunal.  Le 
vieillard,  Louis  Chadaigne ,  âgé  de  soixante-deux  ans,  monta  le 
premier  à  l'échafaud.  Après  lui,  fut  immolée  sa  fille,  Louise,  âgée 
de  trente  ans.  La  vierge  chrétienne  tenait  tes  yeux  élevés  vers  le 
ciel  pendant  qu'on  l'attachait  sur  la  planche  rougie  du  sang  de  son 
père,  et  on  l'entendit  distinctement  prononcer  ces  tendres  paroles  : 
«  Jésus ,  ayez  pitié  de  moi  !  ô  Jésus  !  pardonnez-moi  !  Jésus ,  mon 
»  amour  !  Jésus  !  »  Le  couteau  lui  arrêta  le  doux  nom  de  Jésus 
sur  les  lèvres. 

La  tante  de  cette  pieuse  fille ,  Jeanne  Chadaigne ,  veuve  de  Jo- 
seph Boulay ,  laboureur,  âgée  de  cinquante-quatre  ans,  entonna, 
au  pied  de  l'échafaud ,  d'une  voix  claire  et  sonore ,  ce  cantique  à 
la  très -sainte  Vierge  :  Je  mets  ma  confiance,  Vierge,  en  votre  se- 
cours ;  et ,  lorsqu'elle  en  fut  à  ces  mots  :  Et  quand  ma  dernière 
heure  viendra  fixer  mon  sort ,  elle  dit  :  «  Voici  la  dernière  heure 
»  qui  va  fixer  mon  sort ,  obtenez  que  je  meure  de  la  plus  sainte 
)>  mort.  »  Des  républicains  prononcés  qui  assistaient  à  ce  touchant 
spectacle  furent  profondément  émus,  et  plusieurs  ont  avoué  depuis 
qu'ils  avaient  senti  des  larmes  d'attendrissement  couler  de  leurs  yeux. 
Le  vertueux  ecclésiastique  qui  les  avait  si  puissamment  aidés  à 
mourir ,  encouragé  lui-même  par  leur  héroïque  constance  ,  se  pré- 
senta sur  le  théâtre  de  la  mort  avec  une  majestueuse  fermeté.  L'on 
eût  dit  qu'il  voyait  déjà  le  ciel  entr'ouvert  ;  se  tournant  vers  le 
peuple  ,  il  cria  :  Vive  la  religion  !  vive  le  roi  !  et  reçut  ainsi  le 
coup  fatal. 

Quelle  admirable  naïveté!  il  me  semble  que  la  foi  pure  et  simple 
de  nos  aïeux  vient  se  réfléchir  tout  entière  dans  la  confession  de 
ces  chrétiens  de  notre  temps.  Oui  ,  tel  est  le  privilège  de  la  foi  en 
Jésus-Christ  gravée  par  une  main  divine  dans  le  cœur  du  chrétien  ; 
c'est  là  qu'elle  réside,  qu'elle  s'alimente  d'une  nourriture  céleste; 
c'est  de  là  qu'elle  s'exhale  en  hymne  d'amour,  et  qu'elle  s'élève 
comme  un  doux  parfum  vers  son  auteur.  Qui  dira  la  puissance  de 
ce  nom  de  Jésus  ,  qui  vient  expirer  sur  une  lèvre  mourante  ?  Et 
que  ce  cantique  entonné  en  l'honneur  de  Marie  est  plein  de  vie  et 
d'immortalité  I  La  foi  fait  place  à  l'amour,  et  l'amour  a  pénétré  ce 
Voile  transparent  qui  sépare  le  temps  de  l'éternité. 

Q\\e  l'on  nous  permette  de  citer  encore  un  de  ces  beaux  dévoue- 
niens  ;  c'est  une  tendre  mère,  une  mère  chrétienne,  qui  renouvelle 


(   '93  ) 

le  courage  à  jamais  me'morable  de  Salomonis ,  la  mère  des  anciens 
Machabées. 

Une  mère  chrétienne  fut  condamnée  le  3  pluviôse  (  1%  janvier), 
avec  ses  quatre  filles ,  et  exécutée  sur-le-champ  à  Laval.  Marie- 
Tbérèse  de  Lort,  née  à  Saint-Domingue,  avait  épousé  un  habitant 
de  Nantes ,  M.  Hay ,  qui  voulut  combattre  pour  le  Roi  sous  les 
drapeaux  vendéens.  Sa  famille  fut  prise  dans  les  environs  de  La- 
val ,  et  jetée  dans  les  prisons  de  cette  ville.  L'échafaud  était  le 
prix  de  la  vertu.  Madame  Hay  y  fut  conduite  avec  mesdemoiselles 
Sophie ,  Eléonore ,  Emilie  et  Cécile ,  ses  filles.  Ce  n'étaient  pas 
des  femmes  qui  marchaient  à  la  mort  ;  c'étaient  des  anges  qui  al- 
laient s'envoler  vers  le  ciel.  Jamais  les  jeunes  victimes  n'avaient 
été  plus  belles  :  on  lisait  quelque  chose  de  surnaturel  dans  l'ex- 
pression de  leur  visage  ;  un  doux  sourire  paraissait  les  animer  ; 
une  modeste  rougeur  colorait  leur  front  ;  une  mise  noble  et  décente 
ajoutait  à  la  grâce  de  leur  maintien.  Leur  mère  n'était  pas  moins 
remarquable  par  son  admirable  sécurité,  par  ses  manières  aimables, 
par  son  air  de  contentement  et  de  grandeur.  Elle  semblait  con- 
duire ses  filles  au  triomphe  ;  de  temps  en  temps  elle  leur  parlait 
par  ses  regards ,  et  des  signes  de  sa  tête ,  elle  leur  exprimait  sa 
joie  de  les  voir  dignes  d'elle-même,  dignes  de  leur  père;  elle  leur 
montrait  le  ciel  comme  la  récompense  prochaine  de  leurs  souffran- 
ces passagers.  Au  pied  de  l'échafaud  ,  les  cinq  héroïnes  se  mirent 
à  genoux;  elles  prièrent  un  instant,  puis,  nouvelle  Machabée ,  la 
mère  dit  à  ses  enfans  :  «  0  mes  filles  ,  il  est  temps  ;  montons  au 
»  ciel.  »  La  première  s'élance  avec  l'agileté  d'un  athlète  qui  craint 
qu'un  autre ,  plus  heureux ,  ne  le  devance  au  but  ;  la  seconde  la 
suit  avec  le  même  zèle;  la  troisième  s'empresse  également  de  par- 
tager leur  martyre  et  leur  gloire.  Mais  la  dernière  ne  peut  soute- 
nir sans  douleur  un  si  triste  spectacle  ;  elle  frémit  à  chaque  coup 
qui  lui  enlève  une  sœur;  elle  n'a  plus  la  force  de  retenir  ses  lar- 
mes ;  elle  pleure  enfin.  «  Eh  quoi  !  ma  fille ,  vous  pleurez  ,  lui  dit 
»  sa  mère,  vous  pleurez  la  félicité  de  votre  sœur;  elles  sont  maiu- 
»  tenant  au  ciel  ;  réjouissez-vous  d'aller  les  y  rejoindre  ;  je  vous 
»  suivrai  à  mon  tour  dans  cette  heureuse  patrie.  C'est  là ,  ma 
»  fille ,  c'est  là  que  vous  reverrez  votre  père.  »  Elle  dit  ;  bientôt 
sa  fille  a  disparu  ;  bientôt  la  mère  elle-même  nage  dans  le  sang  de 
ses  enfans ,  et  se  réunit  à  elles  dans  l'éternel  séjour.  En  mourant , 
elle  n'éprouva  qu'un  regret;  celui  de  laisser  un  fils  entre  les  mains 
des  impies.  Emile  Hay  dut  sa  vie  à  son  âge  de  quatorze  ans,  et 
cependant  on  avait  condamné  sa  sœur  Cécile  qui,  nous  a-t-on  as- 
suré ,  en  avait  tout  au  plus  quinze. 

La  grâce ,  la  délicatesse ,  qui  animent  tous  les  détails  de  ce  ré- 


(  iy4  ) 

cit,  l'intérêt  attaché  à  chaque  personnage  de  ce  drame   déchirant 
nous  présentent  le   sublime  dans  sa  plus  haute  expression. 

Nous  croirions  avoir  tout  dit ,  et  laissé  dans  lame  de  nos  lec- 
teurs les  plus  douces  et  les  plus  nobles  émotions ,  s'il  nous  était 
permis  de  passer  sous  silence  le  dévouement  de  la  sœur  Monique, 
étonnante  par  une  simplicité  qui  déjoue  toutes  les  ruses  par  une 
patience,  qui  désarme  toutes  les  haines  par  une  constance  et  une 
fermeté  qui  la  rendent  digne  de  recevoir  la  palme  du  martyre. 

La  sœur  Monique,  appelée  dans  le  monde  Marie  Lhuillier,  était 
née  dans  la  paroisse  d'Arquenay,  de'partement  de  la  Mayenne.  Au 
milieu  des  hommes,  aussi-bien  que  dans  le  cloître,  on  la  citait 
comme  un  modèle  de  ferveur  et  de  piété.  Partout  elle  répandait 
la  bonne  odeur  de  Jéàiis-Christ.  Après  avoir  passé  un  mois  dans 
les  fers  avec  les  autres  religieuses  de  la  communauté  ,  elle  fut 
tout-à-coiip  arrachée  à  sa  sainte  famille,  le  9  juin  1793,  pour 
comparaître  devant  les  révolutionnaires  de  Laval ,  et  répondre  à 
des  torts  supposés.  Arrivée  à  Laval  ,  elle  fut  jetée  dans  les  pri- 
sons. Un  citoyen  de  cette  ville  ,  sollicité  de  prendre  en  main  la 
défense  de  l'humble  vierge ,  voulut  avant  toutes  choses  conférer 
avec  elle.  Il  lui  promit  de  la  sauver ,  si  elle  prêtait  ce  fameux 
serment  d'adhésion  aux  statuts  schismatiques  de  la  constitution 
dite  civile  du  clergé.  «  Je  ne  le  puis ,  répond  modestement  la 
»  servante  des  pauvres.  —  Mais  tu  périras ,  s'écrie  l'homme  de 
»  lois.  —  Il  n'importe ,  mon  sort  est  dans  les  mains  de  mes  ju- 
i)  ces;  mais  ils  n'ont  de  pouvoir  sur  moi  que  ce  que  Dieu  leur  en 
)>  donnera.  »  Cet  homme  frappé  de  la  sagesse  de  ses  réponses  et 
plein  d'admiration  pour  sa  fermeté  ,  se  retira  et  rencontra  dans  la 
rue  les  personnes  qui  l'avaient  intéressé  en  faveur  de  l'accusée. 
«  Ce  n'est  pas  une  femme,  leur  dit-il,  c'est  un  ange.  Il  est  mal- 
»  heureux  pour  moi  de  ne  pouvoir  la  sauver ,  elle  ne  veut  pas 
)>  faire  le  serment  :  je  ne  la  puis  tirer  d'affaire.  » 

Le  25  juin  elle  fut  enfiu  conduite  devant  ses  juges.  Un  soldat, 
présent  à  son  interrogatoire,  eu  a  rapporté  les  détails  suivans  que 
d'autres  témoins  oculaires  ont  confirmés.  Il  nous  semble  digne  de 
figurer  à  côté  de  ceux  des  premiers  fidèles. 

«  C'est  donc  toi,  lui  dit  un  de  ses  juges,  cjui  te  laisses  fana- 
))  tiser  par  les  prêtres  !  ce  sera  ta  perte  et  celle  de  toute  ta  mai- 
j)  son.  Il  faut  que  tu  sois  un  bien  mauvais  sujet,  puisque  personne 
»  ne  veut  prendre  ta  défense,  ce  qui  ne  se  refuse  jamais.   » 

La  vierge  fidèle  répondit  :  «  Il  faut  espérer  que  si  je  n'ai  pas 
»   de  défenseurs  sur  la  terre ,  j'en  aurai  dans  le  ciel.   » 

Cette  noble  réponse  fut  accueillie  par  de  grands  éclats  de  rire. 

Le  juge  reprit  :    «  Cela  fait  pitié  ;   on  voit  bien  qu'elle  s'est 


(   »95) 

»  laissé  tromper  ;  mais  enfin  tant  pis  pour  elle  :  il  faut  faire  no- 
»  tre  devoir.  Tiens,  lui  dit-il,  tu  excites  notre  compassion,  il  te 
»  reste  encore  un  moyen  de  te  sauver;  veux-tu  le  saisir?  le  voici  : 
m   fais  le  serment  d'être  fidèle  aux  lois  de  la  république.  » 

Sœur  Monique.  «  Je  ne  connais  point  d'autres  lois  que  celles 
»  de  Dieu;  c'est  le  seul  serment  que  je  ferai,  et  j'y  serai  fidèle 
»  jusqu'à  la  mort,  moyennant  sa  grâce.  » 

Le  juge.  «  Ce  moment  n'en  sera  pas  loin.  Vous  avez  donc  tou- 
)>  tes  juré  d'être  rebelles  aux  lois  et  de  ne  point  faire  le  serment?  n 

Sœur  Monique.  «  Non ,  mais  chacun  doit  reconnaître  ses  de- 
»  voirs  et  suivre  sa  conscience.  » 

Le  juge.  «  Eli  bien  ,  on  va  commencer  par  te  guillotiner  ,  et 
»  toutes  celles  qui  seraient  assez  folies  pour  suivre  ton  exemple.  » 

Sœur  Monique.  «  Tant  mieux  pour  elles  et  pour  moi.  Si  nous 
»  avons  le  bonheur  de  mourir  pour  confesser  notre  foi  ;  plutôt 
m   aurons-nous  celui  de  voir  Dieu.  » 

Après  quelques  sorties  sur  le  fanatisme ,  on  continua  l'interro- 
gatoire. 

Le  juge.  «  Allons  ,  il  faut  te  décider  à  faire  le  serment ,  si  tu 
«  veux  sauver  ta  vie.  » 

Sœur  Monique.  «  Je  ne  la  sauverai  pas  à  ces  conditions,  car 
jamais  je  ne  le  ferai.  » 

Le  juge.  «  Nous  te  donnons  encore  une  heure  :  fais  bien  tes 
»  réflexions.  Une  fois  l'arrêt  prononcé ,  il  sera  exécuté.  » 

Sœur  Monique.  «  Quand  il  vous  plaira  :  mes  réflexions  sont 
»  toutes  faites  :  j'aimerais  mieux  mille  fois  mourir  que  de  faire  ce 
»   maudit  serment  qui  perdra  tant  d'âmes.    » 

Le  juge.  «  Mais  les  ci-devant  religieuses  de  l'hôpital  de  Laval 
»  l'ont  bien  fait.  » 

Sœur  Monique.  «  Je  m'en  tiens  à  mes  lumières.  » 

Le  juge.  «  Crois  tu  que  nous  ne  reconnaissions  pas  un  Etre  SU- 
»  prême  ;  nous  l'adorons  aussi-bien  que  toi,  et  le  serment  n'em* 
»  pêche  pas  de  le  servir  comme  on  veut.  Crois-nous,  fais  en  l'ex- 
»  périence;  tu  vois  bien  que  nous  voulons  t'éclairer  et  te  sauver.  » 

Sœur  Monique.  «  Tous  les  moyens  que  vous  me  proposez  ne  sont 
n  que  pour  me  tromper;  mais,  grâces  à  Dieu,  vous  n'y  réussirez 
»  pas  ;  je  ne  veux  pas  me  perdre  pour  toute  une  éternité  :  il  y  en  a 
»  bien  assez  qui  regretteront  un  jour  s'être  laissé  gagner  par  vos 
»   sollicitations;  mais  leurs  regrets  ne  les  sauveront  ni  vous  non  plus.  » 

Le  juge.  «  Vous  voyez  qu'au  lieu  de  profiter  de  notre  indul- 
»  gcuce ,  elle  n'en  devient  que  plus  hardie.  Au  lieu  de  faire  un 
»  bien  ,  nous  ferons  un  mal  de  la  laisser  vivre  plus  long- temps. 
»  C'est  une  fille  dangereuse  ,  elle  en  perdrait  d'autres  par  son 
»  exemple.  Vu  tontes  ces  accusations  ,  nous  la  condamnons  à 
»  être  guillotinéet  » 


(  '96  ) 

A  ces  mots,  la  sœur  Monique  ne  peut  contenir  sa  joie,  elle  se 
jeta  à  genoux;  les  mains  jointes;  et  les  yeux  élevés  vers  le  ciel, 
elle  s'écrie  :  «  0  mon  Dieu  !  que  vous  me  faites  de  grâce  de  me 
)>  mettre  au  nombre  de  vos  martyrs ,  moi  qui  suis  une  si  grande  pé- 
»   cheresse  !  » 

Ou  la  conduit  au  lieu  du  supplice.  Là ,  elle  demande  et  obtient 
la  permission  de  distribuer  ses  \ètemens  aux  pauvres.  Ensuite  elle 
se  prosterna  par  trois  fois  devant  la  guillotine  ,  comme  si  elle  eût  vu 
la  vraie  croix.  Au  pied  de  l'échelle,  on  lui  8cmande  encore  si  elle 
veut  faire  le  serment  :  «  Non,  non,  je  n'en  ferai  aucun.  :>  Un  sol- 
dat lui  offre  son  bras  pour  monter  à  l'échafaud  :  «  Je  monterai 
bien  seule,  »  lui  dit-elle  d'une  voix  assurée.  Le  bourreau  se  présente 
pour  lui  couper  les  cheveux  :  «  Je  vous  en  ai  épargné  la  peine.  . . 
lui  fait-elle  observer.  Sur  l'échafaud  ,  on  lui  propose  de  nouveau  de 
prêter  le  serment  schismatique.  Sa  réponse  est  toujours  la  même. 
Alors  elle  lève  les  yeux  vers  le  ciel ,  comme  au  tribunal ,  et  s'écrie  : 
«  Mon  Dieu  !  faut-il  mourir  d'une  mort  si  douce,  moi  qui  vous 
»  ai  tant  offensé,  et  vous  qui  avez  tant  souffert  pour  moi  !  !  !  » 

Enfin  elle  était  sur  le  point  de  consommer  son  sacrifice  ,  les  deux 
mains  liées  derrière  le  dos,  couchée  sur  la  planche  fatale,  lorsqu'elle 
s'entend  apostropher  :  «  Malheureuse,  lui  crie-t-on,  quelle  fureur  te 
»  porte  sous  les  coups  de  la  mort  ?  Tu  vis  encore ,  dis  une  parole 
m  et  tu  es  sauvée.  »  A  ces  mots,  elle  rappelle  le  peu  de  forces 
qui  lui  restent,  et  dit  en  poussant  un  profond  soupir  :  «  0  Dieu! 
»  préférer  une  vie  périssable  et  passagère  à  une  vie  glorieuse  et 
)>   immortelle  !  non ,    non  ,  plutôt  mourir  !  » 

«  Elle  s'iucline  sous  l'homicide  couteau  ;  sa  tête  tombe ,  et  la 
pieuse  héroïue  a  conquis  la  couronne  immortelle ,  après  cinquante 
ans  de  vertus  et  de  combats.   » 

Nous  n'ajouterons  pas  ici  de  réflexions  :  Les  larmes,  les  hau- 
tes pensées ,  les  émotions  consolantes  et  salutaires  ,  telles  sont  les 
fruits  que  produit  le  livre  de  H.  Perrin.  Dès-lors  il  est  inutile  de 
demander  quel  est  ou  quel  n'est  pas  son  mérite  ;  l'ouvrage  est 
jugé  ,  et  bien  jugé  (î). 

(i)  Il  y  a  quelques  mois,  Y  Association  pour  la  défense  de  la  Religion 
catholique  adressa  une  circulaire  aux  fidèles  ainsi  qu'aux  autorités  ec- 
clésiastiques ,  qui  réclamait  le  concours  de  tous  pour  rechercher  et  lui 
faire  parvenir  les  documens  qui  attestent  le  dévouement  des  saints  mar- 
tyrs immolés  aux  différentes  époques  de  la  révolution.  Aujourd'hui  elle 
recommande  de  nouveau  à  la  sollicitude  générale  une  œuvre,  dont  le 
succès  doit  être  d'une  si  puissante  édification  dans  l'Eglise.  Déjà  beau- 
coup de  documens  nous  sont  parvenus. 

(   J,p  Correspondant ,  n°  {?.  ,  tome  11.  ) 


(  i97  ) 

X.E    PROCÈS    DE    GALILÉE, 
(  d'après  le  Staatsmann  ). 

L'hypothèse  ingénieuse  sur  l'harmonie  des  phe'nomènes  du 
ciel,  qu'on  appelle  communément  le  système  de  Copernic,  si 
on  la  considère  en  elle-même,  est  une  des  plus  admirahles 
productions  de  l'esprit  humain,  et,  nous  pouvons  dire  avec  or- 
gueil, de  l'esprit  allemand,  forme'  et  grandi  à  le'cole  de  Rome. 
Ce  système  est  infiniment  utile  à  1  astronomie,  en  facilitant, 
rendant  sensihles  et  simplifiant  ces  calculs  par  lesquels  elle 
remplit  sa  tâche,  qui  est  de  de'terminer  d'après  les  phe'nomè- 
nes ce'lestes  la  succession  des  temps  et  la  position  respective 
des  lieux.  Cette  découverte ,  comme  toutes  celles  des  sciences 
européennes,  avait  pour  point  de  départ  la  chaire  de  toutes 
les  chaires,  et  les  défenseurs  du  système  en  question,  jusqu'à 
l'époque  de  Galilée ,  n'ont  été  par  personne  plus  honorés  et 
protégés  que  par  les  Papes;  car ,  en  général ,  aucune  des  sciences 
hypothétiques  n'est  plus  encouragée  par  le  Vatican  que  l'as- 
tronomie. Les  premiers  inventeurs  et  défenseurs  du  système 
étaient  des  Allemands  ,  mais  qui  durent  la  meilleure  partie 
de  leur  science  aux  secours  qu'ils  recevaient  de  Rome. 

Un  jeune  Allemand,  JSicolo  de  Cusa,  né  à  Coblenlz  en  i4oi, 
et  disciple  du  célèbre  astronome  de  Padoue,  Pianio  Pelacane, 
proposa ,  cinquante  ans  avant  la  naissance  de  Copernic ,  dans 
son  livre  de  Doclâ  ignorantiâ ,  cette  hypothèse ,  que  la  terre 
se  meut  et  que  le  soleil  est  immobile  ;  et  il  se  sert  déjà  de 
l'exemple  d'un  vaisseau  qui  paraît  immobile  à  ceux  qui  s'y 
trouvent,  pendant  que  le  rivage  paraît  s'enfuir,  pour  répon- 
dre aux  objections  tirées  de  1  impression  contraire  à  son  sys- 
tème que  les  sens  reçoivent.  Il  dédia  son  livre  au  cardinal 
Giuliano  Cesarini ,  sous  lequel  il  avait  étudié  à  Padoue  le 
droit  canonique,  et  qu'il  rencontra  de  nouveau  en  i448,  au 
concile  de  Bâle.  Il  y  assista  comme  archidiacre  de  Liège,  et 
lui  présenta  une  dissertation  sur  la  nécessité  de  réformer  le 
calendrier.  Le  Pape  Nicolas  V,  nonobstant  cette  opinion  sur  Le 
mouvement  de  la  terre,  éleva  Cusa  en  i448  à  la  dignité  de 
cardinal,  et  le  nomma  évêque  de  Brixen.  Ce  Pape,  ainsi  que 
ses  successeurs,  Calixte  III  et  Pie  II,  l'employèrent  pour  les 
affaires  et  les  légations  les  plus  importantes.  Il  mourut  en  i4(>4, 
et  le  marquis  Rolando  Pallavicino  publia  en  i5o2  ses  o.' uvros 
II.  26 


(  198) 

en  Italie,  et  les  dédia  au  cardinal  d'Amboise  ;  pas  une  plainte 
ne  s'éleva  contre  sa  doctrine,  parce  qu'elle  s'était  renferme'e 
dans  les  limites  d'une  science  hypothétique,  et  que,  sans  vou- 
loir re'fonner  la  vie  humaine ,  elle  se  contentait  de  servir  les 
astronomes. 

Copernic  lui-même  eut  encore  davantage  à  se  rejouir  de  la 
faveur  et  de  la  protection  tant  du  Pape  que  de  la  cour  de 
Rome.  Après  avoir  termine'  ses  étude»  à  Bologne ,  sous  le 
grand  astronome  Domenico  Maria  Novare  de  Ferrare,  il  visita 
Rome,  à  l'âge  de  28  ans,  et  y  fut  traite'  avec  distinction.  Quel- 
ques anne'es  plus  tard,  quand  le  concile  de  Latran  s'occupa  de 
la  re' l'orme  du  calendrier,  Copernic  fut  un  de  ceux  que  l'on 
consulta.  Dès-lors  il  se  livra  dans  la  solitude  à  la  composition 
de  son  ouvrage  immortel  de  Révolution! bus  orbium  cœleslium, 
où  la  doctrine  du  mouvement  de  la  terre  est  oppose'e  pour  la 
première  fois,  d'une  manière  systématique,  au  système  en- 
core seul  dominant  de  Ptolorne'e.  L  histoire  de  sa  vie  nous  offre 
assez  de  traces  de  1  humilité' et  de  la  timidité'  qu'il  apporta  dans 
l'enseignement  public  de  si  grandes  innovations.  Quoiqu'il  eût 
la  conviction  d'être  soumis  à  lEglise  ,  et  qu'il  n'eût  proposé 
son  système  que  comme  une  hypothèse,  il  paraissait  cepen- 
dant sentir  à  quels  abus  sa  doctrine  pourrait  conduire ,  si  on 
s'avisait  de  la  confondre  avec  la  vérité  positive.  Mais  qui  l'a 
encouragé  et  protégé?  Un  cardinal,  un  évêque  et  un  Pape. 

Le  cardinal  Nicolo,  né  la  même  année  que  Copernic,  et, 
depuis  i4g2,  religieux  de  l'ordre  de  saint  Dominique,  fut  ce- 
lui qui  provoqua  la  publication  de  son  célèbre  ouvrage.  Dans 
une  lettre  qu'il  adressa  à  Copernic,  en  date  du  Ier  novembre 
i536,  il  lui  dit  qu'ayant  appris  la  profondeur  de  sa  science, 
il  s'est  fait  exposer  son  système,  et  il  le  prie  de  lui  envoyer 
son  livre  pour  le  publier.  Copernic  lui-même  nous  apprend, 
dans  sa  préface,  les  instances  que  fit  auprès  de  lui  et  dans  le 
même  but  son  ami  Tidemann  Gisius,  évêque  de  Cuhn. 

Enfin  le  Pape  Paul  III,  lui-même  savant  du  premier  ordre 
et  versé  plus  que  la  généralité  de  ses  contemporains  dans  les 
sciences  philosophiques  ou  hypothétiques ,  permit  à  Copernic 
de  lui  dédier  son  livre  et  l'accepta  avec  reconnaissance. 

Copernic  mourut  en  i543,  peu  après  la  publication  de  son 
ouvrage;  mais  ce  n'est  que  quatre-vingts  ans  après  sa  mort 
que  l'on  commença  a  abuser  de  sa  doctrine ,  ce  qui  amena  la 
nécessité  de  renfermer  dans  de  justes  limites  cette  liberté  d'en- 
seignement qu'aucun  autre  tribunal  littéraire  ne  respecte  au- 
tant que  celui  de  Rome.  Car,  d'après  l'importante  observation 
du  comte  de  Maistre ,  la  majesté  de  l'Eglise  romaine  se  niani- 


(   J99  ) 

feste  en  ce  qu'elle  seule  sait  garantir  le  pur  ine'tal  de  la  reli- 
gion, du  dissolvant  de  la  philosophie  ou  de  la  science  des 
hypothèses,  tandis  que  celle-ci  ronge  et  dissout  tôt  ou  tard 
toutes  les  autres  doctrines  et  tonnes  religieuses.  Comme  l'E- 
glise sait  ainsi,  dans  toutes  les  circonstances,  protéger  le  pal- 
ladium de  l'humanité'  et  faire  respecter  a  l'homme  des  limites 
qu'il  ne  doit  pas  vouloir  franchir,  elle  peut  aussi  accorder 
aux  sciences  humaines,  dans  1  étendue  de  ces  limites,  une 
protection  plus  fixe  et  un  jeu  plus  lihre  que  d'autres  reli- 
gions,  en  apparence  moins  gênantes,  mais  qui  sur  tous  les 
points  de  leur  territoire  ont  continuellement  à  se  détendre 
contre  les  envahissemens  de  la  curiosité'  et  la  présomption  des 
raisons  individuelles. 

Le  ce'ièhre  Cclio  Calcagnini  prit,  sous  les  yeux  de  Paul  III, 
la  défense  du  système  de  Copernic.  L'Orientaliste  J.  A.  Wid- 
mannstedt  l'avait  explique'  dans  les  jardins  du  Vatican  ,  en 
présence  du  Pape  Cle'ment  III  ,  qui  le  récompensa  avec  ma- 
gnificence. Encore  en  1616,  lorsque  le  Saint-Office  se  vit  pour 
la  première  fois  dans  la  nécessité  de  s'occuper  de  revoir  le  li- 
vre de  Copernic,  on  appela  son  disciple  Kepler  à  la  première 
chaire  d'astronomie  du  monde  chrétien,  celle  de  Bologne. 

Comment  donc  concilier  cette  tolérance  ,  ou  plutôt  ce  zèle 
et  cette  bienveillance  pour  Copernic  lui-même,  avec  la  sévé- 
rité qu'on  montra  par  la  suite  pour  son  système  enseigné  par 
Galilée  ,  Fiyiani  et  leurs  successeurs  ? 

Avant  de  nous  occuper  de  cette  question  et  du  sort  de  Ga- 
lilée ,  nous  devons  donner  une  idée  un  peu  plus  exacte  de  la 
différence  qui  existe  entre  la  science  hypothétique  et  la  science 
thétique  de  la  nature,  puisque  c'est  à  l'occasion  du  procès  de 
Galilée  que  1  inquisition  romaine  a  établi  pour  la  première 
fois  etdela  manière  la  plus  précise  cette  distinction  scientifique 
de  toutes  la  plus  importante  (t).  La  congrégation  dû  Saint- 
Office  à  Rome,  déjà  en  1620,  quatre  ans  après  qu'on  eut  élevé 
les  premières  plaintes  contre  Galilée,  fit  connaître  publique- 
ment les  passages  du  livre  de  Muiuli  Reçolutïonibus  qui ,  mal 
interprétés,  pouvaient  être  dangereux,  et  elle  permit  d'ensei- 
gner le  système  comme  hypothèse,  mais  non  pas  comme  tlicse. 
C'est  avec  cette  restriction  qu'il  a  été  enseigné,  pendant  le 
cours  des  deux  derniers  siècles,  non-seulement  dans  l'université 


(1)  On  remarquera  que  M.  de  La  Mennais,  dans  son  Sommaire  d'un 
système  des  connaissances  humaines,  établit,  comme  base  de  toute  doc- 
trine philosophique,  une  distinction  qui  repose  sur  le  même  principe, 
savoir  :  I'Ordre  de  Foi  et  l'Ordre  de  Conception.  (  A.  du  Ix.  ) 


(     200     ) 

de  Paris ,  mais  dans  tout  le  monde  chrétien  ,  ayant  joui  à  Rome , 
jusqu'à  nos  jours,  de  la  même  faveur  que  toutes  les  autres 
conceptions  semblables  de  l'esprit  bumain ,  tandis  qu'elles  ne 
s'arrogent  pas  le  droit  d'envahir  le  territoire  de  la  ve'rité  thé- 
tique  et  positive. 

En  contemplant  la  nature ,  on  se  propose  toujours  l'un  ou 
l'autre  de  ces  deux  objets  :  ou  l'on  examine  quels  sont  ses 
rapports  avec  l'homme,  avec  sa  vie  terrestre,  et  avec  sa  des- 
tination e'ternelle  ,  telle  qu'elle  lui  a  e'te'  manifeste'e  par  une  suite 
de  re've'lations  divines  ;  ou  bien  ,  on  cherche  ce  que  les  cbo- 
ses  sont  en  elles-mêmes ,  indépendamment  de  l'idée  que  l'homme 
peut  s'en  former,  et  lorsqu'on  se  place  en  dehors  de  ce  point 
de  vue  qui  est  une  nécessité  pour  tout  habitant  de  la  terre. 
Cette  dernière  espèce  de  contemplation  est  nécessairement  hy- 
pothétique,  puisqu'elle  suppose  qu'il  est  possible  à  l'homme, 
pour  ainsi  dire,  de  sortir  de  lui-même,  d'être  homme  à  la  fois 
et  de  ne  pas  l'être.  Cette  hypothèse  peut  être  tole're'e  comme 
un  jeu  de  l'esprit  ,  on  peut  l'encourager  en  tant  qu'elle  est 
employe'e  comme  un  simple  moyen  dans  la  spéculation;  mais 
les  re'sultats  auxquels  on  arrive  de  cette  manière ,  quelque 
brillans  qu'ils  soient ,  ne  doivent  jamais  exercer  une  influence 
directe  sur  la  vie  pratique,  ni  e'branler  ce  qui  a  servi  de  base 
à  celle-ci  depuis  les  premiers  jours  du  genre  humain. 

La  terre  est  immobile  relativement  à  l'homme  et  à  tout  ce 
qui  le  concerne,  en  sorte  que  pour  la  voir  en  mouvement,  on 
doit  par  la  pensée  gagner  un  lieu  et  un  point  de  vue  en  de- 
hors de  la  terre.  On  usurpe  cette  place  en  dehors  de  la  terre 
qu'Archimède  avait  de'sire'e ,  mais  dont  il  vit  bien,  plus  sage 
en  cela  que  les  physiciens  acatholiques  des  deux  derniers 
siècles ,  l'incompatibilité'  avec  la  condition  de  l'homme  sur 
la  terre.  Le  système  de  Copernic  demeurera  donc  toujours  ce 
qu'il  a  toujours  e'te'  aux  yeux  du  sens  commun  et  au  jugement 
de  lEglise,  une  hypothèse,  un  e'chafaudage  infiniment  utile 
pour  les  opérations  de  l'astronomie  mathe'matique,  mais  dont 
on  ne  doit  pas  abuser  pour  renverser  l'e'difice  même,  cette 
antique  maison  paternelle  que  la  divine  Providence  a  fondée 
pour  nous ,  ni  pour  metti'e  la  confusion  dans  ce  qu'il  y  a  de 
positif  en  la  science  et  la  vie  humaine,  comme  la  philosophie 
acatholique  l'a  fait  constamment,  depuis  Galilée  et  Viviani jus- 
qu'à Engel  et  Lichtenberg ,  jusqu'à  dire,  selon  l'expression  de 
ce  dernier,  qu'avec  Copernic  un  nouveau  ciel  et  une  nouvelle 
terre  ont  commence' ,  et  que  son  système  est  la  mère  de  la 
vérité.  Rome  non-seulement  a   eu  raison    de  condamner  ces 


(  2GI   ) 

prétentions  comme  he're'tiques ,  mais  le  sens  commun  les  re- 
jette comme  absurdes. 

L'homme  ,  a  son  entre'e  dans  la  vie  ,  reçoit  de  la  Providence 
une  place  dans  la  maison  (la  famille),  dans  l'Etat  et  dans  l'E- 
glise  ;  celle-ci  est  la  base  de  deux  autres,  et  est  fonde'e  elle- 
même  sur  un  rocher  qui  reste  immobile.  La  science  doit  se 
proposer  la  conservation  ,  et  non  la  destruction  de  1  édifice  mo- 
ral que  Dieu  nous  a  prépare' ,  et  l'homme  ne  doit  pas  faire 
de'river  les  lois  de  la  vie  de  la  nature  extérieure,  mais  celle-ci 
doit  se  régler  sur  1  édifice  moral  qu'il  habite  ,  comme  un 
échafaudage  sur  le  plan  et  les  dimensions  du  bâtiment  qu'on 
veut  faire. 

JNous  pouvons  maintenant  nous  former  une  ide'e  exacte  de 
l'erreur  de  Galilée.  Il  fut  un  des  premiers  laïques  qui,  sans 
une  connaissance  solide  des  foudemens  sacrés  et  ecclésiastiques 
sur  lesquels  repose  la  grande  maison  paternelle  de  la  chré- 
tienté', ont  usurpé  le  ministère  des  vérités  religieuses.  Ebloui 
de  1  éclat  temporel  de  l'Italie  d'alors,  aussi-bien  que  de  celui 
de  son  talent  philosophique  presque  incomparable,  il  aurait 
voulu  que  le  monde  réel ,  tel  que  le  sens  commun  et  la  révé- 
lation nous  le  montrent,  se  conformât  au  monde  philosophi- 
que qu'il  croyait  avoir  découvert ,  et  que  les  paroles  de 
l'Ecriture-Sainte  s'accommodassent  à  des  lois  de  la  nature  aux- 
quelles à  peine  un  siècle  auparavant  personne  ne  songeait 
encore  ,  et  que  même  depuis  qu'elles  étaient  signalées  par  quel- 
ques physiciens ,  personne  que  lui  seul  n'avait  encore  procla- 
mées d'une  manière  si  absolue  et  d'un  ton  si  tranchant.  Il 
aurait  voulu  changer  le  centre  de  toutes  les  pensées  et  de  tou- 
tes les  affaires  humaines  ,  que  les  sens,  l'expérience  ,  la  science 
et  sur-tout  la  révélation  avaient  placé  ,  d'un  commun  accord 
et  pendant  tant  de  siècles ,  sur  la  terre  considérée  comme  im- 
mobile. 

Il  aurait  peut-être  reculé  avec  effroi  devant  les  conséquences 
de  sa  présomption  et  de  l'opiniâtreté  qu'il  mita  confondre  une 
hypothèse  avec  la  vérité  positive,  s'il  les  avait  pu  prévoir; 
mais  nous  qui  vivons  deux  siècles  après  lui,  nous  en  avons  vu 
assez  pour  apprécier  la  sagesse  et  la  justice  de  la  condamnation 
que  Rome  prononça  contre  lui.  Où  l'erreur  de  Galilée  n'est- 
elle  pas  devenue  une  arme  entre  les  mains  des  ennemis  du 
christianisme?  Le  scepticisme  de  nos  classes  soi-disant  éclairées 
ne  vient-il  pas  de  ce  doute  qu'ils  nourrissent  en  secret  :  Com- 
ment il  serait  possible  que  Dieu  eût  voulu  accorder  une  sol- 
licitude si  spéciale ,  et  une  rédemption  d'un  prix  si  extraordi- 
naire ,  aux  habitans  d'un  grain   de  sable  imperceptible  dans 


(     202     ) 

l'infinité  de  l'espace  ?  Le  ciel  et  l'enfer  n'ont-ils  pas  e'te'  chan- 
gée en  une  promenade  des  mondes ,  et  l'abus  de  ce  système 
n'a-t-il  pas  fait  que  la  contemplation  des  cieux  qui  annoncent 
la  gloire  de  l'Eternel  est  devenue  pour  beaucoup  d'esprits  le 
principe  d'un  panthéisme  matérialiste  ,  au  lieu  de  les  élever 
vers  le  Dieu  qui  n'est  pas  loin  de  chacun  de  nous?  En  vérité,  le 
procès  de  Galilée,  qui  a  étouffé,  du  moins  dans  l'intérieur  de 
l'Eglise,  ce  germe  d'égarement  spirituel,  suffirait  seul  pour 
démontrer  1  empire  de  la  vérité,  et  que  celui  qui  garde  Israël 
ne  dort  et  ne  sommeille  point. 

Dans  l'exposition  qui  va  suivre  des  faits  relatifs  à  ce  procès , 
nous  nous  attacherons  ,  exclusion  faite  de  toutes  les  sources  ro- 
maines ,  aux  détails  que  nous  donnent  Viviani,  le  disciple  en- 
thousiaste de  Galilée,  et  son  admirateur  Timboschi.  Ce  dernier 
a  puisé  son  apologie  admirable  de  la  conduite  de  Rome  à  l'é- 
gard de  Galilée  principalement  dans  les  dépêches  de  l'envoyé 
du  grand-duc  Nicolini ,  et  il  s'est  fait  un  devoir  d'écarter  les 
documens  qui  nous  viennent  des  Papes.  On  n'aura  donc  au- 
cun motif  pour  révoquer  en  doute  l'authenticité  de  notre  ex- 
position. 

Galileo  Galilei ,  à  l'âge  de  vingt-six  ans  professeur  à  Padoue 
(1589),  énonça  dès  ce  moment  des  paradoxes  sur  Aristote, 
qui  décelèrent  la  tournure  extraordinaire  et  la  pénétration  de 
son  esprit,  mais  aussi  une  certaine  roideur  et  un  orgueil,  d'où 
Ion  peut  inférer  que  la  révolution  intellectuelle  du  nord  de 
l'Europe  avait  réagi  sur  lui,  aussi-bien  que  sur  son  célèbre  com- 
patriote Fra  Paolo  Sarpi;  car  la  guerre  des  hypothèses  contre 
les  vérités  éternelles  non -seulement  avait  commencé  depuis 
long-temps,  mais  les  premières  avaient  réussi  à  envahir  plu- 
sieurs des  plus  belles  provinces  de  1  Europe.  G  est  l'assurance 
que  Galilée  montra  dans  toutes  les  situations  ,  son  ton  décisif 
et  tranchant,  bien  plutôt  que  la  jalousie  excitée  par  la  gran- 
deur  de  ses  talens ,  qui  le  rendit  de  bonne  heure  pour  les  ec- 
clésiastiques les  plus  respectables  l'objet  d'une  espèce  de  dé- 
fiance. Toutefois  aucune  plainte  ne  se  lit  entendre.  Il  continua 
jusqu'en  161 5  d'entretenir  les  relations  les  plus  amicales  avec 
plusieurs  Jésuites  qui  favorisèrent  ses  découvertes  ;  il  en  ap- 
pela même  au  jugement  des  Jésuites  ,  quand  les  premières 
poursuites  furent  dirigées  contre  lui. 

C'est  lorsque  les  théories  de  Galilée  commencèrent  à  se  ré- 
pandre jusque  dans  les  dernières  classes  et  à  occuper  vivement 
les  esprits  du  peuple  ,  que  les  directeurs  spirituels  de  ce  peu- 
ple durent  concevoir  de  l'inquiétude.  Ce  n'est  pas  dans  le  haut 
clergé ,  mais  dans  le  bas  clergé ,  en  contact  immédiat  avec  les 


(    203     ) 

classes  populaires ,  qu'on  doit  chercher  l'origine  des  plaintes 
portées  contre  Gaîile'e.  A  cet  e'gard  nous  allons  citer ,  quoique 
nous  n'approuvions  pas  de  pareils  jeux  de  mots  dans  la  chaire 
chre'tienne,  le  sermon  de  ce  moine  de  Florence  qui  prit  pour 
texte  de  son  discours  contre  la  nouvelle  doctrine  les  paroles  de 
saint  Luc  :  Viri  Galilœi ,  quia  statis  aspicivntes  in  cœlwnp 
C'est  par  suite  de  cette  attention  excite'e  parmi  le  peuple  et 
ses  guides  spirituels  ,  que  les  the'ories  de  Gaîile'e  se  trouvèrent 
en  pre'sence  des  textes  de  1  Ecriture  qui  leur  sont  défavorables. 
Il  s'agissait  donc  pour  lui  de  désavouer  les  partisans  qu'il  avait 
trouvés  dans  le  peuple,  en  rétractant  tout  ce  qui  pouvait  être 
contraire  h  renseignement  de  l'Ecriture-Sainte ,  ou  bien  d  in- 
troduire hardiment  les  hypothèses  philosophiques  dans  le  do- 
maine de  la  vérité  religieuse,  à  peu  près  comme  Luther  avait 
fait  afficher,  à  titre  de  thèses,  aux  portes  d'une  église,  des 
hypothèses  qui  pouvaient  être  fort  bonnes  comme  sujet  de  dis- 
cussion dans  les  écoles. 

Galilée  s'était  rendu  à  Rome  pour  la  première  fois  en  1611. 
On  y  discuta  la  découverte  qu'il  avait  faite  des  satellites  de  Ju- 
piter ;  C.  Clavio  et  deux  autres  Jésuites  se  joignirent  à  lui 
pour  le  défendre  contre  son  adversaire  Francisco  Sizi.  Le  car- 
dinal Bellarmin  lui-même  s'intéressa  pour  lui.  Il  rapporta  à 
Florence  un  grand  nom,  et  un  voyage  si  glorieux  augmenta 
visiblement  sa  suffisance  ainsi  que  celle  de  ses  partisans.  Il 
commença  dès  lors  à  s'exprimer  avec  plus  de  chaleur  et  moins 
de  retenue  sur  le  système  de  Copernic  et  les  conséquences 
qu'il  fallait  en  tirer.  Ses  partisans  ,  mais  aussi  ses  adversaires 
se  multiplièrent.  Les  plaintes  sérieuses  qu'a  son  sujet  on  avait 
adressées  à  Rome,  les  conseils  du  grand-duc,  peut  être  aussi 
une  citation  formelle,  le  déterminèrent  en  i6i5  à  faire  son 
second  voyage  à  Rome  pour  y  défendre  sa  cause.  Il  déploya  à 
la  fois  beaucoup  de  véhémence  et  un  talent  admirable  dans 
l'apologie  qu'il  lit  de  ses  vues  sur  le  système  de  Copernic.  Mais 
qu'il  ne  sût  pas  respecter  les  limites  d'où  l'hypothèse  ne  doit 
pas  vouloir  sortir,  qu'il  prétendit  à  une  accommodation  de 
l'Ecriture-Sainte  aux  principes  de  la  nouvelle  doctrine,  voilà 
ce  qui  résulte  non-seulement  de  la  décision  du  Saint-Office, 
mais  aussi  des  plaintes  (pie  le  ministre  de  Florence  à  Rome  (1) 
adressa  à  sa  cour  relativement  à  la  conduite  de  Galilée,  et  qui 

(1)  Febroni  ,  clans  ses  Lettres  d'hommes  célèbres,  cite  le  rapport  que 
Guicciardini  fit.  au  grand-duc,  en  date  du  4  mai  1616,  et  dans  lequel 
il  se  plaint  du  caractère  passionné  et  opiniâtre  de  Galilée.  Celui-ci  reçut 
en  mai  de  la  même  année  l'ordre  de  retourner  à  Florence. 


(    204    ) 

firent  encourir  à  celui-ci  la  disgrâce  du  grand -duc  ,  lequel 
avait  tant  espéré  de  ce  voyage  pour  la  justification  de  son 
philosophe. 

Galile'e  ,  pendant  son  second  se'jour  à  Rome,  e'tait  à  peu  près 
dans  la  position  de  ces  ambassadeurs  qui ,  e'ieve's  dans  les  idées 
du  monde  et  n'ayant  encore  ne'gocie'  qu'avec  des  princes  tem- 
porels ,  viennent  remplir  une  mission  à  Rome  sans  rien  com- 
prendre a  ces  principes  éternels  dont  le  Saint-Siège  ne  pourra 
jamais  s  écarter.  Copernic  et  plusieurs  grands  astronomes  avaient 
e'te'  eccle'siastiques  et  the'ologiens,  Galile'e  ne  1  était  pas,  voilà 
pourquoi  il  ne  sut  pas  appre'cier  les  objections  qu'on  lui  fit, 
tandis  que  sa  connaissance  profonde  des  mathématiques  le 
rassurait  de  plus  en  plus  sur  la  certitude  absolue  de  son  pan- 
théisme astronomique.  Plusieurs  cardinaux,  ceux  même  du 
Saint-Office,  par  égard  pour  son  talent,  firent  tout  pour  le 
ramener.  Si  son  esprit  fier  avait  pu  se  soumettre  à  déclarer 
que  son  enseignement  était  purement  philosophique ,  et  qu'il 
n'entendait  pas  attaquer  la  vérité  religieuse ,  il  n  aurait  pas 
été  condamné.  Mais  une  lettre  qu'il  adressa  à  cette  époque  à 
son  disciple  Benedelto  Caslelli  ,  et  une  autre  adressée  à  la 
grande-duchesse  de  Toscane  rendent  indubitable ,  que  dès-lors 
il  soutenait  d'une  manière  absolue  que  dans  tout  ce  qui  n'ap- 
partient pas  directement  au  dogme,  on  ne  doit  pas  s'attacher 
au  sens  littéral  de  l'Écriture-Sainte.  Le  système  de  Copernic 
était  connu,  mais  jusqu'alors  isolé  des  questions  religieuses, 
et  Rome,  sur- tout,  si  peu  après  la  naissance  du  protestantisme, 
ne  pouvait  souffrir  qu'on  subordonnât  à  une  hypothèse  l'in- 
terprétation de  l'Écriture-Sainte,  qui,  telle  qu'elle  a  toujours 
été  interprétée  par  l'Église,  est  la  base  de  la  foi  et  de  la  vie 
des  chrétiens. 

Voilà  ce  qui  motiva  la  déclaration  du  Saint-Office  sur  le  livre 
de  Copernic ,  donnée  pendant  le  séjour  de  Galilée  à  Rome , 
en  mars  1616,  laquelle  est  le  principal  sujet  des  reproches 
adressés  à  Rome  par  les  auteurs  anti-catholiques  qui  parlent 
de  cette  affaire.  Le  bon  Tirabosclii ,  qui  désirait  autant  de  sau- 
ver Galilée  que  l'Eglise,  fait  observer  ici  qu'en  mettant  la  chose 
au  pis ,  ce  n'est  pas  le  Pape  qui  a  donné  la  déclaration ,  mais 
la  congrégation  de  l'Inquisition  que  personne  ne  prétend  être 
infaillible. 

Le  Saint-Office  condamna  deux  propositions  : 

1"  Comme  hérétique  :  Que  le  soleil  occupe  le  centre  du 
monde  et  quil  n  a  aucun  mouvement  local ,  proposition  que 
personne  aujourd'hui  n'aura  plus  envie  de  soutenir,  après  les 
nombreuses  observations  qu'on  a  faites  sur  la  précession  des 


(    205     ) 

équinoxes,  et  après  ce  que  Herschel  nous  a  appris  sarles  e'toiles 
fixes. 

2°  Comme  erronée  par  rapport  A  LA  foi  :  Que  la  terre  n'est 
pas  le  centre  du  monde  et  quelle  a  un  mouvement  quotidien. 
Il  ne  sera  pas  ne'cessaire  de  prouver  que  la  terre  est  le  centre 
de  tout  ce  que  l'homme  a  appelé'  depuis  six  mille  ans,  de  tout 
ce  qu'il  peut  appeler  le  monde,  et  que  ce  fut  une  témérité 
condamnable  de  vouloir  substituer  à  cette  expression  une  au- 
tre expression  diamétralement  opposée  ,  qui  pourrait  peu  à 
peu  bouleverser  et  excentriser  toutes  les  ide'es  des  hommes,  et 
finir,  comme  l'expérience  l'a  prouve',  par' les  plonger  dans  les 
abîmes  du  scepticisme.  Et  quant  au  mouvement  diurne  de  la 
terre,  quelque  certain  qu'il  nous  paraisse,  il  est  e'vident  aussi 
qu'aucune  exégèse  ne  réussira  jamais  à  l'introduire  dans  l'Écri- 
ture Sainte,  pour  en  faire  une  vérité  théologique  et  chrétienne. 

Si  la  déclaration  du  Saint-Office  qualifie  en  outre  les  deux 
propositions  de  absurdce  et  fais  ce  in  philosophiâ,  on  conviendra 
que  tel  était  l'avis  de  la  philosophie  dominante  au  commen- 
cement du  dix-septième  siècle.  Le  Saint-Office  se  borne  à  cet 
égard  à  constater  un  l'ait,  son  but  n'est  pas  d'entraver  la  liberté 
de  la  spéculation ,  en  prononçant  un  jugement  philosophique. 

Bellarmin  pria  Galilée  ,  au  nom  du  Pape,  de  la  manière  la 
plus  affectueuse ,  et  le  commissaire  du  Saint-Office  lui  signifia 
expressément,  et  sous  peine  d'emprisonnement,  de  ne  plus  en- 
seigner les  propositions  condamnées.  On  retrancha  en  même 
temps  du  livre  de  Copernic  tous  les  passages  où  il  était  dit 
que  l'Ecriture-Sainte  était  daccord  avec  son  système. 

Voila  comment  se  termina  le  second  voyage  de  Galilée  à 
Rome.  L'autorité  ecclésiastique  s  était  contentée  de  prendre  les 
mesures  les  plus  indispensables,  et  Galilée  continua  d'être  traité 
avec  les  plus  grands  égards. 

Il  s'agit  maintenant  de  savoir  comment  il  a  obéi  h  l'injonc- 
tion positive  d'une  autorité  qu'il  n'avait  jamais  osé  l'évoquer 
en  doute. 

Ici  nous  recueillons  de  la  bouche  même  de  son  admirateur, 
le  conciliant  Tiraboschi,  cet  aveu  :  Non  puo  a  queslo  luogo 
dissimularsi  che  il  Galileo  comminciô  allôra  a  non  operare 
con  buona  fede. 

Après  son  second  retour  à  Rome ,  il  prépare  en  secret  l'atta- 
que principale  contre  ses  adversaires  ,  en  commençant  le  fameux 
Dialogue  sur  le  système  du  monde  ,  qu'il  ne  termina  (pion  i63o. 
En  attendant ,  il  avait  deux  l'ois  écrit  au  secrétaire-d'état  Vinta 
sans  lui  dire  un  mot  de  l'injonction  qu'il  avait  reçue  à  Rome, 
II.  27 


(    2o6    ) 

ne  parlant  que  des  livres  dans  lesquels  on  avait  supprime'  les 
expressions  qui  pouvaient  choquer.  Il  garde  le  même  silence 
dans  ses  écrits,  jusqu'à  ce  qu'on  l'eût  accuse'  d'avoir  contrevenu, 
a  l'injonction  qu'on  lui  avait  faite ,  et  il  se  borne  à  dire ,  pour 
son  excuse,  qu'on  lui  avait  bien  interdit  de  défendre  son  opi- 
nion, mais  non  pas  d'en  faire  une  simple  exposition,  comme 
il  avait  fait  dans  son  dialogue.  Aussi  Tiraboschi  avoue  lui-même 
que  cette  conduite  prouve  que  Galilée  avait  pris  le  parti  de 
ne  pas  obéir.  -à 

Galilée  se  rendit  en  i63o  à  Rome  pour  soumettre  son  dialo- 
gue qu'il  venait  de  terminer  au  Maître  du  sacré  palais  (  Ma- 
gister  S.  Palatii).  Celui-ci  prévenu,  selon  toute  probabilité, 
en  faveur  de  l'ouvrage  ,  et  encore  par  ce  que  Galilée  lui  dit 
de  vive  voix ,  feuilleta  le  livre  et  l'approuva  de  confiance. 
L'auteur,  de  retour  à  Florence  ,  y  mit  la  dernière  main  et  voulut 
le  faire  imprimer  à  Pvome  même  pour  humilier  davantage  ses 
adversaires.  La  peste  l'en  empêcba ,  mais  il  reçut  du  Maître 
du  sacré-palais  la  permission  de  le  publier  à  Florence,  après 
l'avoir  fait  revoir  une  seconde  fois  par  un  consulteur  dans  cette 
ville,  et  c'est  ainsi  qu'il  parut  effectivement  en  i636,  muni 
d'autorisations  subreptices.  Nous  laissons  les  admirateurs  aveu- 
gles de  Galilée  prononcer  eux-mêmes  sur  la  moralité  de  son 
escamotage,  et  nous  nous  contentons  d'exposer  le  fait. 

La  publication  le'gale  du  livre  avait  été  obtenue  moyennant 
un  discours  préliminaire  tout-à-fait  trompeur,  et  qu'aucun  ad- 
versaire de  Copernic  n'aurait  pu  rédiger  en  des  termes  plus 
forts.  Qui  pouvait  présumer,  après  une  telle  introduction,  que 
le  livre  contenait  une  apologie  passionnée  des  doctrines  défen- 
dues, et  qu'on  y  persifflait  les  adversaires  de  ces  doctrines  dans 
la  personne  d'un  certain  Simplicio ,  dans  lequel  les  contem- 
porains ont  cru  reconnaître  une  caricature  du  grand  Pape  Ur- 
bain VIII.  Jamais  la  patience  et  la  douceur  d'un  juge  n'ont 
paru  sous  un  plus  beau  jour  que  dans  le  procès ,  devenu  iné- 
vitable, qu'on  fit  alors  à  cet  homme  égaré,  qui  répondait  par 
le  mensonge ,  l'hypocrisie  et  la  dérision  à  cette  délicatesse  et 
à  cette    distinction  avec  lesquelles  on  l'avait  traité. 

Il  fut  cité  à  Rome  en  i638,  et  on  lui  permit  de  loger  chez 
le  ministre  résident  du  grand -duc  jusqu'au  commencement 
des  débats ,  et  alors  il  fallut  qu'il  se  constituât  prisonnier  con- 
formément aux  lois.  Sa  prison  fut  l'habitation  commode  du 
fiscal  du  Saint-Office ,  et  il  n'y  resta  que  pendant  quinze  jours, 
après  lesquels  on  lui  permit  de  retourner  chez  l'ambassadeur. 
On  lui  intima  sa  sentence  le  22  juin  ;  elle  portait  qu'il  devait 
être  emprisonné  pendant  un  temps  qu'on  laissa  à  la  détcrmi- 


(    207    ) 

nation  du  Saint-Office ,  et  on  l'obligea  à  re'tracter  et  à  condamner 
ses  erreurs  en  s'engageant  par  serment  à  ne  plus  les  enseigner. 
Imme'diatement  après,  aussitôt  qu'il  eut  abjure'  sa  doctrine, 
le  Pape  commua  la  détention  en  une  rele'gation  dans  les  jardins 
Trinità  del  Monte  qui  appartenait  au  grand -duc,  et  de'jà  en 
juillet  il  reçut  la  permission  de  cboisir  son  se'jour  à  Sienne, 
dans  le  palais  de  l'archevêque  qui  était  son  ami  et  qui  lui  fit 
l'accueil  le  plus  aimable.  A  la  fin  de  lanne'e ,  il  fut  autorise'  à 
se  retirer  dans  sa  campagne  (villa)  à  Ascetry ,  et  y  devint 
aveugle  à  1  âge  de  soixante  quatorze  ans,  mais  y  passa  le  reste 
de  ses  jours ,  quoique  fidèle  à  la  promesse  qu'il  avait  faite  , 
dans  ses  e'tudes  et  occupations  ordinaires ,  avec  Viviani  et  ses 
autres   amis.  Il  mourut  en  1642. 

Par  cette  exposition  courte ,  mais  consciencieuse,  nous  croyons 
avoir  prouve'  que  Rome  dans  le  procès  de  Galile'e  est  demeu- 
re'e  fidèle  h  sa  maxime  constante  :  In  nccessariis  unitas ,  in 
dubiis  liberlas ,  in  omnibus  charitas. 

L'auteur  de  cet  article  a  soulevé'  une  question  extrêmement 
importante ,  celle  des  rapports  qui  existent  entre  les  décou- 
vertes de  lastronomie  moderne  et  la  religion  cbre'tienne.  Nous 
nous  proposons  d'y  revenir.  Te. 

(  Le  Mémorial  catholique ,  Juin   i83o.  ) 


d'un   nouveau   projet   pour  secourir    les  classes  pauvres. 

Troisième  et  dernier  article  (1). 

Colonies  agricoles  hollandaises. 

Nous  avons  appelé ,  dans  le  premier  article ,  l'attention  des  hom- 
mes charitahles  sur  les  avantages  que  présente  le  travail  agricole  , 
comme  moyen  de  secours  et  d'instruction  pour  les  pauvres. 

(t)  Voir  ci-dessus,  tome  I,  page  286  et  435.  —  Ce  3me  article  du 
Mémorial  catholique  nous  parait  contenir  quelques  passages  peu  exacts. 
Un  article  de  Mr  Alexandre  Kodenbach  sur  la  mendicité  pourra  servir 
à  les  rectifier. 

«  Pour  remédier  à  la  mendicité  ,  dit-il  dans  le  Catholique  des  Pays- 
Bas  ,  n°  191  ,  on  a  inventé  les  maison-  de  dépôt  et  les  colonies  agri- 
coles ;  mais  espère-t-on  atteindre  par  là  le  luit  que  l'on  a  dû  se  propo- 
ser ?  A  la  vérité  ces  établissemens  couvrent  le  mal ,  mais   ce  mal  n'en 


(    208    ) 

Nous  avons  montré ,  dans  le  second  ,  quel   parti  les  protestans 
anglais  ont  su  tirer  de  l'esprit   de  communauté  et  de  coopération 


subsiste  pas  moins  ;  on  rencontre  peu  de  mendians  clans  les  rues ,  mais 
les  malheureux  que  l'on  a  dérobés  aux  regards  reçoivent-ils  plus  de 
secours  ?  Il  est  sans  doute  permis  d'en  douter  ,  puisque  le  175e  de  la 
population  des  Pays-Bas  reçoit  plus  ou  moins  de  secours  ,  et  que  nous 
pouvons  ainsi  porter  à  1,200,000  le  nombre  des  personnes  cpii  se  trou- 
vent dans  le  besoin.  Mettons  que  7  à  000,000  de  ces  malheureux  soient 
entretenus  par  les  divers  établissemens  de  bienfaisance,  en  comprenant 
dans  ce  nombre  les  83oo  individus  qui  peuplent  nos  colonies  agricoles, 
il  en  restera  !\  à  5oo,ooo  obligés  de  mourir  de  détresse,  s'ils  ne  se  font 
voleurs.  Est-il  juste  d'ailleurs  d'arrêter  les  pauvres  ,  parce  qu'ils  solli- 
citent de  la  charité  publique  des  moyens  de  subsistance  qu'ils  ne  peu- 
vent se  procurer;  et  parce  que  les  secours  sont  insuflisans  ,  a-t-on  le 
droit  d'aggraver  leurs  maux  par  la  prison  et  de  les  priver  du  seul  bien 
qu'ils  possèdent,  de  leur  liberté?  A-t-on  celui  de  les  rendre  double- 
ment malheureux  et  par  les  ennuis  de  la  prison  et  par  l'impossibilité 
dans  laquelle  on  les  place  de  communiquer  avec  leurs  parens  et  leurs 
amis  ?  Où  trouve-t-on  écrit  que  nos  pauvres  doivent  être  traités  comme 
les  nègres  de  la  Neèrlande ,  et  qu'il  faille  oublier  envers  eux  ces  sen- 
timens  qu'exprimaient  si  bien  le  grand  Frédéric  dont  l'humanité  n'est 
cependant  pas  passée  en  proverbe.  «  Le  dernier  des  mendians ,  disait 
ce  prince,  est  un  homme  comme  le  roi.  »  Quelles  sont  pour  l'ordinaire 
les  suites  de  ces  mesures  inhumaines?  Plusieurs  de  ces  malheureux  dont 
la  conduite  était  irréprochable  deviennent  vagabonds  ;  ils  feignent 
d'exercer  l'un  ou  l'autre  métier  et  se  servent  de  ce  prétexte  pour  exer- 
cer leurs  filouteries  ;  la  pitié  publique  leur  offrait  une  ressource ,  au- 
jourd'hui qu'on  les  en  prive ,  ils  se  voient  dans  la  cruelle  nécessité  de 
pourvoir  à  leurs  besoins  en  recourant  à  des  moyens  illicites. 

Je  suis  loin  sans  doute  de  vouloir  une  liberté  illimitée  pour  les  men- 
dians de  profession ,  mais  je  ne  puis  croire  non  plus  que  cette  profes- 
sion seule  puisse  faire  priver  un  homme  de  sa  liberté,  quand  du  reste 
il  ne  fait  tort  à  personne.  Qui  sont  d'ailleurs  ceux  qui  profitent  des 
dépôts  de  mendicité?  On  l'a  déjà  dit,  ce  sont  les  riches  :  il  est  si  dur 
pour  des  personnes  sensibles  et  compatissantes  d'avoir  continuellement 
sous  les  yeux  la  vue  hideuse  des  haillons  ;  on  se  hâte  de  les  enlever 
de  leur  présence ,  dût  la  misère  rester  la  même. 

Jusqu'à  présent  toutes  les  lois  sur  la  mendicité  n'ont  eu  d'autre  effet 
que  de  voiler  un  désordre  social.  Voulez-vous  y  porter  un  remède  vé- 
ritable? Etablissez  à  la  campagne  non  des  espèces  de  prisons  pour  y 
enfermer  ceux  dont  la  vue  vous  incommode,  mais  des  maisons  de  cha- 
rité où  les  mendians  soient  employés  à  des  travaux  sédentaires  ,  et  re- 
çoivent, pour  prix  de  leur  travail  ,  un  salaire  honnête  et  la  jouissance 
de  leur  liberté.  Que  chaque  commune  ait  un  asyle  semblable  adminis- 
tré par  les  membres  des  bureaux  de  bienfaisance,  et  vous  atteindrez 
le  but  que  vous  n'obtiendrez  jamais  par  vos  lazarets,  véritables  repaires 
que  les   vices   moraux   ne    déparent  pas  moins  que   les  maux  physiques. 

On  considère  de  nos  jours  la  mendicité  connue  un  vice;  c'est  mon- 
trer plus   d'inhumanité  que    de  lumières.   Des   vieillards ,    des  infirmes 


(  209  ) 

mutuelle  qu'ils  tiennent ,  sans  le  savoir  peut-être  des  anciennes  tra- 
ditions catholiques  qui  ont  fleuri  dans  ce  pays  ;  nous  avons  indi- 


expient  entre  quatre  murailles  le  crime  étrange  d'avoir  sollicité  un  cents 
ou  une  croûte  de  pain,  et  ces  hommes,  qui  n'ont  d'autre  crime  à  se 
reprocher  que  celui  d'avoir  eu  faim  ,  subissent  dans  quelques  provinces 
le  même  châtiment  que  l'on  fait  endurer  aux  voleurs  et  aux  assassins. 
A  qui  doit-on  comparer  les  êtres  inhumains  capables  de  sévir  ainsi  con- 
tre l'indigence  ? 

On  aura  peut-être  peine  à  croire  à  ce  que  nous  rapportons,  mais  que 
l'on  interroge  ceux  de  ces  malheureux  qui  ont  été  incarcérés  dans  les 
ateliers  de  travail  et  qu'un  délit  commis  ensuite  a  fait  enfermer  dans 
les  maisons  de  correction  de  Gand  ,  de  Vilvorde  ou  de  Saint-Bernard  ; 
tous  vous  répondront  qu'ils  préféraient  deux  années  de  séjour  dans  un 
de  ces  derniers  établissemens  à  six  mois  dans  les  ateliers  de  travail. 
Naguère  encore  il  est  arrivé  que  deux  de  ces  malheureux  ont  dérobé 
un  objet  de  peu  de  valeur  dans  le  seul  but  d'être  condamnés  à  la  pri- 
son et  d'échapper  ainsi  aux  prétendus  ateliers  de  travail. 

Certes  de  pareilles  iniquités  font  naître  de  tristes  réflexions  et  le  phi- 
losophe qui  voudra  écrire  un  jour  l'histoire  de  la  barbarie  des  peuples 
civilisés  pourra  recueillir  chez  nous  d'amples  matériaux.   )> 

Le  Catholique  des  Pays-Bas,  dans  son  n°  197,  publia  les  réflexions 
suivantes  sur  l'article  de  Mr  Alexandre  Rodenbach  :  «  Il  suffit  qu'un 
homme  paraisse  ému  ,  pour  nous  émouvoir  et  nous  attendrir  pour  lui  : 
homo  surn,  humatii  a  me  nihil  alienum  pulo.  Tels  sont  les  sentimens  que 
l'humanité  inspire  à  l'homme  de  bien.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 
M.  R***  s'attriste  sur  le  sort  de  quelques  mendians  qu'il  croit  dignes  de 
pitié ,  parce  qu'ils  paraissent  malheureux. 

Avant  d'entrer  dans  l'examen  de  l'article,  je  dois  faire  observer  à  l'es- 
timable écrivain  que  dans  cette  matière  il  importe  d'écarter  les  hypo- 
thèses,  de  se  mettre  en  garde  contre  l'influence  d'une  trop  grande  phi- 
lanthropie ,  toujours  honorable  sans  doute  ,  mais  qui ,  dans  des  questions 
de  cette  nature,  doit  être  mise  en  concordance  avec  les  principes  d'ordre 
public  ,  du  maintien  de  la  sûreté  individuelle  et  de  la  tranquillité 
générale. 

M.  V\***  demande  s'il  est  juste  d'arrêter  les  pauvres ,  parce  qu'ils  sol- 
licitent de  la  charité  publique  des  moyens  de  subsistance  qu'ils  ne  peuvent 
se  procurer?  Si  je  prouve  qu'il  est  partout  pourvu  aux  besoins  réels  du 
véritable  pauvre,  alors  il  me  sera  permis  de  répondre  affirmativement 
à  la  question  .  et  de  dire  que  ,  dans  l'état  actuel  de  la  civilisation  ,  la 
mendicité  doit  être  sévèrement  défendue.  On  ne  saurait  concevoir  de 
rapprochement  entre  les  hommes,  en  quelque  petit  nombre  que  ce  soit, 
sans  voir  s'établir  à  l'instant  entre  eux  des  rapports,  d'où  naissent  des 
droits  et  des  devoirs  réciproques.  Si  chacun  d'eux  a  droit  à  ce  qui  est 
nécessaire  à  son  existence  ,  chacun  d'eux  doit  respecter  le  même  droit 
dans  les  autres;  d'où  il  résulte  un  échange  de  bienfaits  et  de  services 
entre  la 'société  venant  au  secours  du  pauvre,  et  le  pauvre  laborieux  se 
rendant  utile  à  la  société  par  son  travail.  De  là  la  conséquence  que  tout 
pauvre  valide  doit  travailler  pour  sa  subsistance. 

Ce  principe,  je  le  pense,  est  incontestable  ]  pour  le  rendre  applicable, 


(    2IO    ) 


que  ensuite  quels  résultats  on  pouvait  obtenir  en  généralisant  cette 
coopération.  Il  nous  reste  à  parler  des  colonies  hollandaises ,  et  à 


divisons  les  pauvres  en  trois  classes.  Cette  division  a  déjà  été  faite ,  elle 
est  basée  sur  l'expérience  la  plus  consommée.  Je  répéterai  donc  en  par- 
tie ce  qui  a  été  dit,  et  ce  que  j'ai  dit  moi-même  clans  une  autre  occasion. 

i°  Ceux  à  qui  manquent  le  moyen  de  travailler: 

2°  Ceux  à  qui  manque  la  volonté  de  travailler  ; 

3    Ceux  à  qui  le  travail  manque  ^momentanément. 

La  première  classe  est  ordinairement  composée  d'individus  que  l'on 
rencontre  dans  les  deux  extrémités  de  la  vie ,  les  enfans  et  les  vieillards. 
On  peut  mettre  aussi  dans  cette  classe  ceux  atteints  de  maladies  ,  de 
vice  d'organisation  ou  de  la  perte  accidentelle  de  quelque  membre.  Ceux- 
là  sont  réellement  pauvres  :  les  établissemens  charitables  ont  été  ouverts 
pour  eux.  Cette  classe  est  naturellement  nombreuse  ,  et  malheureuse- 
ment elle  n'est  susceptible  d'aucune  réduction  ;  les  maux  et  les  infirmités 
qui  accablent  ces  individus  sont  l'ouvrage  même  de  la  nature.  Les  hom- 
mes ne  naissent  égaux  ni  en  taille,  ni  en  force,  ni  en  industrie,  ni  en 
talens  ;  le  hasard  et  les  événemens  mettent  encore  entre  eux  des  dif- 
férences. Ces  inégalités  premières  entraînent  nécessairement  celles  que 
l'on  rencontre  dans  la  société  sous  tant  de  rapports  j  c'est  là  l'origine  de 
la  véritable  pauvreté. 

C'est  dans  la  deuxième  classe  qu'on  voit  cette  lèpre  de  la  société,  ces 
mendians  insolens  qui  deviennent  voleurs  chaque  fois  que  l'occasion  se 
présente  avec  quelque  espoir  de  succès.  L'expérience  démontre  que 
cette  classe  n'est  composée  que  de  paresseux  qui  mettent  à  contribution 
la  charité  publique  ,  et  qui  dévorent  le  pain  que  la  religion  et  l'huma- 
nité destinent  au  soulagement  du  véritable  pauvre.  Rien  ne  leur  manque 
que  la  volonté  de  travailler.  Ils  fuient  le  travail  plus  que  la  misère. 
C'est  pour  les  individus  de  cette  classe  que  l'administration  doit  prendre 
des  mesures  efficaces  pour  rendre  au  travail  et  à  l'industrie  des  bras  pa- 
ralysés parla  paresse.  Dans  un  autre  article  ,  je  discuterai  cette  impor- 
tante question. 

La  troisième  classe  est  la  plus  malheureuse  et  la  plus  à  plaindre; 
elle  est  composée  d'honnêtes  ouvriers  qui  sont  momentanément  sans 
travail ,  et  par  conséquent  sans  ressources  ,  soit  par  la  stagnation  de 
quelques  usines  ou  fabriques ,  soit  par  des  maladies ,  soit  par  une  de 
ces  nombreuses  causes  qui  fatiguent  si  souvent  la  triste  existence  du 
bas  peuple. 

Quant  à  la  première  et  à  la  dernière  classe  de  nos  pauvres  ,  je  le  dis 
avec  connaissance  de  causes  ,  et  il  est  consolant  de  pouvoir  affirmer  que 
partout  l'humanité  souffrante  a  été  constamment  consolée  et  que  les  be- 
soins réels  ont  été  satisfaits. 

Les  hospices  et  les  bureaux  de  bienfaisance  sont  généralement  admi- 
nistrés avec  zèle  et  charité.  L'économie  si  nécessaire  dans  toute  admi- 
nistration ,  et  bien  notamment  dans  celle  des  pauvres  ,  est  partout  intro- 
duite. On  est  convaincu  qu'elle  est  la  base  de  la  confiance  et  la  source 
des  dons  volontaires  ,  sans  lesquels  aucun  établissement  charitable  ne 
saurait  subsister. 

Quelques  communes  possèdent  des  filles  de  charité  vouées  au  service 


(  211  ) 

examiner  ce  que  cet  excellent  moyen  de  secours  peut  devenir  par 
les  soins  et  l'intervention  directe  de  la  religion  que  nous  avons  le 
bonheur  de  professer. 

Il  est  peu  de  nos  lecteurs  qui  ne  sachent  que  les  protestans  hol- 
landais sout  parvenus  à  rendre  fertile  une  grande  étendue  de  bruyè- 
res ,  condamnées  depuis  un  temps  immémorial  à  une  stérilité 
presqu'absolu  ,  en  y  plaçant  des  indigens ,  des  orphelins  et  des 
mendians. 

En  peu  d'années  ,  grâces  au  zèle  des  fondateurs  de  cette  œuvre 
admirable ,  3o,ooo  pauvres  ,  de  tout  âge ,  ont  créé  des  villages  et 
de  belles  cultures  sur  des  plaines  naguère  désertes ,  et  ils  com- 
mencent en  plusieurs  colonies  à  pouvoir  payer  une  rente  à  l'ad- 
ministration ,  et  à  passer  à  l'état  de  colons  libres  et  indépendans. 

Nous  n'entrerons  dans  aucun  détail  ;  tous  les  journaux  ont  sou- 
vent entretenu  leurs  lecteurs  des  rapports  qui  ont  été  publiés  par 
l'administration  des  Pays-Bas  sur  cette  importante  entreprise ,  et 
nous  y  renvoyons  ceux  qui  ne  la  connaîtraient  encore  qu'impar- 
faitement. 

On  a  déjà  fait  bien  des  vœux  pour  naturaliser  une  telle  insti- 
tution en  France ,  où  le  besoin  s'en  fait  sentir  de  jour  en  jour 
davantage ,  et  rieu  de  solide  et  de  grand  n'a  répondu  à  l'attente 
des  gens  de  bien.  Où  faut-il  en  chercher  la  cause  ?  Rien  de  plus 
facile  à  trouver. 

Nous  n'ignorons  pas  que  dans  un  pays  protestant  ,  on  rencon- 
tre isolement  des  hommes ,  vraiment  animés  de  l'amour  du  bien , 
qui  le  pratiquent  de  bonne  foi ,  s'y  dévouent  avec  un  désinté- 
ressement réel ,  et  y  consacrent  leur  vie  ;  mais  dans  un  état 
catholique  ,  chercher  de  tels  hommes  hors  du  sein  de  cette  reli- 
gion, c'est  la  plus  étrange  folie  que  l'on  puisse  imaginer.  Les  hom- 
mes de  ce  caractère  se  trouvent  dans  le  clergé  et  dans  le  sein  du 
petit  nombre  d'institutions  religieuses  qui  se  sont  relevées  après  no- 
tre révolution  ,  et  point  ailleurs.  Les  philanthropes  modernes  n'ont 
que  des  velléités  de  bien.  Mais  nous  les  invitons  à  nous  montrer 
quelle  est  la  durée  ,  la  fixité  de  leurs  œuvres ,  et  sur-tout  s'ils  ont 

des  pauvres  malades  ;  ces  corporations ,  par  tout  où  elles  existent ,  opè- 
rent le  plus  grand  bien  ,  et  les  secours  que  les  malades  en  reçoivent 
sont  incalculables.  Il  serait  à  désirer  pour  le  bien  de  l'humanité  ,  que  le 
gouvernement  protégeât  et  encourageât  ces  institutions  bienfaisantes  qui 
concourent  si  puissamment  à  alléger  les  misères  humaines. 

On  voit  donc  par  cet  exposé  que  l'administration  a  pourvu  au  sou- 
lagement de  toutes  les  espèces  d'infortunes  ;  dès-lors  un  mendiant  doit 
être  considéré  comme  un  vagabond  ou  un  fainéant  indigne  de  pitié  j 
donc  la  défense  de  la  mendicité  doit  être  maintenue.   » 

(  Note  du  Nouveau  Conservateur  Belge.  ) 


(    212     ) 

remarqué  un  désintéressemeut  absolu  dans  les  agens  qui  les  ont 
dirige'es  ou  administrées. 

A  qui  persuadcra-t-on  que  nous  puissions  trouver  en  France  hors 
du  clergé  et  de  sa  sphère  d'action  ,  des  frères  qui  se  consacrent 
à  l'éducation  des  pauvres  ,  des  sœurs  d'école  et  de  charité  ,  ou  des 
laïques  pieux  occupés  des  mêmes  soins  et  que  le  monde  poursuit 
de  ses  mépris,  des  hommes  assez  probes  enfin  pour  qu'on  puisse 
leur  confier  ,  sans  danger  ,  des  sommes  considérables  ,  assez  ha- 
biles pour  pouvoir  adininistrer*des  établissemens  importans ,  assez 
généreux,  pour  y  employer  leurs  forces  et  leur  temps  sans  autre 
espoir  que  des  récompenses  de  l'ordre  spirituel ,  assez  humbles  pour 
être  toujours  prêts  à  obéir  à  une  autorité  régulatrice  ,  assez  ver- 
tueux pour  mettre  leur  bonheur  à  vivre  pauvres  avec  des  pauvres , 
à  soigner  des  malades  ,  des  vieillards  et  des  enfans ,  sans  autre 
profil  que  la  certitude  d'être  vêtus  et  nourris  à  peu  près  comme 
ceux  qu'ils  sont  appelés  à  conduire.  Et  telles  sont  cependant  les 
qualités  indispensables  à  ceux  qui  doivent  gouverner  des  pauvres. 

Les  hommes  qui  les  approchent  et  les  servent  pour  de  l'argent 
leur  sont  odieux.  C'est  un  fait  que  tous  les  administrateurs  des 
pauvres  ont  pu  remarquer  :  les  malheureux  exigent  l'abnégation  la 
plus  absolue  de  la  part  de  ceux  qui  les  gouvernent.  Voyez  com- 
bien il  faudrait  d'inspecteurs  et  de  gérans  pour  remplacer  dans  un 
hôpital  une  pauvre  sœur  de  saint  Vincent   de  Paul. 

C'est  donc  à  la  haine  que  portent  aux  institutions  de  la  religion 
les  hommes  du  siècle ,  et  tant  de  ministres  et  d'administrateurs  , 
que  nous  devons  attribuer  le  malheur  d'être  encore  privés  ,  en 
France,  du  bieufait  des  colonies  agricoles. 

Examinons  ce  que  deviendrait  chez  nous  l'œuvre  si  intéressante 
des  colonies  agricoles  ,  sans  nous  écarter  beaucoup  du  plan  adopté 
par  la  Hollande,  mais  en  usant,  sans  hésitation  et  sans  crainte, 
des  ressources  que  nous  offre  cette  religion  toujours  bienfaisante  , 
alors  même  qu'elle  est  plus  méconnue  et  plus  calomniée.  El  d'a- 
bord ,  nous  sommes  dispensés  de  chercher  ces  hommes  rares  et 
précieux  que  possèdent  les  établissemens  protestans  sans  avoir  la 
certitude  de  pouvoir  un  jour  les  remplacer. 

En  plaçant  les  colonies ,  si  petites  ou  si  considérables  qu'elles 
soient ,  sous  la  direction  immédiate ,  soit  de  communautés  exis- 
tantes dans  le  pays,  soit  d'un  ou  de  plusieurs  ecclésiastiques,  les 
évêques  et  les  supérieurs  de  ces  instituts  surveilleront  chaque  éta- 
blissement ,  de  telle  sorte  que  si  les  sujets  chargés  de  le  diriger  ne 
sont  pas  éminemment  propres  à  leur  emploi  par  une  cause  quel- 
conque ,  ils  seront  facilement  et  promptement  remplacés. 

Voilà  le  premier  service  que  rend  ici  le  catholicisme ,  et  ce 
qui  donne  à  ses  établissemens  la  plus  solide  garantie  d'ordre  et 
de  durée. 


(  «3  ) 

La  société  de  bienfaisance  hollandaise  a  recueilli  par  des  em- 
prunts et  des  souscriptions  environ  9  millions  de  francs.  Avec  cette 
somme  elle  a  acquis  des  terres ,  et  construit  un  grand  nombre 
de  bâtimens  pour  loger  des  administrateurs  et  des  familles ,  des 
magasins ,  des  écoles  ,  des  chapelles  et  des  dépôts  capables  de  con- 
tenir des  milliers  de  mendians. 

Nous  n'avons  pas  besoin ,  pour  commencer  ,  de  réunir  d'aussi 
importantes  ressources.  La  religion  ,  avec  les  fondations  qu'elle  pos- 
sède ,  peut  encore  nous  économiser,  pendant  les  premières  années 
sur-tout,  la  presque  totalité  d'une  pareille  dépense. 

Le  clergé  forme  l'administration  gratuite  la  plus  sûre  et  la  plus 
capable  de  réaliser  presqu'immédiatement  ce  bienfait.  A  l'aide  d'un 
peu  de  bonne  volonté  de  la  part  de  MM.  les  curés  et  desservans 
des  paroisses  des  campagnes  ,  et  des  associations  de  charité  des 
villes  qui  possèdent  autour  de  leur  enceinte  quelques  terres  ou  des 
jardins  cultivés  ,  on  peut  préparer  le  plus  vaste  système  de  colo- 
nies agricoles ,  et  surpasser  même  la  Hollande  dans  le  développe- 
ment dont  il  est  susceptible.  D'un  autre  côté  ,  nous  avons  appris 
que  de  grands  propriétaires  de  la  province  du  Berry  ,  de  la  Bre- 
tagne et  des  landes  de  Bordeaux  ,  se  disposent  à  en  fonder  sur 
leurs  terres  ;  mais  la  première  condition  de  succès  manque  encore. 
Il  faut  des  agens  secondaires  pour  l'exécution. 

Nous  venons  de  dire  que  jamais  nous  ne  verrions  s'étendre  en 
France  ,  comme  dans  tous  les  Etats  catholiques  ,  cet  excellent  mode 
de  secours  pour  les  classes  pauvres  ,  sans  l'intervention  du  clergé. 
C'est  donc  à  lui  que  nous  nous  adressons  pour  assurer  avec  peu 
de  peine  et  de  dépenses  ,  l'avenir  d'une  œuvre  aussi  intéressante. 

Notre  recueil  passe  entre  les  mains  d'un  grand  nombre  de  curés 
de  nos  campagnes.  Il  en  est  beaucoup  parmi  eux  qui  ont  adopté 
un  ou  deux  jeunes  garçons,  auxquels  ils  enseignent  les  élémens  du 
français  et  du  latin  ,  qu'ils  préparent  de  loin  pour  le  sanctuaire , 
dans  le  cas  où  la  vocation  se  manifesterait  •  ces  jeunes  élèves  ren- 
dent des  services  à  l'église  paroissiale  ,  et  sont  pour  divers  objets 
presque  constamment  à  la  disposition  des  prêtres  zélés  qui  les  ont 
recueillis. 

Il  y  a  peu  de  choses  à  changer  à  ce  genre  de  bonnes  œuvres  ; 
seulement  il  faut  que  leurs  patrons  se  pénètrent  fortement  de  la 
pensée  que  c'est  compromettre  la  bonne  conduite  à  venir  de  leurs 
élèves  ,  que  de  leur  faire  échanger  l'habitude  du  travail  corporel 
contre  l'étude  Qu'ils  prennent  la  résolution  de  ne  plus  séparer  ces 
deux  élémens  du  bonheur  de  ces  tnfans ,  toutes  les  conséquences 
naîtront  d'elles-mêmes. 

Ils  feront  choix  d'une   des  méthodes  nouvelles  d'enseignement , 
dont  le  succès  dépend  tout  entier  de  la  bonne  volonté  de  l'élève , 
II.  28 


(  ai4  ) 

qui  n'exigent  de  celui-ci  que  l'exercice  de  la  mémoire  et  de  la  ré- 
flexion et  de  la  part  du  maître  qu'un  peu  de  surveillance  pour 
la  distribution  des  leçons. 

En  donnant  à  leurs  élèves  une  demi-heure ,  soir  et  matin ,  pour 
la  récitation  des  leçons  ,  tout  le  reste  de  la  journée  sera  consacré 
au  travail  corporel ,  premièrement  à  celui  de  la  terre  ,  puis  aux 
professions  diverses  qu'exercent  leurs  parens. 

Ils  feront  en  sorte  que  les  élèves  ne  considèrent  l'étude  que 
comme  un  délassement,  et  ils  récompenseront  leurs  progrès  dans 
le  travail  corporel  plus  encore  que  dans  l'étude. 

En  employant  la  méthode  dont  nous  parlons  ,  un  seul  petit  li- 
vre suffit  ;  dès-lors  l'élève  pouvant  l'emporter  aux  champs  ,  il  l'ap- 
prend par  cœur ,  il  le  lit  et  le  répète  dans  les  momens  de  repos  ; 
il  compare  ce  qu'il  voit  pour  la  première  fois  avec  ce  qu'il  a  déjà 
appris ,  et  en  revenant  près  de  ses  maîtres ,  il  leur  communique 
toutes  ses  réûexions. 

Sans  entrer  ici  dans  l'examen  ou  la  critique  de  cette  méthode , 
sans  décider  si  elle  est  bonne  et  utile  pour  tous  les  élèves  et  dans 
tous  les  cas  ,  il  est  évident  qu'elle  convient  parfaitement  à  l'objet 
que  nous  avons  en  vue ,  et  qu'avec  son  secours  nous  parviendrons 
aisément  au  but  que  nous  nous  proposons  d'atteindre. 

Ce  but  est  positif;  il  nous  faut  préparer  une  pépinière  de  su- 
jets initiés  à  tous  les  travaux  de  la  culture  des  terres  et  des  pro- 
fessions qui  s'y  rapportent;  qui  aient  reçu  d'ailleurs  une  excellente 
éducation  chrétienne ,  et  qui  aient  acquis  par  l'étude  les  élémens 
de  la  science. 

Pendant  que  MM.  les  curés ,  qui  saisiront  les  avantages  d'un  tel 
mode ,  élèveront  chacun  de  son  côté  un  ou  deux  sujets  sous  leurs 
yeux,  comme  ils  les  placeront  pour  le  travail  corporel,  soit  au- 
près des  parens  mêmes  de  ces  jeunes  élèves  ,  soit  auprès  des  la- 
boureurs,  bergers  ,  jardiniers ,  maréchaux,  charpentiers,  maçons, 
etc. ,  de  la  contrée ,  qui  offriront  les  meilleures  garanties  sous  le 
rapport  de  la  religion  et  des  mœurs,  la  grande  société  coopérative 
des  colonies  agricoles  et  autres  œuvres  charitables  s'organisera. 
MM.  les  curés  se  mettront  en  rapport  avec  elle,  ils  la  préviendront 
qu'ils  ont  un  ou  deux  jeunes  élèves  de  tel  âge ,  en  état  d'exercer 
telle  profession ,  ayant  fait  déjà  un  temps  déterminé  d'apprentis- 
sage ,  sachant  lire ,  écrire  ,  et  les  élémens  des  langues  ;  et  sur  ces 
données ,  lorsque ,  dans  une  province ,  les  préparatifs  d'une  fon- 
dation complète  seront  terminés ,  l'association  de  l'œuvre  saura  où 
puiser  les  premiers  sujets  plus  ou  moins  formés  ,  mais  indispen- 
sablement  nécessaires  pour  mettre  une  colonie  en  train ,  avec  un 
espoir  raisonnable  de  succès. 

Tels  sont  les  préliminaires  qui  nous  paraissent  les  plus  simples, 


(    *l5   ) 

les  moins  dispendieux  et  les  plus  sûrs.  Lors  même  que  l'œuvre 
ge'ue'rale  ne  s'accomplirait  pas  ,  les  soins  de  MM.  les  curés  ne 
seront  pas  perdus  ,  leurs  protégés ,  formés  au  travail  manuel  et 
initiés  aux  premiers  élemens  du  latin  ,  auront  la  double  ressource 
d'embrasser  un  état  qui  assure  leur  subsistance  ,  ou  de  suivre  la 
carrière  ecclésiastique  ,  et  dans  ce  dernier  cas ,  les  prêtres  qui  au- 
ront exercé  jusqu'à  vingt  ans  des  travaux  utiles  deviendront ,  sans 
aucun  doute ,  les  fondateurs  d'une  multitude  d'établissemens  émi- 
nemment propres  à  secourir  les  pauvres ,  par  un  travail  que  dirige 
la  science  et  que  sanctifie  la  religion. 

(  Le  Mémorial  catholique,  Juin   i83o.  ) 


DE3    DOCTRINES    BU    MEMOUIAI. 
DANS    LEURS    RAPPORTS    AVEC     LES    CIRCONSTANCES    ACTUELLES. 

Dans  les  graves  circonstances  où  nous  nous  trouvons  ,  le 
Mémorial  s'adresse  avec  confiance  aux  catholiques  français , 
sûr  que  son  langage  sera  compris,  que  les  principes  qu  il  a 
professe's  les  rallieront  à  la  cause  de  l'ordre  et  de  la  liberté'. 
D'autres  journaux,  qui  prétendaient  aussi  de'fendre  la  religion", 
mais  qui  ne  faisaient  au  fond  que  travailler  a  sa  ruine ,  eu 
l'alliant  aux  doctrines  du  despotisme  ministériel,  ne  sauraient 
reparaître  aujourd'hui  sans  changer  de  langage,  sans  dissimu- 
ler leurs  déplorables  opinions.  Pour  nous,  nous  n'avons  rien  à 
changer,  rien  h  dissimuler,  rien  à  taire.  Ce  qui  est  arrivé, 
c'est  ce  que  nous  avons  constamment  annoncé;  les  doctrines 
de  liberté  que  nous  proclamons  en  ce  jour,  nous  les  soutenons 
depuis  long-temps  ;  nous  n'avons  pas  a  chercher  une  route 
nouvelle  ,  nous  n'avons  qu'à  parcourir  celle  que  nous  avons 
suivie. 

Imbu  des  serviles  doctrines  du  gallicanisme,  le  parti  qui 
prétendait  défendre  la  royauté  s  était  mis  en  opposition  avec 
cet  énergique  besoin  de  liberté  qui  est  l'âme  des  nations  chré- 
tiennes. Ces  doctrines  révoltaient  notre  foi  et  notre  conscience  : 
nous  nous  sommes  séparés  de  bonne  heure  des  hommes  qui 
les  professaient. 

Ignorant  et,  l'état  de  leur  siècle ,  et  les  besoins  de  l'esprit 
humain,  et  la  puissance  de  la  vérité,  ils  aspiraient  à  com- 
primer la  liberté  de  discussion.  La  force  demandait  qu'on  lui 
confiât  la  police  de  l'intelligence.  Cette  usurpation  monstrueuse 


(    2l6    ) 

ne  pouvait  que  traîner  à  sa  suite  le  renversement  de  la  socie'të. 
Aussi  nous  avons  ,  à  toutes  les  e'poques ,  proteste'  contre  la 
censure,  et  presquà  la  veille  des  fatales  ordonnances  qui  fu- 
rent le  dernier  acte  d'une  administration  insense'e ,  nous  répé- 
tions  encore  que  l'indépendance  de  la  presse  était  la  sauve- 
carde  la  plus  puissante  contre  tous  les  excès  de  l'arbitraire, 
non  moins  redoutables  pour  la  religion  que  pour  les  inte'rêts 
mate'riels  des  particuliers. 

Quelques bommes  religieux,  mais  aveugle's,  semblaient  iden- 
tifier la  cause  de  l'Eglise  avec  celle  de  telle  ou  telle  corpora- 
tion religieuse.  Nous  les  avons  nettement  se'pare'es ,  et  ceux 
qui  nous  blâmaient  alors ,  qui  attribuaient  notre  langage  à 
quelque  vanité'  blesse'e,  doivent  comprendre  maintenant  les 
motifs  qui  nous  guidaient. 

Nous  avons  sollicite'  la  se'paration  de  l'Eglise  et  de  l'Etat , 
condition  ne'cessaire  de  la  liberté'  de  l'Eglise. 

Nous  avons  réclamé  en  un  mot  l'alliance  active  de  toutes 
les  liberte's  religieuses ,  politiques,  administratives,  exbortant 
les  catboliques  français  à  suivre  le  noble  et  salutaire  exemple 
que  leur  donnait  la  Belgique. 

A  Dieu  ne  plaise  qu'en  rappelant,  en  ce  moment,  les  prin- 
cipes que  nous  avons  professe's,  et  dont  la  nécessité  sera  bien- 
tôt clairement  reconnue  par  ceux  même  qui  les  avaient  rejete's 
jusqu'ici,  nous  soyons  mus  par  un  misérable  intérêt  d'amour- 
propre  ;  mais  nous  avons  dû  les  rappeler,  pour  qu'on  comprît 
bien  notre  position ,  et  pour  fermer  la  bouebe  à  quiconque 
nous  accuserait  de  faire  varier  notre  langnge  avec  les  événemens. 
Ce  que  nous  avons  fait,  nous  continuerons  de  le  faire; 
nous  défendrons,  avec  la  même  persévérance,  le  catbolicisme 
et  la  liberté.  Le  reste  passe  et  tombe ,  mais  ces  deux  eboses 
sont  immortelles  ;  car  la  liberté ,  qui  n'est  que  le  règne  de  la 
justice,  est  de  droit  divin,  et  se  confond  originairement  avec 
la  religion  elle-même. 

Nous  demanderons  tout  ce  qui  peut  assurer  la  liberté  de 
l'Eglise,  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  d'éducation  et 
d'enseignement,  la  liberté  de  la  presse,  ainsi  que  toutes  les 
franebises  d'où  dépend,  pour  ebaque  particulier,  la  pleine 
jouissance   de  ses  droits. 

Le  caractère  de  notre  recueil  ne  nous  permettant  pas  d'en- 
trer dans  les  détails  de  la  politique,  nous  combattrons  l'anar- 
cbie  et  la  servitude  dans  la  sphère  de  1  intelligence.  C'est  là  qu'il 
faut  remonter,  pour  les  attaquer  dans  la  source.  Du  reste,  ce 
qui  vient  de  se  passer  doit  démontrer  aux  plus  aveugles  qu'un 
sentiment  de   liberté,  généralement  répandu,  repousse  invin- 


(    217    ) 

ciblement  tout  pouvoir  arbitraire  ;  ce  qui  se  passe  prouve  éga- 
lement qu'on  a  horreur  de  l'anarchie,  et  que  partout  Ion  sent 
le  besoin  d'un  pouvoir  conservateur.  L'ordre  et  la  liberté',  voilà 
le  vœu  commun,  et  tous  les  dissentimens  d'opinion  doivent 
se  confondre  dans  l'unité  de  cette  grande  cause. 

(  Le  Mémorial  catholique  ,  Juillet   i83o.  ) 


1A    FEMME    CHRÉTIENNE 

DANS    LA    MAISON    PAÏENNE    AVANT    LE    TEMPS    DE    CONSTANTIN-LE-GRAND     : 

Par  le  Dr  Frédéric  Munter ,  évêque  de  Seeland  (i). 

L'auteur  de  la  brochure  que  nous  annonçons  est  mort  à 
Copenhague  le  9  avril  i83o.  L'e'glise  de  Danemarck  perd  en 
lui  son  primat ,  le  protestantisme  un  de  ses  théologiens  les 
plus  distingués,  et  la  république  des  lettres  un  de  ses  membres 
les  plus  actifs.  M.  Munter  laisse  de  nombreux  écrits,  dont  la 
plupart  sont  relatifs  à  des  recherches  sur  les  antiquités  reli- 
gieuses ,  tant  de  l'Eglise  que  du  paganisme.  La  Gazette  ecclé- 
siastique de  Darmstadt  lui  a  consacré  un  article  nécrologique. 
Voici  ce  que  dit  entr'autres ,  l'auteur  de  cet  article  pour  justi- 
fier M.  Munter  du  reproebe  d'orgueil  spirituel  et  de  principes 
biérarebiques  que  quelques  personnes  lui  ont  adressé.  «  Si  l'on 
entend  par  biérarque  prolestant,  un  chef  du  clergé  qui  se 
trouverait  méprisable  a  lui-même  s'il  souffrait  qu'on  traitât 
avec  mépris  ses  subordonnés  ;  qui  acquiscerait  à  toute  autre 
chose  plutôt  qu'à  des  envabissemens  des  droits  et  des  proprié- 
tés de  l'Eglise  ,  et  à  l'oubli  du  respect  dû  aux  ministres  de 
la  religion;  qui,  toutes  les  fois  que  l'occasion  se  présente, 
soutient  lEglise  comme  une  institution  ,  et  le  clergé  comme 
un  état,  importans  et  indispensables  pour  tout  peuple  qui  ne 
veut  pas  retomber  dans  la  barbarie  :  on  doit  accepter  le  re- 
proche de  sentimens  biérarebiques  pour  le  savant  évêque  de 
Seeland  ,  et  il  serait  seulement  à  désirer  que  léglise  protes- 
tante eût  beaucoup  de  ces  hiérarques.  » 

M.  Munter,  pour  en  venir  à  celui  de  ses  écrits  qui  nous  a 
paru  le  plus  propre  à  intéresser  des  lecteurs  catholiques,  s'é- 
tait proposé  de  rassembler  en  un  seul  tableau  les  notions 
éparses  dans   le   Nouveau -Testament  et  dans  les  ouvrages  ap- 

(1)  Die  Clirislin  im  heidnischen  llausc ,  etc.,  Copenhague,  1828. 


(  ai8  ) 

partenant  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise ,  sur  la  position  et 
le  sort  des  femmes  chiliennes  qui,  soit  comme  épouses,  soit 
comme  filles ,  soit  comme  esclaves  ,  vivaient  dans  les  maisons 
païennes. 

L'auteur  de'bute ,  dans  son  premier  chapitre ,  par  quelques 
re'flexions  sur  le  sort  des  femmes  juives  dans  l'empire  romain. 
Le  nombre  des  religions  ou  plutôt  des  cultes  e'trangers  qui  de 
l'Egypte  et  de  la  Syrie  s'introduisaient  a  Rome,  alla  toujours 
croissant  depuis  le  règne  d«  Tibère.  Isis  e'tait  la  divinité'  favo- 
rite des  dames  romaines.  Nous  savons  par  Ovide  qu'elles  fré- 
quentaient aussi  en  grand  nombre  les  synagogues,  ne  fût-ce 
que  par  un  motif  de  curiosité,  pour  voir  les  cérémonies  jui- 
ves. Des  femmes  juives,  qui  sous  divers  prétextes,  surtout 
comme  soccupant  de  commerce,  furent  admises  dans  les  gy- 
nécées, avaient  l'occasion  de  causer  avec  les  dames,  entre  au- 
tres choses  de  leurs  mœurs  et  croyances  religieuses  ;  et  le  be- 
soin d'une  foi  meilleure  qui  se  fit  sentir  de  plus  en  plus  à 
mesure  que  le  paganisme  tombait  dans  le  mépris,  était  très- 
propre  à  faire  germer  et  à  mûrir  ces  bonnes  semences.  Josè- 
jîhe  emploie  le  mot  èiocri£vjs  (adorant,  honorant  Dieu  )  en 
parlant  de  ces  femmes  romaines  et  grecques  qui  étaient  secrè- 
tement attachées  au  judaïsme,  et  l'épouse  de  Néron  même, 
Poppœa,  fut  de  ce  nombre,  si  nous  en  croyons  cet  historien. 
Plusieurs  païens  avaient  épousé  des  femmes  juives.  Timothée 
était  le  fils  d'un  païen,  mais  sa  mère  était  juive.  Félix,  pro- 
cureur de  la  Palestine ,  était  marié  avec  Drusille ,  fille  d'A- 
grippa.  La  sœur  de  Drusille  ,  la  célèbre  Bérénice  ,  mariée 
en  secondes  noces  avec  Polémon  II ,  Roi  de  Pont ,  puis  de  la 
Cilicie ,  fut  plus  tard ,  par  suite  de  la  passion  qu'elle  avait 
inspirée  à  Titus  ,  sur  le  point  de  partager  le  trône  impérial. 
On  prétend  que  la  grande  Reine  de  l'Orient,  Zénobie  ,  a  pro- 
fessé aussi  la  religion  du  vrai  Dieu.  Le  Nouveau-Testament 
appelle  ces  prose'lytes  <ri£opîva.s  yvvcttxct? ,  et  des  épitaphes  lati- 
nes les  désignent  par  ces  mots  :  Religionis  judaicœ  metucn- 
tes  (i).  De  telles  femmes  n'avaient  qu'un  pas  à  faire  pour  ar- 
river jusqu'au  christianisme.  On  trouve  des  exemples  de  leur 
conversion  Act.  xvi,   i4,  xvn,  4. 

Il  arriva  souvent  dans  les  premiers  temps  du  christianisme 
que  la  femme  se  fit  chrétienne ,  pendant  que  son  mari  conti- 


(1)  Voici  une  de  ces  épitaphes  : 

ACREL1US     SOTER     ET    AURELICS     STEPHANUS    AtTR.    SOTER15:    MATR1    PIENT1SS. 
RELIGIONI    JUDA1C/E    METUENT1. 


(  2I9  ) 

puait  de  professer  le  paganisme.  Tout  le  monde  sait  que  S.  Paul 
eut  de'jh  à  s'occuper  de  cette  situation  nouvelle  et  à  tracer 
aux  e'pouses  chrétiennes  la  ligne  île  conduite  qu'elles  devaient 
tenir.  Si  une  fidèle  est  mariée  à  un  infidèle ,  dit  l'Apôtre ,  et 
que  celui-ci  veuille  bien  demeurer  avec  elle  ,  quelle  ne  quitte 

point  son  mari Dieu  nous  a  appelés  à  un  état  de  paix. 

Qui  sait  si  la  femme  chrétienne  ne  réussira  pas  à  ramener  son 
mari ,  en  lui  offrant  journellement  le  spectacle  des  vertus  que 
la  religion  inspire  (i)?  En  pesant  bien  les  paroles  que  l'Apôtre 
ajoute  :  Autrement ,  c'est-à-dire  dans  le  cas  de  la  dissolution  du 
mariage,  vos  enfans  ne  seraient  pas  purs,  au  lieu  que  mainte- 
nant ils  sont  saints,  on  est  tente'  de  penser  que  les  femmes 
chrétiennes,  en  continuant  de  vivre  avec  leurs  maris  païens, 
obtenaient  leur  consentement  pour  élever  leurs  enfans  dans  la 
religion  chrétienne.  Toujours  est-il  qu'elles  avaient  des  chan- 
ces de  les  convertir,  par  l'ascendant  naturel  cpi 'elles  exerçaient 
sur  eux  comme  mères  ,  chances  qui  disparaissaient  lorsque  le 
mariage  étant  dissous,  les  enfans  suivaient  leurs  pères. 

Mais  quelles  occasions ,  se  demande  ensuite  notre  auteur 
(  chap.  iv  ),  les  dames  grecques  et  romaines  avaient-elles  de 
connaître  le  christianisme?  Nous  avons  déjà  dit  que  celles  qui 
avaient  embrassé  le  judaïsme,  et  même  d'autres  par  curiosité, 
allaient  dans  les  synagogues  ,  et  que  là  elles  pouvaient ,  sur- 
tout dans  les  premiers  temps,  rencontrer  quelquefois  les  pré- 
dicateurs de  1  Evangile.  De  plus,  comme  des  femmes  juives, 
dont  beaucoup  étaient  marchandes  de  modes ,  etc.  étaient  ad- 
mises dans  les  gynécées ,  même  en  Orient  où  il  est  plus  diffi- 
cile pour  les  femmes  de  communiquer  avec  l'extérieur,  et 
que  parmi  ces  juives  quelques-unes  étaient  devenues  chrétien- 
nes,  comme  par  exemple  Lydie,  marchande  de  pourpre  à 
Thyatire,  on  conçoit  sans  peine  que  les  dames  païennes  trou- 
vassent fréquemment  dans  l'intérieur  même  de  leurs  maisons 
l'occasion  de  s'instruire  du  christianisme  dans  la  conversation 
avec  des  personnes  de  leur  sexe.  Souvent  aussi  c'étaient  les 
esclaves  qui  répandaient  cette  connaissance  dans  les  maisons 
païennes.  L'Evangile  qui  offre  tant  de  consolations  à  ceux  qui 
souffrent  et  qui  proclame  l'égalité  de  tous  devant  le  Père  com- 
mun  des   hommes,    lit  beaucoup   de  prosélytes   parmi   cette 

(i)  Castitas ,  morlestia,  obcdicntia  ,  cura  ici  familiaris  ,  ali.t'ipie  vir- 
tutes  commcmlahant  maritis  non  ipsorum  uxores  tantum ,  sed  et  plii- 
losophiara  vcrc  divinam  in  <juâ  erant  instituts.  Dicebant,  cpiod  dicebat 
Libanais   :    Proh.  cjuales  Jeminas  habent  chrisliani  ! 

Grotius ,  ad  I  Corinth.  \u  ,  iG. 


(    220    ) 

classe  malheureuse;  et  on  comprend  combien,  même  à  part 
les  motifs  religieux ,  il  dut  leur  importer  de  faire  des  prose'- 
lytes  dans  la  famille  de  leurs  maîtres  (i).  Celse  dépeint  ce 
zèle  des  esclaves ,  comme  on  doit  s'y  attendre ,  en  ennemi  du 
christianisme  ;  il  les  représente  comme  de  lâches  se'ducteurs, 
qui  n'osent  pas  ouvrir  la  bouche  lorsque  le  maître  est  là, 
mais  qui  deviennent  e'loquens  dès  qu'ils  sont  seuls  avec  les 
femmes  et  les  enfans  ,  et  qui  pre'tendent  qu'eux  seuls  peuvent 
indiquer  aux  autres  le  chemin  de  la  vertu  et  du  bonheur.  Ce 
qu'on  voit  sur  une  gemme  antique,  un  âne  revêtu  dune  toge, 
prêchant  devant  deux  figures  de  femmes  qui  e'coutent  attenti- 
vement ,  paraît  être  une  satyre  de  ces  esclaves  qui  s'occupaient 
à  convertir  les  e'pouses  et  les  filles  de  leurs  maîtres.  On  sait 
que  les  païens  reprochaient  aux  chre'tiens,  entre  autres  choses 
absurdes,  qu'ils  adoraient  une  idole  avec  une  tête  dâne,  et 
qu'on  les  appelait  pour  cette  raison  Asinarii. 

L'Église  n  approuvait  pas  les  femmes  chre'tiennes  qui  se  ma- 
riaient avec  des  païens.  De'jà  saint  Paul,  dans  sa  première  e'pî- 
tre  aux  Corinthiens,  engage  les  veuves  qui  voulaient  se  marier 
en  secondes  noces,  a  se  marier  du  moins  selon  le  Seigneur, 
c'est-à-dire  avec  un  chre'tien.  S.  Cyprien  et  Tertullien  s'appuyent 
de  ce  texte  pour  prouver  que  les  chre'tiens  ne  doivent  se  ma- 
rier qu'avec  des  chre'tiens.  Ce  dernier  de'clare  ceux  qui  se 
marient  avec  des  païens  coupables  de  fornication  (stupri)  et 
veut  qu'ils  soient  excommunie's ,  parce  qu'ils  s  exposent  au 
danger  de  commettre  le  crime  d'idolâtrie.  Le  concile  d'Elvire  , 
en  3o5 ,  de'clare  que  le  grand  nombre  de  jeunes  personnes  qui 
restent  sans  maris  ne  saurait  excuser  ceux  qui  marient  des 
vierges  chre'tiennes  avec  des  idolâtres.  Toutefois  il  y  eut  sou- 
vent de  ces  mariages,  ainsi  que,  probablement  par  les  mêmes 
raisons  ,  il  y  a  encore  aujourd'hui  des  mariages  mixtes.  Les 
femmes  chre'tiennes  qui  les  contractaient  ne  furent  pas  exclues 
de  l'Église,  mais  celle-ci  de'savouait  et  ne  bénissait  pas  leur 
union  avec  des  païens.  Ce'taient  des  mariages  purement  civils. 
Si  d'un  côte'  on  ne  pouvait  se  pre'senter  devant  l'e'vêque  ou  le 
prêtre,  la  fiance'e  chrétienne  fut  dispensée  en  revanche  de 
toutes  les  ce'rémouies  religieuses  qui  s'observaient  dans  les 
fiançailles  et  noces  des  païens,  comme  les  auspices,  l'invoca- 
tion de  Juno  pronuba ,  l'hymne   qu'on  chantait  a. Hymen  en 

(i)  Ainsi  nous  savons,  par  exemple,  que  la  nourrice  de  Caracalla 
était  chrétienne,  et  il  est  probable  qu'elle  exerça  une  influence  favo- 
rable au  christianisme  ,  sinon  sur  son  nourrisson ,  du  moins  sur  d'au- 
tres personnes  avec  qui  sa  position  la  mettait  en  contact. 


(     221     ) 

introduisant  la  nouvelle  épouse  dans  la  maison  de  son  mari,  etc. 
Ces  maisons  durent  ensuite  offrir  à  la  nouvelle  mère  de  fa- 
mille ,  si  elle  abhorrait  le  paganisme  comme  il  "convenait  à 
une  honne  clire'tienne,  mille  et  mille  sujets  d'embarras  et  de 
scandale.  Allait  elle  dans  sa  cuisine,  elle  y  rencontrait  le  foyer 
consacré  aux  lares,  les  images  de  ces  dieux  domestiques,  la 
lampe  sacrée.  Il  était  du  devoir  de  la  mère  de  famille  d'offrir 
aux  lares  de  l'encens  et  des  libations,  comment  la  femme  chré- 
tienne aurait  elle  pu  s'en  acquitter?  A  table,  nouveaux  em- 
barras. Les  repas  étaient  accompagnés  de  libations  aux  dieux, 
des  danses  pantomimiques  qui  avaient  souvent  une  significa- 
tion religieuse ,  on  se  couronnait  de  roses  et  d'autres  fleurs  , 
et  beaucoup  de  chre'tiens  regardaient  encore  cet  usage  comme 
relatif  au  paganisme  et  ne  convenant  qu'à  des  païens.  Bien 
plus,  il  y  avait  plusieurs  réunions  où  les  dames  païennes  al- 
laient sans  scrupule,  mais  où  les  femmes  chrétiennes  ne  pou- 
vaient accompagner  leurs  maris.  Tels  étaient  les  spectacles,  que 
les  pères  de  1  Église  ,  surtout  S.  Cyprien  et  Tertullien  condam- 
nent avec  tant  de  sévérité,  comme  aussi  les  odêes  qu'on  peut 
comparera  nos  concerts,  où  l'on  déclamait  souvent  des  poésies 
tout-à-fait  païennes  ,  où  l'on  chantait  quelquefois  des  chansons 
qui  durent  alarmer  la  pudeur  ,  et  où  Ion  entendait  une  mu- 
sique propre  à  enflammer  les  passions.  Enfin  une  femme  chré- 
tienne, à  moins  de  fouler  aux  pieds  les  préceptes  de  sa  religion, 
devait  observer  une  grande  modestie  dans  sa  parure ,  et  s'in- 
terdire encore  à  cet  égard  bien  des  choses  que  les  dames 
païennes  pouvaient  se  permettre.  Quon  compare,  par  exemple, 
les  cheveux  tressés  avec  tant  d'art  et  d'élégance  sur  les  têtes 
de  femmes  des  statues  et  médailles  romaines  et  grecques,  avec 
les  exhortations  de  S.  Pierre  ,  de  S.  Paul ,  de  Clément  d'A- 
lexandrie contre  la  frisure  des  cheveux ,  sur  la  nécessité  de  se 
couvrir  la  tête  d'un  voile,  contre  l'usage  de  porter  des  cheveux 
étrangers ,  et  ce  seul  article  fera  sentir  qu'une  femme  chré- 
tienne ,  docile  à  la  voix  de  l'Église,  ne  pouvait  dans  ces  temps- 
là  être  tout  à-fait  à  la  mode  ni  rivaliser  sur  cet  objet  avec  les 
autres  dames. 

Les  plaintes  amères  de  S.  Cyprien  et  de  Tertullien  nous 
prouvent  assez  que  de  milliers  de  femmes  chrétiennes  ,  sur- 
tout dans  les  classes  opulentes,  tenaient  fort  peu  de  compte 
des  maximes  de  l'Église  et  se  permettaient  tous  les  plaisirs, 
comme  elles  se  conformaient  à  tous  les  usages  du  monde.  Il 
est  probable  aussi  que  les  chrétiennes  qui  s'étaient  déjà  mon- 
trées rebelles  aux  avertissemens  de  l'Église  ,  en  contractant 
IL  29 


(    322     ) 

des  mariages  avec  des  païens ,  n'étaient  pas  les  dernières  à  se 
laisser  entraîner  par  le  torrent  du  siècle.  Mais  nous  avons  ici 
en  vue  plutôt  celles  qui  dans  les  maisons  païennes  demeuraient 
fidèles  aux  principes  du  christianisme,  ce  qui  doit  s'entendre 
sur-tout  de  celles  qui  ne  s'étaient  converties  que  depuis  leur 
mariage.  On  conçoit  que  l'horreur  que  tous  les  usages  païens 
inspiraient  à  ces  femmes  fidèles  et  leur  exacte  observation  des 
pre'ceptes  et  conseils  de  l'Eglise  durent  souvent  de'plaire  et  être 
insupportables  a  leurs  rtaris.  Le  mari  donne  un  repas,  et  sa 
femme  ne  veut  pas  y  assister;  il  veut  la  conduire  au  specta- 
cle et  elle  ne  veut  pas  y  aller;  il  de'sire  qu'elle  se  pare  comme 
les  autres  dames  de  son  rang ,  et  elle  ne  veut  pas  y  consentir  : 
comment  ne  se  serait  il  pas  emporte'  contre  elle  et  contre  la 
religion  qui  lui  donnait  tous  ces  scrupules  !  On  peut  citer  ici 
ces  paroles  de  Tertullien  :  «  Le  mari  veut  aller  au  bain  ,  la 
femme  veut  observer  la  station  (le  temps  de  l'abstinence).  Le 
mari  donne  un  repas ,  la  femme  jeûne  ;  et  il  n'y  a  jamais  tant 
à  faire  dans  la  maison ,  que  lorsque  la  femme  veut  aller  à 
l'e'glise.  » 

Ceci  nous  conduit  à  parler  d'autres  inconve'niens  qui  résul- 
taient du  mariage  avec  un  païen  pour  la  femme  chrétienne 
qui  voulait  remplir  ses  devoirs  religieux.  Les  offices  de  1É- 
glise  commençaient  souvent  avant  le  jour.  Les  païens  à  la  ve'rité 
e'taient  accoutume's  à  voir  leurs  femmes  s'absenter  pendant  la 
nuit  pour  assister  aux  mystères  de  la  magna  mater ,  d  Isis  et 
d'autres  divinite's.  Mais  quelqu'e'claire'  que  fût  un  mari,  quel- 
qu'intime  que  fût  la  conviction  de  la  cbastete'  et  de  la  pureté' 
de  sa  femme  et  de  l'innocence  de  ces  re'unions  religieuses  où 
elle  assistait,  il  ne  pouvait  rester  indifférent  en  entendant  les 
bruits  mensongers  qu'on  répandait  sur  les  débauches  auxquelles 
les  chrétiens  se  livraient  dans  leurs  assemblées  nocturnes  et 
pendant  les  agapes  ou  repas  fraternels  qui  les  accompagnaient, 
d'autant  moins  que  ces  bruits  n  étaient  pas  accrédités  parmi  la 
populace  exclusivement,  mais  encore  dans  les  classes  éclairées. 
Il  est  donc  tout  naturel  que  beaucoup  de  maris  crussent  devoir 
dans  lintérêt  de  la  réputation  de  leurs  épouses  les  empêcher 
de  se  rendre  à  ces  réunions,  et  que  si  par  tout  hasard  le  zèle 
religieux  de  celles-ci  les  détermina  à  y  aller  nonobstant  cette 
défense ,  la  paix  domestique  dut  en  être  troublée. 

Tertullien  nous  rappelle  encore  d'autres  pratiques  des  fem- 
mes chrétiennes  qui  pouvaient  choquer  un  mari  païen.  «  Qui 
voudrait  permettre  à  sa  femme  de  parcourir  les  villages,  d'en- 
trer chez  des  étrangers ,  même  dans  les  chaumières ,  pour  vi- 
siter les  frères  (sans  doute  les  malades  et  les  pauvres)?  Qui 


(    223     ) 

voudrait  souffrir  quelle  apporte  de  l'eau  pour  leur  laver  les 
pieds,  quelle  leur  donne  à  noire  et  à  manger,  qu'elle  exerce 
envers  eux  l'hospitalité'  dans  une  maison  étrangère?  Et  en  des 
temps  de  perse'cution ,  qui  voudrait  consentir  que  sa  femme 
visite  en  secret  les  prisons  afin  de  baiser  les  chaînes  des  mar- 
tyrs ?  » 

Le  me'contentement  et  la  haine  que  la  pie'te'  chre'tienne  de 
leurs  e'pouses  faisait  naître  dans  l'âme  de  beaucoup  de  maris 
alla  quelquefois  si  loin  ,  qu'ils  répudiaient  leurs  femmes.  On  a 
même  des  exemples,  que  des  païens  fanatiques  accusaient  eux- 
mêmes  leurs  e'pouses  et  les  livraient  au  supplice.  Cependant 
les  exemples  de  mariages  plus  heureux  ne  manquent  pas  non 
plus.  L'excellent  caractère  et  la  chasteté'  des  femmes  chrétien- 
nes ,  à  qui  les  païens  même  rendaient  justice ,  n'avaient  qu'à 
être  appre'cie's  par  leurs  maris ,  pour  que  le  bonheur  domes- 
tique fût  assure'  de  part  et  d'autre.  Cela  n'est  pas  seulement 
probable  en  soi ,  mais  est  confirme  encore  par  quelques  par- 
ticularité^ que  nous  trouvons  dans  l'histoire  ecclésiastique, 
quoiqu'elle  ne  parle  que  rarement  et  indirectement  de  la  vie 
domestique  des  chrétiens. 

La  fille  d'un  païen  et  d'une  chre'tienne  suivait  presque  tou- 
jours la  religion  et  partageait  par  conséquent  le  sort  de  sa  mère. 
Elle  aussi  dut  avoir  souvent  des  difficultés  avec  son  père,  et 
avec  ses  frères  ,  lorsque  ceux-ci  étaient  païens.  Le  vœu  d'une 
chasteté  perpétuelle  ,  fréquent  parmi  les  vierges  chrétiennes, 
offensait  des  pères  qui  s  étaient  déjà  choisi  un  gendre.  Ainsi 
nous  voyons  Victoria  iïAbitina,  ville  près  de  Carthage ,  se  ré- 
soudre à  ce  vœu ,  parce  qu'on  voulait  la  marier  avec  un  païen. 
Le  christianisme  de  leurs  filles  faisait  le  désespoir  des  pères 
païens  ,  sur-tout  dans  les  temps  de  persécution  ;  nous  en 
voyons  un  exemple  dans  les  efforts  touchans  que  fit  le  père 
de  Perpétue  pour  obtenir  qu'elle  sauvât  sa  vie  en  sacrifiant 
aux  dieux. 

Parmi  les  chrétiennes  qui  vivaient  dans  les  maisons  païennes, 
on  doit  enfin  compter  les  femmes  esclaves.  On  sait  que  les  lois 
ne  protégeaient  pas  les  esclaves,  puisqu'on  les  regardait  plutôt 
comme  des  choses  que  comme  des  personnes.  Les  maîtres  à  la 
vérité  n'avaient  pas  le  droit  de  leur  ôter  la  vie  ,  mais  Us  pou- 
vaient les  vendre  et  les  maltraiter  de  toute  manière.  On  con- 
çoit que  des  esclaves  chrétiens  souffraient  encore  plus  que  les 
autres  esclaves  ,  s'ils  avaient  le  malheur  d'appartenir  à  des 
maîtres  ou  maîtresses  qui  n'aimaient  pas  le  christianisme ,  et 
quelquefois  même  îe  détestaient.  Les  femmes  esclaves  en  par- 
ticulier avaient  tout  à  craindre  de  leurs  maîtres  et  tics  fils  de 


(  «4  ) 

leurs  maîtres ,  lorsque  ceux-ci  avaient  échoue'  dans  leurs  ten- 
tatives de  les  se'duire.  C  est  ainsi  que  le  maître  de  sainte  Po- 
tamienne  d'Alexandrie,  irrité  par  la  résistance  qu'elle  lui  avait 
opposée,  passant  de  l'amour  à  la  haine,  la  dénonça  comme 
chrétienne  au  proconsul  Aquila,  par  qui  elle  fut  condamnée  à 
un  supplice  cruel.  Les  esclaves  païens  se  mettaient  quelquefois 
à  l'abri  des  persécutions  et  des  mauvais  traitemens  qu'ils  es- 
suyaient de  leurs  maîtres ,  en  se  réfugiant  dans  les  temples  des 
dieux  et  en  embrassant  le  pied  de  leurs  autels  ;  mais  il  est 
évident  que  les  chrétiens  ne  pouvaient  avoir  recours  à  ce  moyen 
de  salut.  Ils  s'échappaient  donc  à  tout  hasard,  mais  souvent 
ils  furent  repris.  Tel  fut,  par  exemple,  le  sort  dune  esclave 
chrétienne  ,  nommée  Sabine ,  qui  s'était  enfuie  de  chez  sa  maî- 
tresse  païenne  qui  voulait  la  contraindre  à  l'apostasie. 

Nous  terminons  ici  cette  courte  analyse  du  travail  de  M.  Mun- 
ter,  et  nous  pensons  qu'en  marchant  sur  ses  traces  et  en  met- 
tant à  profit  ses  recherches ,  on  pourrait  faire  un  petit  ouvrage 
intéressant  pour  les  personnes  du  sexe ,  surtout  si  on  rappro- 
chait ce  que  les  chrétiennes  des  premiers  siècles  ont  souffert 
dans  les  maisons  païennes  ,  de  ce  que  beaucoup  de  pieuses 
femmes  catholiques  souffrent  encore  de  nos  jours,  placées  qu  elles 
sont  dans  des  maisons  païennes  ,  sinon  de  droit,  du  moins  de 
jfalt ,  et  dépendantes  alors  des  pères  ,  frères ,  maris  ,  maîtres 
qui ,  ou  ne  professent  pas  leur  foi ,  ou ,  ce  qui  est  pire ,  ont 
pris  en  haine  la  religion  même  qu'ils  sont  censés  professer. 

Yt. 

(  Le  Mémorial  catholique,  Juillet  i83o.  ) 


CONSIDÉRATIONS    SUR    LA    LITURGIE    CATHOLIQUE. 

QUATRIÈME    ARTICLE   (1). 

Non  moins  incommunicable  que  Pautorité ,  l'onction  est  le  ca- 
ractère distinctif  des  prières  de  l'Eglise  catholique.  Cette  qualité  si 
touchante  peut  être  sentie;  elle  ne  saurait  être  définie.  C'est  l'ex- 
pression ravissante  d'une  confiance  filiale  à  laquelle  se  réunit  le 
chaste  abandon  de  l'Epouse  ;  c'est  l'œuvre  de  l'esprit  d'amour  qui 
prie ,  en  l'Eglise ,  par  d'ineffables  gémissemens  (2).  Aussi ,   hors 

(1)  Voir  ci-dessus,  t.  I  ,   p.    181  ,  267,  559,  et  *•  H)  P<  «  ct  10^- 

(2)  Rom.   vin,  26. 


(    225    ) 

de  l'Eglise  ces  célestes  accens  jamais  ne  furent  entendus.  Soutenue 
par  l'ascendant  de  quelque  malheureux  génie  ,  exhaussée  sur  les  dé- 
bris toujours  imposaus  du  catholicisme  ,  l'hérésie  put  quelquefois 
préparer  le  triomphe  de  cette  vérité  qu'il  ne  lui  est  pas  donné 
d'embrasser  tout  entière.  On  l'a  vue,  plusieurs  fois,  venger,  avec 
éloquence,  les  dogmes  qu'elle  avait  cru  devoir  conserver,  mais  ja- 
mais ,  malgré  ses  plus  grauds  efforts  ,  ne  fut  ouverte  pour  elle  cette 
source  d'émotions  suhlimes  à  laquelle  ont  puisé  les  plus  simples 
auteurs  ascétiques  de  l'Eglise  romaine.  Généralement ,  ce  que  nous 
appelons  l'onction  est  bien  loin  de  ces  livres  écrits  sous  les  ombres 
de  l'erreur  ;  on  sent  même  de  ce  côté  une  impuissance  véritable. 
Ne  nous  en  étonnons  pas  ;  cette  précieuse  qualité  est  le  résultat 
de  l'ordre  et  de  la  paix.  C'est  le  retentissement  d'une  âme  dont 
toutes  les  facultés  sont  tenues  en  accord  par  l'obéissance.  Or  quelle 
autre  que  l'Eglise  avec  sa  puissante  autorité  établit  jamais  ce  repos 
admirable,  cette  paix  surhumaine  au  sein  de  laquelle  commence  le 
magnifique  concert  de  l'âme  à  la  gloire  de  son  auteur?  11  suit  de 
là  que  plus  on  s'écarte  ,  ou  plus  on  se  rapproche  du  principe  ca- 
tholique ,  plus  l'onction  s'éloigne  ,  ou  reparaît ,  en  raison  directe 
de  la  soumission  ou  de  la  révolte.  L'esprit  individuel ,  si  mesquin , 
si  tracassier  ,  trouble  ,  agite  ,  désenchante  ,  à  mesure  qu'il  est  plus 
libre.  L'union  de  l'âme  avec  la  vérité  ne  se  fait  plus  si  bien  ;  ce 
n'est  plus  la  tranquillité  de  V ordre.  Voilà  pourquoi  les  paroles 
qui  sortent  du  sanctuaire  sont  si  belles,  si  calmes,  si  augustes; 
tandis  que  celles  qui  viennent  du  cabinet  sont  maniérées,  péni- 
bles, et  n'offrent  d'onction  que  celle  qu'elles  ont  cru  imiter,  comme 
s'il  était  donné  à  l'homme  de  parodier  les  secrets  de  Dieu  et  de 
ses  élus. 

Appliquons  ces  principes  au  sujet  important  qui  nous  occupe. 
D'après  le  jugement  universel  des  prêtres  pieux  et  éclairés  qui  font 
usage  du  rit  romain ,  on  trouve  dans  cette  liturgie  une  onction 
cachée  qui  délecte  la  piété  et  qu'on  chercherait  vainement  dans  les 
liturgies  improvisées  de  nos  jours.  11  s'agit  ici  d'un  fait  sur  lequel 
je  ne  crains  pas  d'appeler  en  témoignage  tous  ceux  qui ,  de  cœur 
et  d'esprit  ,  sont  en  état  de  faire  cette  comparaison.  Peu  importe 
donc  le  jugement  superficiel  et  hasardé  de  ceux  qui  ne  connaissant 
d'une  manière  pratique  que  les  modernes  liturgies,  voudraient  dire 
leur  avis  sur  les  livres  romains  qu'ils  auraient  simplement  feuille- 
tés ,  ou  même  examines  dune  manière  critique.  Une  telle  appré- 
ciation ne  se  fait  point  à  vue  de  pays.  Il  faut  plus  que  l'attention 
de  l'esprit  pour  prononcer  en  pareille  matière. 

Cet  aveu  si  remarquable  est  sorti  plus  d'une  fois  de  la  bouche 
des  partisans  même  des  nouveaux  bréviaires.  Souvent  je  les  ai  en- 
tendus reconnaître  hautement  cette  qualité  incontestable  de  la  li- 


(    226    ) 

turgie  romaine  ,  et  s'il  était  nécessaire  d'en  produire  des  preuves 
par  écrit ,  je  pourrais  citer  d'abord  le  mot  tics-curieux  du  savant 
auteur  des  bréviaires  de  Rouen  ,  de  Garcassonne  ,  de  Cahors  et  du 
Mans  :  «  Ceux  qui  ont  composé  le  bréviaire  romain  ,  dit  l'abbé 
»  Robinet ,  ont  mieux  connu  qu'on  ne  fait  de  nos  jours  le  goût 
»  de  la  prière  et  les  paroles  qui  y  conviennent  (1).  »  Il  ne  s'agit 
donc  ici  que  d'un  fait ,  remarquable  à  la  vérité  ,  mais  sur  lequel 
on  rencontre  peu   de  contestations. 

Mais  à  quelles  causes  doit-ou  attribuer  ce  caractère  de  l'onc- 
tion, caractère  inhérent  d'une  manière  toute  particulière  à  la  litur- 
gie romaine  ?  La  première  ,  la  plus  solide  de  toutes ,  celle  que  l'on 
peut  proposer  avec,  plus  de  confiance ,  c'est  la  sainteté  même  de 
l'Eglise.  Ce  caractère  essentiel  de  la  vraie  Eglise ,  qui  rejaillit  sur 
tout  ce  qu'elle  dit  comme  sur  tout  ce  qu'elle  fait ,  comment  ne  se 
trouverait-il  pas  profondément  empreint  dans  ses  prières  ?  Comment 
ne  répandrait-elle  pas  sur  elles  cette  onction  dont  elle  seule  pos- 
sède la  source  véritable  ?  Elle  qui  ne  s'élève  à  Dieu  ,  son  auteur  et 
son  époux  ,  que  par  les  degrés  de  la  prière  ,  eùt-elie  donc  oublié 
les  leçons  que  daigna  lui  donner  autrefois  celui  qui  seul  peut  en- 
seigner à  prier?  LEglise  est  divine,  elle  est  sainte  ;  donc  ses  priè- 
res sont  saintes  ;  donc  elles  doivent  être  pleines  de  l'onction  de 
l'Esprit-Saint.  Contester  cette  qualité  première  aux  antiques  et  uni- 
verselles formules  de  la  liturgie  romaine  ,  c'est  porter  atteinte  , 
pour  ainsi  dire ,  à  la  sainteté  de  l'Eglise  ;  c'est  soutenir  que  celle- 
là  ne  sait  point  prier,  qui  cependant  ne  vit  ici-bas  que  de  prière, 
et  ne  peut  adoucir  que  par  la  prière  les  rigueurs  de  son  exik 

Les  paroles  de  la  liturgie  romaine,  outre  qu'elles  sont  l'expres- 
sion des  vœux  de  l'Eglise  qui  est  sainte  ,  sont  aussi  les  paroles  des 
Saints.  Ces  textes  choisis  dans  l'Ecriture  pour  édifier  la  piété  ont 
été  recueillis  par  des  Saints  accoutumés  à  y  trouver  la  nourriture 
de  leurs  âmes.  Ces  paroles  mystérieuses  qu'ils  nous  ont  données  de 
leur  propre  fonds  respirent  encore  la  foi  et  la  candeur  des  siècles 
passés.  Ces  hymnes  antiques  ,  ouvrage  des  saints  docteurs  ,  nous 
indiquent  la  source  de  leur  génie,  eu  nous  découvrant  leur  cœur. 
Ces  oraisons  si  pleines  de  nos  besoins  et  de  nos  espérances  ,  de 
nos  misères  et  de  notre  grandeur ,  nous  révèlent  tout  ce  qui  se 
passait  dans  ces  grandes  âmes ,  quand  elles  s'unissaient  à  Dieu  par 
la  prière.  Tout ,  en  un  mot ,  est  l'ouvrage  des  Saints  ;  tout  porte 
l'empreinte  de  leurs  vertus.  Entouré  des  souvenirs  de  la  sainteté; 
placé  au  milieu  de  tant  de  saintes  traditions,  le  prêtre  prie,  ou 
plutôt  il  ne  fait  que  continuer  la  prière  des  Saints.   Deuxième  rai- 

(i)  Lettre  d'un  ecclésiastique  à  un  curé  sur  le  pian  d*un  nouveau 
bréviaire. 


(    227     ) 

son  qui  explique  parfaitement  l'onction  qui  règne  dans  la  liturgie 
de  l'Eglise  romaine. 

Un  autre  motif  qui  ne  contribue  pas  moins  à  donner  à  ces  sain- 
tes prières  quelque  chose  de  touchant ,  c'est  leur  universalité.  En 
récitant  ces  augustes  paroles  ,  on  pense  qu'elles  sont ,  dans  ce  mo- 
ment même  ,  répétées  dans  tout  l'univers.  Voix  du  passé  ,  elles  se- 
ront aussi  la  voix  de  l'avenir  ,  tant  que  ce  monde  ,  qui  n'est  fait 
que  pour  l'Eglise,  demeurera  debout.  Escortées  du  respect  de  tous 
les  âges  ,  elles  se  montrent  à  nous  environnées  de  toutes  ces  cho- 
ses catholiques  si  bien  en  harmonie  avec  notre  foi  et  avec  les  sen- 
timens  de  la  prière  chrétienne.  Et  ne  semble-t-il  pas  aussi  que 
Dieu ,  dans  sa  sagesse  ,  a  attaché  aux  prières  souvent  répétées  des 
grâces  et  une  puissance  particulières?  N'a-t-il  pas  montré  par  des 
prodiges  sans  nombre  combien  il  agréait  ces  formules  populaires  , 
dédaignées  souvent  par  les  esprits  superbes ,  mais  si  chères  à  la 
simplicité  des  âmes  pieuses  ?  Quoi  d'étonnant  qu'il  ait  environné 
d'une  onction  divine  les  prières  que  son  oreille  écoute  avec  com- 
plaisance ,  depuis  tant  de  siècles  qu'elles  sortent  de  la  bouche  in- 
spiré de  son  Eglise  ? 

Jusqu'à  présent,  mon  but  n'a  point  été  de  prouver,  mais  bien 
plutôt  d'expliquer  cette  qualité  de  l'onction  qu'on  remarque  dans 
la  liturgie  romaine.  Je  voulais  seulement  prendre  acte  de  ce  fait , 
non  moins  incontestable  que  l'antiquité  ,  l'universalité  et  l'autorité 
de  cette  même  liturgie.  Maintenant ,  suivant  notre  usage  ,  venons 
à  la  comparaison ,  et  considérons  sous  le  même  point  de  vue  les 
liturgies  modernes  des  églises  de  France. 

N'étant  point  l'ouvrage  de  l'Eglise  catholique ,  mais  plutôt  ne 
devant  leur  existence  qu'à  une  infraction  de  ses  décrets  ;  compo- 
sées bien  plus  souvent  par  des  hommes  de  parti  que  par  des  Saints  ; 
n'ayant  point  été  sanctifiées  par  l'usage  des  siècles ,  et  n'étant  quel- 
quefois que  le  dialecte  d'un  diocèse  isolé,  ces  liturgies  ne  sauraient 
avoir,    et  n'ont  point  en  effet  l'onction  de  la  liturgie  romaine. 

Je  l'avoue,  car  il  faut  être  juste,  grâce  à  la  grandeur  du  sujet 
et  à  la  richesse  des  Ecritures,  certaines  parties  de  plusieurs  des 
nouveaux  offices  sont  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  bien  fai- 
tes. Mais  quel  si  grand  mérite  y  trouvez-vous  ?  L'Eglise  connais- 
sait tout  cela  ;  seulement  elle  n'avait  jamais  songé  à  le  faire  entrer 
dans  ses  chants.  Durant  tant  de  siècles ,  elle  avait  cru  présenter 
à  la  piété  de  ses  enfans  un  aliment  suffisant  dans  les  paroles  de 
ces  offices  que  vous  dédaignez?  Vos  améliorations  valaient-elles  la 
peine  de  renverser  son  ouvrage  ?  J'en  conviens  ,  vous  avez  rassem- 
blé de  beaux  textes  à  certains  jours  ;  on  n'en  est  quelquefois  que 
plus  surpris  d'entendre  retentir  au  milieu  de  ces  oracles  du  Seigneur 
la  voix  du  moine  de  Saint- Victor  ,  et  les  accens  ambigus  de  Cof- 


(    228    ) 

fin  ;  vous  nous  avez  donné  de  temps  en  temps  de  belles  applica- 
tions. Nous  en  profitons  puisqu'elles  sont  rares ,  mais  c'e'tait  une 
liturgie  que  nous  attendions. 

Hors  de  là,  que  trouvons-nous  dans  les  nouveaux  bréviaires? 
Une  compilation  de  textes  décousus ,  étonnés  souvent  de  se  trou- 
ver ensemble  ;  des  offices  hérissés  de  phrases  coupées  ,  auxquelles 
à  grand'peine  l'esprit  s'efforce  d'attacher  un  sens  qui  pour  être 
celui  du  rédacteur  n'est  pas  toujours  celui  du  Saint-Esprit.  Tout 
ici  respire  la  gène  ,  la  fatigue  ,  l'anxiété.  Trop  souvent  on  s'aper- 
çoit qu'un  pareil  travail  n;a  pu  s'accomplir,  à  coups  de  concor- 
dance ,  que  par  des  gens  qui  ayant  créé  un  système  n'ont  pas 
voulu  en  avoir  le  démenti.  Traduisez  ces  textes  disparates  ,  don- 
nez -  les  au  peuple ,  en  français ,  et  voyez  le  parti  qu'en  tirera  sa 
piété. 

Partout  un  esprit  de  contradiction  s'est  appliqué  à  effacer,  à 
remplacer  les  paroles  de  la  liturgie  romaine.  Souvent  des  textes 
même  employés  dans  cette  liturgie  ont  disparu  pour  faire  place  à 
d'autres,  beaucoup  moins  adaptés,  mais  plus  propres  à  entrer  dans 
le  plan  de  tel  ou  tel  auteur.  Par  quel  miracle  ,  je  vous  le  demande, 
trouverait-on  encore  de  l'onction  dans  le  résultat  d'une  œuvre  pa- 
reillement systématique?  Comment  croire  que  la  main  de  l'homme 
aura  tracé  aux  inspirations  de  l'Esprit-Saint  un  ordre  factice  au- 
quel il  aura  dû  se  plier  catégoriquement?  Non,  non,  ce  n'est  pas 
en  vain  qu'il  est  écrit  que  V Esprit  aoufjle  où  il  veut  (i).  C'est  à 
lui  de  commander  ;  il  n'ohéit  point  à  la  parole  de  l'homme. 

Parlerai-je  de  ces  offices  dogmatiques  ,  rédigés  en  forme  de  thèse 
théologique  ,  où  les  argumens  se  chantent  sur  difterens  tons  ,  de 
manière  qu'aucun  ne  manque  à  la  distraction  du  lecteur?  En  ré- 
citant de  semblables  offices,  heureux  celui  qui  peut  prier  encore! 
Qu'il  est  à  craindre  que  les  uns  ,  peu  jaloux  d'un  genre  de  beau- 
tés déjà  trop  loin  d'eux ,  ne  se  laissent  aller  à  la  sécheresse  toute 
faite  qu'ils  y  trouvent  ,  ou  que  les  autres  ,  transformant  en 
étude  l'exercice  de  la  prière ,  n'y  portent  que  l'attention  qui  dis- 
sipe et  non  celle  qui  recueille  l'âme  !  Combien  de  fois  aussi  en  re- 
passant les  chefs-d'œuvre  de  nos  hymnographes  modernes  n'arri- 
vera-t-il  pas  au  lecteur  de  se  surprendre  tout  à  coup  sous  les  traits 
d'un  critique  analysant  le  mérite  d'un  poète  ,  jugeant  et  pronon- 
çant comme  à  l'Académie  ,  sans  songer  pour  l'instant  à  celui  qui 
non  content  du  sacrifice  des  lèvres ,  veut  être  prié  en  esprit  et  en 
véri/é  ? 

Pour  relever  ce  qu'on  appelle  le  mérite  des  nouveaux  offices , 


(i)  Joan.  m  ,  8. 


(    229    ) 

on  a  beaucoup  vanté  l'étrange  idée  de  leurs  compositeurs  qui  se 
sont  condamnés  à  fabriquer  tous  leurs  répons  avec  des  textes  tirés 
l'un  de  l'Ancien  ,  l'autre  du  Nouveau-Testament.  Il  est  vrai  qu'ils 
sont  parvenus  à  nous  en  donner  quelques-uns  d'admirables  ;  le  Ro- 
main en  offrait  les  premiers  modèles.  L'esprit  de  système  qui  ré- 
trécit tout  à  sa  mesure  s'empara  d'un  fait  pour  en  faire  une  règle 
générale.  On  voulut  constamment  nous  donner  des  répons  de  cette 
espèce.  Assez  souvent  l'Ecriture  parut  s'y  prêter ,  mais  souvent 
aussi  ces  répons  ne  présentèrent  à  la  piété  que  l'inconvenant  amal- 
game de  deux  phrases  dont  la  ressemblance,  toute  dans  les  mots, 
n'existait  d'aucune  manière  dans  l'original  ;  outrage  véritable  à  l'Es- 
prit-Saint. 

J'ai  quelquefois  entendu  dire  qu'il  était  avantageux  de  trouver 
dans  son  office  les  plus  beaux  argumens  de  la  religion  ,  d'y  sentir 
cette  force  démonstrative  qui  tient  en  haleine  et  empêche  d'oublier 
ce  qu'on  sait.  Mais  encore  une  fois ,  soit  faiblesse  humaine ,  soit 
volonté  coupable,  qu'ariive-t-il?  On  étudie  et  l'on  ne  prie  pas.  Ces 
grands  amateurs  de  l'étude  qui  la  veulent  trouver  partout ,  sou- 
vent n'étudient  qu'en  récitant  leur  bréviaire.  Cette  nouvelle  mé- 
thode produit  pour  eux  deux  résultats.  Elle  occupe  leur  esprit  et 
les  dispense  de  prier.  Etrange  abus  !  Comme  si  toute  étude  dans 
la  prière  n'était  pas  criminelle  ,  sinon  cette  étude  du  cœur  qui  se 
fait  sans  bruit  de  paroles  et  qui  forma  autrefois  les  Augustin  ,  les 
Bernard  ,  les  Thomas  d'Aquin  ! 

Mais  ,  disent  les  autres ,  quoi  de  plus  utile  et  de  plus  convena- 
ble en  même  temps  que  de  chercher  dans  la  récitation  d'un  bré- 
viaire bien  fait  la  matière  des  instructions  que  nous  devons  faire 
à  nos  peuples  ?  En  effet ,  cela  arrive  de  temps  en  temps.  Tout  en 
priant  Dieu  ,  on  arrête  son  plan  ,  on  le  divise ,  on  prépare  déjà, 
les  morceaux  d'effet  ,  peu  s'en  faut  qu'on  ne  débite  déjà  son  dis- 
cours. Enfin  ,  après  une  prière  laborieuse  ,  on  sort  de  son  bréviaire, 
content  de  soi-même  ,  et  travaillé  d'un  chef-d'œuvre  que  l'on  n'eût 
jamais  conçu  sans  le  bonheur  que  l'on  a  de  suivre  son  rit  diocé- 
sain. Mais  ,  dites-moi  ,  hommes  si  habiles ,  sans  doute  vous  avez 
lu  que  les  Saints  préparaient  leurs  discours  dans  la  prière,  et  vous 
voulez  en  faire  autant.  Rien  de  mieux;  mais  savez-vous  comment 
ils  faisaient?  D'abord,  dans  toutes  leurs  actions,  ils  avaient  pour 
principe  de  se  livrer  exclusivement  à  celle  du  moment  présent.  Age 
quod  agis;  cette  règle  d'un  ancien  sage  était  aussi  la  leur.  Ils  se 
préparaient,  il  est  vrai,  par  la  prière  au  ministère  de  la  parole, 
mais  pour  cela,  ils  ne  se  fatiguaient  point,  ils  ne  s'agitaient  point, 
ils  ne  parlaient  point  ;  ils  écoutaient  ,  et  mieux  ils  axaient  écouté  , 
mieux  ils  parlaient.  Voilà  l'unique  manière  de  préparer  un  dis- 
cours ,  tout  en  remplissant  le  devoir  de  la  prière ,  et  soyez  sûrs 
H.  3o 


(    230     ) 

que,  sans  dissiper  autant  votre  esprit,  la  liturgie  romaine  vous 
serait  d'un  aussi  grand  secours  que  vos  savans  bréviaires. 

Tel  est  donc  le  caractère  incontestable  des  nouvelles  liturgies  la 
sécheresse  et  la  stérilité  ,  au  milieu  des  plus  grandes  richesses.  Mais 
j'aurais  à  peine  ébauché  ce  qu'on  peut  due  sur  cette  importante 
matière ,  si  je  ne  signalais  pas  certaines  entreprises  des  nouveaux 
liturgistes  ,  tendantes  à  détruire  ,  à  effacer  pour  jamais  certaines 
choses  qui,  dans  la  liturgie  de  l'Eglise  romaine,  étaient  principa- 
lement chères  à  la  piété. 

Il  serait  trop  long  ,  et  même  fastidieux  d'énumérer  ici  tant  de 
répons,  d'antiennes,  d'introïts,  et  autres  prières  touchantes,  sa- 
crifiées avec  rigueur,  et  le  plus  souvent  remplacées  par  des  textes 
péniblement  amenés  et  aussi  difficiles  à  convertir  en  prières  qu'à 
revêtir  d'un  plain-chant  supportable.  Mais  une  partie  essentielle  de 
la  liturgie  catholique  ,  et  en  même  temps  de  la  piété  chrétienne , 
sur  laquelle  la  malveillauce  des  jansénistes  (i)  s'est  permis  le  plus 
d'attentats ,  c'est  le  culte  de  la  Sainte-Vierge.  On  ne  saurait  éle- 
ver la  voix,  trop  haut  sur  les  scandaleuses  libertés  qu'ils  se  sont 
permises  en  cette  matière,  libertés  d'autant  plus  dangereuses,  qu'el- 
les ont  passé  ,  pour  ainsi  dire  ,  inaperçues.  Sans  parler  de  ces  vé- 
nérables prières  ,  venues  de  la  plus  belle  antiquité  ,  et  dans  lesquel- 
les l'Eglise  témoignait,  dans  son  auguste  langage,  sa  haute  confiance 
en  la  Mère  de  Dieu  ,  prières  ignominieusement  retranchées  des  bré- 
viaires et  des  missels  nouveaux  (2) ,  cette  secte  odieuse  est  allée 
jusqu'à  détourner,  anéantir  même  des  fêtes,  de  temps  immémorial, 
consacrées  a  Marie.  Par  elle,  l'octave  de  Noël ,  destinée  à  honorer  d'une 
manière  particulière  la  maternité  de  Marie  (3)  ,  a  vu  périr  jus- 
qu'aux dernières  traces  de  cette  coutume  héritée  des  temps  anti- 
ques. La  fête  de  la  Purification  célébrée  dans  l'Eglise  romaine  au 
nombre  des  solennités  de  Marie  a  cessé  d'en  faire  partie  ;  un  mys- 
tère ,  important  sans  doute,  mais  que  l'Eglise  mère  et  maîtresse 
n'avait  point  jusqu'alors  honoré  d'un  culte  particulier,  a  tout  d'un 
coup  partagé  l'attention  des  fidèles ,  et  Marie  n'a  plus  été  que  l'ob- 

(1)  Car  enfin  il  faut  bien  ,  île  temps  en  temps  ,  les  appeler  par  leur 
nom.  Quand  l'histoire  ne  serait  pas  là ,  nous  pourrions  les  reconnaître 
à  leurs  fruits 

(2)  Les  répons  Sancta  et  immaculata ,  Beata  es }  Félix  es ,  etc.  ;  les 
antiennes  Sub  tuum  praesidium,  Sancta  Maria  ,  succurre  miseris t  Beata 
viscera ,  etc.;  les  versets  Dignare  me,  Gaude  et  lœtare ,  Ora  pro  no- 
bis  ,1  sa  ne  ta  Dei  genitrix }  etc.,  et  tant  d'antres  formules  antiques  et 
vénérables  ,  ne  se  lisent  plus  dans  les  nouveaux  offices.  Quelques-unes 
ont  été  seulement  conservées  pour  les  saints. 

(3)  Voyez  le  Bréviaire  romain;  Durand,  Nationale ,  lib.  ni,  cap.  i5  J 
le  Micrologue  ,  cap.  xxxix  ,  etc. 


(  *3<    ) 

jet  secondaire  d'une  solennité  que  nos  pères  lui  avaient  vouée  tout 
entière  (1).  La  fête  de  la  Visitation,  instituée  depuis  plusieurs  siè- 
cles en  l'honneur  de  Marie  ,  a  obtenu  grâce  ,  il  est  vrai  ,  devant 
les  nouveaux  réformateurs,  mais  encore  ont -ils  trouvé  le  moyen 
d'appliquer  leur  système  de  la  manière  la  plus  affligeante  pour  la 
piété  dans  la  collecte  tout  moderne  qui  contient  le  mystère  du  jour. 
A  peine  la  Sainte-Vierge  y  est  elle  nommée  par  occasion  ;  S.  Jean- 
Baptiste  en  fait  l'objet  principal  (2).  Mais  voici  quelque  chose  de 
bien  plus  grave. 

Dans  son  éternelle  reconnaissance ,  l'Eglise  tout  entière  ,  dès  les 
premiers  siècles  ,  avait  consacré  à  la  mémoire  du  grand  mystère  de 
l'Incarnation  le  25  décembre ,  jour  même  où  l'on  pense  que  le 
Verbe  divin  descendit  de  sa  royale  demeure  pour  habiter  ait 
milieu  de  nous  (3).  Voulant  ensuite  laisser  un  monument  éclatant 
de  sa  profonde  gratitude  envers  l'auguste  Créature  qui  eut  tant  de 
part  à  cet  ineffable  mystère  et  prononça  ce  nouveau  fiât  (4)  non 
moins  solennel  et  non  moins  efficace  que  celui  qui  appela  sur  cet 
univers  une  lumière  matérielle ,  les  deux  églises  ,  sans  distinction 
d'orientale  ni  d'occidentale  ,  se  réunirent  pour  offrir  à  Marie  une 
soleunilé  particulière  dont  elles  crurent  devoir  fixer  l'époque  neuf 
mois  avant  le  jour  de  la  naissance  du  Sauveur.  Les  Latins  appe- 
lèrent cette  fête  l' Annonciation  de  la  Sainte-  Vierge  (5),  les  Grecs 
la  connurent  sous  le  nom  d' 'Annonciation  de  la  Mère  de  Dieu  (6). 
Cherchez  maintenant  cette  solennité  dans  les  nouvelles  liturgies. 
Depuis  un  siècle  ,  ce  jour  n'est  plus  la  fête  de  Marie.  Que  l'église 
grecque  et  l'Eglise  romaine  célèbrent  encore  si  elles  veulent  l' An- 
nonciation de  la  Sainte  -  Vierge ,  plus  de  cinquante  églises  de 
France   ne   connaissent  que   l'Annonciation  de   l'Incarnation   de 


(1)  Dans  les  nouvelles  liturgies  ,  on  célèbre  le  2  février  la  Présenta- 
tion de  N.  S.  et  la  Purification  de  la  Sainte- Vierge.  Autant  ces  divers 
changeincns  seraient  légitimes  s'ils  étaient  avoués  par  l'Église ,  autant 
ils  sont  inconvenans  et  téméraires  lorsqu'ils  ne  sont  conçus  et  exécutés 
que  par  une  église  particulière. 

(2)  Voici    cette  oraison   :    Adesto  Ecclesiœ   tuœ ,    misericors  Deus ,    et 
Jilios  adovtionis  in  ejus  sinu  purifîca }  qui }  Mariai  clausus  utero ,  Joan- 

nem  in  sinu  Elisabeth  sanctifîcasti.  Si  cette  fête  était  consacrée  au  Pré- 
curseur exclusivement,   cette  collecte  ne  serait-elle  pas  parfaite? 

(3)  Sap.  xvni,    i5.   Joan.    1. 

(4)  Luc.    11. 

(5)  Annuntiatio  B.  Marias  virginis  }  dans  les  missel,  bréviaire  et  ca- 
lendrier romains. 

(6)  Dci  matris  annuntiatio  ;  dies  annunlialionis  domina;  nostrre  Dei 
genilricis.  Novcllà  Eiiiman.  Comneni  apud  Balsamonem  5  Chronicon 
Alexandrinum  ,  35 1  olympiad. 


(    232     ) 

Tiotre-Seigneur ,  ou  encore  ,  Y  Annonciation  et  V  Incarnation  de 
JSotre-Seigneur  (i).  Ainsi,  grâce  au  pouvoir  absolu  des  évêques 
de  France  sur  la  liturgie  ,  est  tombé ,  du  moins  parmi  nous  ,  un 
des  plus  beaux  témoignages  de  la  foi  de  l'Eglise  et  de  sa  profonde 
vénération  pour  la  Mère  de  Dieu  ;  témoignage  trop  éclatant  pour 
ne  pas  offusquer  les  regards  de  l'hérésie  (2)  ;  témoignage  que  se 
sont  laissé  enlever,  sans  y  penser,  les  fidèles  de  France,  et  qui 
eût  peut-être  entièrement  péri  ,  si  la  liturgie  romaine  et  les  nom- 
breuses églises  qui  la  suivent  ne  l'eussent  conservé.  Les  fabricateurs 
de  nouvelles  liturgies  n'ont  pas  toujours  été  conduits  par  des  in- 
tentions aussi  suspectes,  dans  les  divers  retranchemens  et  change- 
mens  qu'ils  se  sont  permis.  Le  désir  d'abréger  de  trop  longs  offices 
a  souvent  été  la  cause  des  mutilations  qu'on  leur  reproche.  11  eût 
été  bien  étonnant  que  l'esprit  d'onction  eût  survécu  à  de  pareilles 
entreprises.  Mieux  vaut  sans  doute  prier  peu  que  prier  mal,  mais 
aussi  quand  on  est  si  pressé  de  finir,  je  doute  que  le  Saint-Esprit 
favorise  beaucoup  ces  sortes  de  prières.  Aussi  les  retranchemens 
sont-ils  souvent  tombés  sur  des  endroits  que  regrettera  toujours  la 
piété ,  et ,  soit  intention  préméditée  ce  que  je  ne  saurais  affirmer 
sérieusement,  soit  qu'on  ait  presque  constamment  joué  de  malheur, 
une  foule  de  prières  touchantes  ont  été  sacrifiées  à  l'esprit  de  sys- 
tème et  de  simplification.  Voici  un  fait  tout  récent  et  trop  remar- 
quable pour  être  passé  sous  silence  ;  il  me  dispensera  de  citer  d'au- 
tres preuves  qui  d'ailleurs  sont  si  faciles  à  recueillir  ,  qu'il  suffit 
de  les  avoir  indiqués  d'une  manière  générale. 

Tout  le  monde  connaît  le  psaume  i35,  Confitemini  Domino 
quoniam  bonus ,  quoniam  in  seculum  misericordia  ejus.  «  Ce 
J>  psaume,  dit  S.  Augustin,  contient  les  louanges  de  Dieu,  et  tous 
»  ses  versets  sont  terminés  de  la  même  manière.  Car ,  quoiqu'il 
J)  renferme  beaucoup  de  choses  en  l'honneur  de  Dieu  ,  c'est  prin- 
.»  cipalement  sa  miséricorde  qui  en  fait  le  sujet.  C'est  pourquoi 
3>  celui  par  qui  l'Esprit-Saint  a  composé  ce  psaume  n'a  pas  voulu 
3>  qu'aucun  de  ses  versets  finit  autrement  qu'en  célébrant  la  divine 
»  miséricorde  (3).  »    «  Le  Psalmiste ,   dit  S.  Jean   Chrysostôrae , 


(1)  Voyez  la  liturgie  de  Paris,  et  les  liturgies  modernes  des  diflerens 
diocèses.  Deux  seulement  ont  intitulé  cette  fête  :  Annuntiatio  Incarna- 
tionis  D.   N.  I.    C.  Beat.œ  Mariai  virgini. 

(2)  La  haine  des  hérétiques  contre  cette  fête  est  ancienne.  En  1674 1 
Hospinien  ,  De  Fesiis ,  pag.  69,  disputait  déjà  à  Marie  cette  solennité. 

(3)  Psalimis  iste  laudem  continet  Dei ,  et  eodem  modo  in  omnibus 
suis  versibus  terminatur.  Proindè  ,  quamvis  hic  in  laudem  Dei  multa 
dicantur,  maxime  tamen  ejus  misericordia  commendatur ,  sine  cujus 
commcndatione  apertissimâ  imllum  vers u m  claudi  voluit,  per  queni 
Spiritus  sanctus  condidit  psalmum  S.  Aug.  enarratio  in  psalm.  i35, 
tom.   iv,  col.   i5o8,  edit.  Bened. 


(  233  ) 

»  après  avoir  parlé  des  bienfaits  du  Seigneur  envers  les  hommes , 

»  célèbre  aussi  la  grandeur  de  sa  miséricorde  ,  et  voulant  en  si- 

»  gnaler   avec   plus   d'éclat  encore   toute  l'étendue  ,  il    invite  tous 

»  les  hommes  à   la  célébrer,  leur  disant  :  confessez  le  Seigneur f 

)>  c'est-à-dire  :  rendez-lui  grâces,  louez-le,  parce  que  sa  misêri- 

»  corde  est  éternelle  (  i  ). 

Ce  psaume  qui ,   suivant  S.  Jérôme  ,    «   a  pour   but    de   chanter 

»  les  miséricordes  du  Seigneur  répandues   sur   le   genre  humain, 

»  dans  ses  diverses  nécessités  »  (2)  ,  Tliéodoret  nous  apprend  que 

«  si  le  Psalmiste  en  a   terminé  tous  les  versets   par  la   louange  de 

»  cette  divine   miséricorde  ,   il  l'a  fait    pour  nous  rappeler   que  la 

»  bonté  de  Dieu  et  non  le  besoin   qu'il  en  avait  l'a  porté  à  opé- 

»  rer  toutes  ces  merveilles  (3).   »   «   Ce  psaume  ,  dit  aussi  Cassio- 

))  dore  ,  célèbre  divers  sujets  ,   mais  ses  accords  se  réunissent  tou- 

»  jours   sur  un   même  ton.    On    peut  ,    je    pense ,    comme    je    l'ai 

»  remarqué  à  propos   du   psaume    11 7    dans  lequel  quatre   versets 

»  ont   la  même  terminaison  ,   on  peut  nommer  unifines  tous  ceux 

»  de  ce   cantique.  Tout  ce  qu'il  renferme  se  rapporte  à  la  misé- 

»  ricorde  de  Dieu  ,  sans  laquelle  nous  ne  pourrions  exister  ;  c'est 

«  donc  avec  raison  que  l'on  y  répète  si  souvent  cette  miséricorde 

»  dont  les  largesses  envers  nous  sont  si  abondantes  (4). 


(1)  Postquàm  locutus  est  de  Dei  in  homines  beneficiis ,  de  ejus  quo- 
que  misericordiae  magnitudine  dissent,  non  eam  metiens ,  nec  id  fieri 
potest  ;  sed  per  infinitum  volens  ostendere  ejus  magnitudiném  invitât 
onines  ad  glorificationcm  dicens  :  Confitemini  Domino,  hoc  est,  gratias 
agite,  laudate  ipsum  ,  quoniam  in  seculum  misericordia  ejus.  Le  saint 
docteur  expliquant  ensuite  chaque  verset,  montre  la  convenance  et  l'à- 
propos  de  cette  répétition  :  Ideô  hoc  significans  (  propheta  )  in  urioquo- 

que  versu  subjungit:  quoniam  in  seculum  misericordia  ejus Quamob- 

rem    cùm    haec  sciret  propheta   unicuique    versui  subjungit  :  in  seculum 

misericordia  ejus Vides  quomodo  in  unoquoque  versu  jàm  subjungit 

illud  :  in  seculum ,  etc Qiue  qùïdem  ille  admirans  assidue  subjun- 
git illud  :  Quoniam  ,  etc.  S.  Chrjs.  expos,  in  psalm.  i35,  tom.  v, 
pag.   3<jG  et  seq.   cri  il.   Bened. 

(•2)  !ste  psalmus  Domini  misericordias  in  diversis  necessitatibus  hu- 
mano  generi  praestilas  pendit.  S.  Hieron,  breviarium  in  psalter.  psalm. 
i35  ,  tom.  11,  pag.  ^ 7^;  edit.  Bened. 

(3)  Meritô  auteni  psalmographus  omnibus  dictis  seternam  misericor- 
dia m  conjunxit ,  quoniam  non  ob  propria  m  necessitatem ,  sed  ob  solam 
benignitatem  benignus  omnia  condidit.  Theodoret.  interp.  in  psalm.  i35, 
tom.  1  ;  pag-  g38  ,  eilil .   Sirmond. 

(4)  Diversas  res  inchoat  (ille  psalmus),  sed  in  unam  convenientiam 
vociferationis  exultât;  cujus  versus  unifines  non  improbè  dicimus  voci- 
tandos ,  sicut  in  centesimo  decimo  septimo  psalmo  jàm  diximus ,  ubi 
quatuor  versus  simili  sententiâ  terminantur.  Quidquid  enim  dicitur  ad 
misericordiam  Dei  refertur,  sine  quâ  subsistere  nullatenùs  pr.cvalemus. 


(  234  ) 

C'est  ainsi  que  si  ou  voulait  l'interroger  tout  entière ,  la  tra- 
dition des  Pères  a  sans  cesse  conside'ré  ce  psaume  ,  avec  ses  répé- 
titions, comme  l'ouvrage  de  l'Esprit  Saint.  Jusqu'à  présent  les  auteurs 
des  nouvelles  liturgies  n'avaient  point  songé  à  refaire  l'Ecriture- 
Sainte  ;  ils  professaient  même  pour  son  intégrité  un  respect  qui 
sans  être  trop  pur  dans  son  principe  ,  les  garantissait  au  moins  de 
certains  excès.  Quel  a  donc  dû  être  l'étonnement  du  clergé  du  dio- 
cèse de  V....  ,  lcysque  tout-à  coup  on  lui  a  fait  présent  d'un  nou- 
veau bréviaire ,  dans  lequel  cet  antique  respect  a  disparu  ,  et  dans 
lequel ,  entr'autres  choses  ,  le  psaume  dont  nous  parlons  a  été  tron- 
qué avec  une  hardiesse  qu'on  n'oserait  qualifier?  Dans  ce  bré- 
viaire (i)  on  ne  trouve  plus  le  psaume  1 35  tel  qu'il  est  clans  l'E- 
criture. La  main  de  l'homme  en  a  mutilé  et  refondu  toutes  les  parties. 
On  s'est  permis  de  retrancher  partout,  excepté  en  deux  endroits, 
le  touchant  refrain  qui  célèbre  les  miséricordes  du  Seigneur,  et  de 
vingt-sept  versets  que  jusqu'à  présent  on  avait  chantés  dans  toute 
l'Église ,  il  n'en  reste  plus  que  quinze  dans  le  nouveau  bréviaire 
de  V....  Quels  ont  pu  être  les  motifs  d'une  semblable  entreprise? 
Quels  qu'ils  soient  ,  ils  ne  sauraient    être  légitimes. 

En  eiFet ,  l'altération  est  trop  grave  pour  être  d'aucune  manière 
excusée.  Ce  psaume  ainsi  mutilé  n'est  plus  lui-même.  Les  Pères 
l'ont  cité  ,  l'ont  commenté  sous  la  forme  même  qu'on  a  cru  pou- 
voir faire  disparaître.  C'est  sous  cette  forme  que  l'Eglise  l'a  reçu 
de  la  synagogue.  Tel  il  retentissait  sous  les  portiques  de  Saloraon; 
tel  jusqu'à  présent  il  a  été  chanté  dans  les  temples  des  chrétiens. 
C'est  donc  tout  à  fait  à  tort  qu'on  a  écrit  le  mot  psalterium  en 
tête  de  la  collection  de  psaumes  où  se  trouve  celui-ci  corrigé  de 
main  d'homme.  L'Eglise  comme  la  synagogue  ne  donne  ce  nom  qu'au 
livre  qui  les  contient  tous  ,  et  tel  que  l'Esprit-Saint  les  a  inspirés. 

Dira-ton  que  le  psaume  est  conservé  dans  son  intégrité,  et  qu'on 
n'en  a  retranché  qu'un  refrain.  Mais  si  ce  refrain  est  Ecriture- 
Sainte  ,  de  quel  droit  ose-t-on  y  toucher  ?  Or  il  en  est  ainsi  ;  l'an- 


Meritô  ergô  soepiùs  ipsa  repetitur  quœ  omnia  in  nobis  indulgentissimis 
muneribus  operatur.  Cassiodor.  expos,  in  psalm.  1 35  ^  tom.  n,  p.  Ifii , 
edit.  Bcned. 

(i)  Ce  bréviaire  présente  plusieurs  particularités  fort  remarquables. 
Seul  entre  tous  les  autres,  il  s'est  débarrassé  des  suffrages  de  la  Sainte- 
Vierge  ;  aux  jours  de  férié  on  y  fait  mémoire  de  tous  les  Saints,  et 
parmi  eux  la  Sainte- Vierge  trouve  sa  place,  dans  l'oraison  A  cunctis  ; 
encore  n'est-elle  pour  rien  dans  l'antienne.  11  faut  avouer  qu'on  n'avait 
point  encore  été  aussi  loin.  On  trouve  aussi  dans  ce  bréviaire  des  dou- 
bles mineures  à  trois  leçons,  et  autres  raretés  semblables,  et  au  travers 
de  tout  cela  un  esprit  aussi  catbolique  qu'on  peut  le  désirer  dans  un 
ouvrage  par  lui-même  en  contravention  aux  principes  catholiques. 


(  235  ) 

tiquité  et  la  pratique  universelle  en  font  foi.  Qu'on  montre  une 
bible  approuvée  où  l'on  ait  ainsi  osé  imprimer  le  psaume  i35 
sans  v  ajouter  à  chaque  verset  l'hymne  de  la  miséricorde.  Au  reste, 
quand  il  s'agit  de  l'intégrité  de  l'Ecriture  ,  notre  premier  devoir  , 
comme  catholiques ,  est  de  nous  en  rapporter  à  la  décision  si  for- 
melle du  concile  de  Trente  ,  session  IV  ,  décret  de  canonieis  Scrip- 
turis.  Or  le  saint  concile  ,  après  avoir  énuméré  les  divers  livres  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau-Testament ,  porte  ,  avec  l'assistance  du 
Saint-Esprit,  la  décision  dogmatique  suivante  :  «  Si  quis  autem 
»  libros  ipsos  integros  cum  omnibus  suis  yartibus  ,  prout  in  Ec- 
»  clesiâ  catholicâ  legi  consueverunt ,  et  in  veteri  vulgatâ  latinâ 
»  editione  habentur,  pro  sacris  et  canonieis  non  suscepent ,  ana- 
»  thema  sit  (i).  »  D'après  cela,  il  est  évident  que  ce  psaume  ayant 
constamment  été   lu   dans   l'Eglise   catholique    avec  les  parties 

qu'on  a   retranchées  dans  le   bréviaire  de  V ces  parties  même 

doivent  être  considérées  comme  Ecriture-Sainte.  Cela  une  fois  ad- 
mis ,  et  il  faut  l'admettre  ,  quelle  est  cette  nouvelle  liberté  qui  vient 
tout-k-coup  de  surgir  au  milieu  de  nous  ,  et  en  vertu  de  laquelle 
un  évêque  diocésain  aura  sur  PEcriture-Sainte  un  droit  que  ,  nous 
ultramontains ,  n'oserions  attribuer  au  Souverain-Pontife  ?  Ce  prin- 
cipe reconnu  ,  où  s'arrêteront  les  conséquences  ?  Reste  ensuite  à 
savoir  comment  un  e'vêque  peut  imposer  l'obligation  de  réciter  un 
psaume  ainsi  contrefait  ,  et  jusqu'à  quel  point  le  clergé  peut  se 
prêter  à  une  semblable  entreprise. 

Assurément  le  motif  d'une  pareille  mutilation  n'a  point  été  de 
faire  quelque  chose  de  contraire  au  respect  dû  à  l'Ecriture.  Une 
pareille  imputation  est  bien  loin  de  ma  pensée.  S'il  est  permis  de 
juger  les  faits  publics  ,  il  ne  saurait  l'être  de  chercher  au  fond  des 
cœurs  des  intentions  qui  n'y  sont  point.  11  vaut  mieux  croire  que 
dans  cette  circonstance,  on  a  voulu  élaguer  du  psaume  1 35  une 
répétition  qui  semblait  inutile  et  fastidieuse.  Il  est  vrai  que  cette 
explication  n'est  pas  trop  satisfaisante  ,  mais  j'en  voudrais  de  tout 
mon  cœur  connaître  une  autre.  S'il  en  était  ainsi,  je  ne  me  charge- 
rai pas  de  plaider  moi-même  la  cause  de  ces  redites  fastidieuses 
qui  abondent  dans  les  Ecritures  ;  mais  voici  un  saint  évêque  des 
Gaules  qui  paraît  avoir  écrit  tout  exprès  pour  nous,  et  qui  mon- 
trera beaucoup  mieux  que  moi  quelle  idée  nous  devons  avoir  de  ces 
répétitions. 

«  Les  paroles  des  prophètes  ne  sont  point  de  paroles  inutiles  j 


(i)  Si  quelqu'un  ne  reçoit  pas  pour  sacrés  et  canoniques  tous  ces  li- 
vres ,  dans  leur  entier,  avec  toutes  leurs  parties,  comme  ils  ont  coutume 
d'être  lus  dans  V Eglise  catholique  et  tels  cjtiils  sont  dans  l'ancienne 
édition  latine  nomniûe  Vulgate  ,  qu'il  soit  auathème. 


(  236  ) 

»  il  n'y  a  rien  de  vain  ni  de  superflu  dans  les  livres  de  l'Esprit. 

»  En  effet ,  si  on  a  droit   d'attendre  des  sages  que  leurs  paroles 

)>  s'accordent  avec  leur  gravité  et  leur  doctrine  ,  que  leurs  discours 

m  ne  soient  point  vagues  et  produits  par  le  hasard  ,  mais  pleins  de 

»  raison  ,  utiles  aux  auditeurs  et  analogues  à  l'autorité  de  celui  qui 

«  parle;  combien  plus   devons -nous   penser   de  la   même    manière 

»  quand  il  s'agit  des  oracles  célestes  ,  et  croire  que  tout  ce  qu'ils 

»  renferment  est  élevé  ,  divin  ,  raisonnable  et  parfait.  Mais  la  plu- 

)>  part  du  temps  ,  toujours  même  ,  il  arrive  ,  par  notre  faute  ,  que 

»  par  l'égarement  de  nos  sens  et  de  nos  esprits  nous  négligeons  ce 

»  que  nous    entendons    lire   à    l'église.    Le  peu    de  soins  que  nous 

»  mettons  à  écouter  avilit  à  notre  égard  la  dignité  des  paroles  cé- 

)>  lestes.  Quand  au  moment  de  la  lecture  ,   notre  esprit  raisonne , 

3)  s'occupe    de    choses   ou   coupables,    ou  vaines,    nos  oreilles    de- 

3>  viennent  sourdes  ,    et    notre  esprit  sans   vigueur.   Si   quelquefois 

j)  par  hasard  ,   nos  oreilles  sont   frappées   de    ce   qu'on  lit  devant 

»  nous  ,  l'âme  ,  accablée  sous  le  poids  des  soins  du  siècle  ,   ne  sent 

»  rien ,  et  n'attribue  qu'une  autorité  bien  légère  à  des  choses  qu'elle 

»  n'entend   point.    Or   tout  ce  que  renferment  les  livres  prophé- 

»  tiques  a  pour  but  le  salut  et  l'instruction  de  l'homme  ,  et  a  été 

»  écrit  à  cause  de  nous....  Il  y  a  un  grand  nombre  de  psaumes  , 

»  et  les  uns  et  les  autres  sont  diversement  composés.  Tous  ,  il  est 

«  vrai ,  renferment  une  seule  et  même  doctrine  ;  mais  c'est  par  di- 

»  verses  méthodes  qu'ils  atteignent  le  but  de  notre  instruction.  Ce- 

»  lui-ci  offre  divers  motifs  pour  établir  une  seule  même  chose  ;  il 

»  est  destiné  à  nous  faire  comprendre  que    la   raison  de  tout ,    le 

»  principe  de  toutes  choses  ,  du  ciel,  de  la  terre,  des  hommes,  de 

j)  tout  le  reste,  est  la  bonté  et  la  miséricorde  de  Dieu.  C'est  pour 

)>  cela  qu'il  y    est  dit    :    Louez   le  Seigneur   parce   qu'il    est  bon  , 

»  parce  que  sa  miséricorde  est  éternelle  (i).  »  Après  ce  préambule 


(i)  Non  est  otiosus  propheticus  sermo  neque  et  inanibus  ac  superfluis 
causis  spiritalis  loquela  est.  Si  enim  in  viris  prudentibus  expectari  id 
maxime  solet,  ut  ea  quœ  loquuntur,  gravilate  eorum  doctrinàque  digna 
sint ,  omnisque  sermo  non  sit  fortuitus  et  vagus  ,  sed  ex  ralionabilibus 
causis  profectus ,  et  expectalioni  audientium  utilis  ,  et  auctoritati  con- 
gruus  disserentium  :  quanta  magis  id  in  cœlestibus  eloquiis  opinandum 
est ,  ut  quidquid  in  lus  est  ,  excelsum  ,  divinum  ,  rationabile  ,  et  per- 
fection esse  existimetur.  Sed  plerumque,  immo  semper ,  vitio  nostro 
accidit,  ut  quae  legi  in  eâ  audimus ,  auribus  atque  animis  nostris  longé 
ab  bis  peregrinantibus  negligamus  :  ut  per  audiendi  incurratn  .  vilescat 
apud  nos  dictorem  cœlestium  dignitas.  Cùm  in  lectionis  tempore  ratio- 
nes  supputamus,  iras  concipimus,  injiiii;is  cogitemus,  luxus  recolimus  ; 
tune  ad  h:ec  occupatis  nobis  surdœ  aines  sunt .  et  hebes  meus  est,  et 
si  quid  forte  in  aures  nostras  eorum  quue  legunlur  incident ,  virtutem 


(  «7   ) 

dans  lequel  le  saint  docteur  avait  intention  de  répondre  au  repro- 
che de  monotonie  que  quelques-uns  faisaient  déjà  à  ce  psaume  ,  il 
en  explique  les  diverses  parties ,  et  fait  remarquer  avec  quelle  con- 
venance le  Psalmiste  a  joint  à  tous  les  versets  une  mention  expresse 
des  miséricordes  du  Seigneur.  Mais  c'est  assez  sur  une  question 
fâcheuse  à  laquelle  j'aurais  voulu  pouvoir  m'arrêter  moins  long- 
temps. 

En  terminant  cet  examen  du  quatrième  caractère  de  la  liturgie 
catholique  ,  j'éprouve  le  besoin  de  protester  encore  une  fois  de  la 
pureté  de  mes  intentions.  La  nouveauté  du  sujet ,  la  conviction  avec 
laquelle  j'ai  écrit  ,  l'indispensable  nécessité  de  signaler  des  abus  , 
tout  cela  m'a  mis  dans  le  cas  de  déplaire  à  certaines  personnes. 
J'en  ai  été  affligé  ;  tel  n'était  point  mon  but.  Je  voulais  seulement 
montrer  dans  son  véritable  jour  une  question  presque  inconnue. 
J'espérais  obtenir  en  défendant  le  pouvoir  du  Souverain -Pontife , 
la  même  indulgence  que  l'on  accorde  tous  les  jours  à  ceux  qui  sou- 
tiennent,  dans  l'intérêt  des  évêques  de  France,  une  proposition 
qualifiée  d'audacieuse  par  Benoît  XIV ,  et  grièvement  contraire  à 
des  bulles  solennelles  acceptées  dans  nos  conciles  provinciaux.  Il 
me  reste  encore  bien  des  choses  à  dire  ;  je  les  dirai  avec  la  même 
simplicité,  et  si  l'on  m'attaque  je  me  défendrai,  comme  je  viens 
de  le  faire ,  par  l'autorité  des  monumens  et  de  la  tradition.  C'en 
serait  donc  fait  de  la  théologie,  s'il  n'était  permis  de  soutenir,  sur 
certaines  matières  ,  que  le  parti  qui  plaît  à  l'autorité  du  pays  où. 
l'on  se  trouve.  Est-ce  donc  être  trop  exigeant  qu?  de  solliciter  pour 
la  vérité  la  même  liberté  qu'on  accorde  aux  opinions? 


tamen  dictorura  obrutus  seculi  curis  animus  non  sentit ,  et  quorum 
intelligentiam  non  consequitur  levem  existimabit  auctoritatem.  Omnia 
autem  ,  quœ  in  libris  piophcticis  sunt ,  maximum  hnmanos  et  salutis  et 
doctrinœ    profectum    in    se    habent  ,    noslrique    causa    universa    scripta 

sunt Plures  etiani  psalini  sunt,  et  singulis  multa  et  varia  congesta 

sunt.  Et  quanijuam  omiies  unam  alque  eamdem  in  se  doctrinal  forniam 
complectantur ,  diversis  tamen  institutis  in  eamdem  nos  scientiœ  viam 

dirigunt In  hoc  autem  psalmo,  quia  singulis  ejusdem  rei  argumenta 

di versa  sunt  ;  id  continetur,  ut  causant  universitatis  hujus,  id  est,  cur 
cœlum  ,  cur  terra  .  cur  hommes  ,  cur  caetera  sint  ,  ex  bonitate  ac  mi- 
scricordià  Dei  profectatn  inlelligamus  per  id  quod  dicitur  :  Catijilcmini 
Domino ,  etc.  S.  Hilarius  tract,  in  psalni.   i35,  pag.   4§6  ,  edit.  Bened. 

(  Le  Mémorial  catholique  ,  Juillet  i83o.  ) 


IL  3i 


(  238  ) 


NOUVELLES    ET   VARIETES. 

.  En  annonçant  que  le  gouvernement  français  avait  refusé 

un  asyle  à  MM.  DePotter,  Bartels,  et  leurs  coaccuse's,  bannis 
de  leur  patrie  par  un  arrêt  dont  l'injustice  a  re'volte'  tous  les 
honnêtes  gens ,  le  Catholique  des  Pays-Bas  fait  les  réflexions 
suivantes  : 

«  L'humble  de'fe'rence  de  M.  de  Polignac  envers  M.  Van  Maanen 
»   n'a  rien  qui  nous  e'tonne. 

»  Libéraux  français!  comprenez-vous  enfin  l'opposition  belge? 
»  direz-vous  encore  qu'elle  n'arbore  les  couleurs  de  la  liberté 
»  que  pour  endormir  les  soupçons  et  marcher  en  paix  à  la 
»  conquête  de  l'absolutisme  ?  direz-vous  encore  que  le  progrès 
»   de  la  civilisation  est  l'unique  tendance  de  notre  gouvernement? 

»  Catholiques  français!  apprécierez-vous  enfin  votre  parti  du 
»  trône  et  de  l'autel  ?  Deux  de  nos  bannis  soutirent  plus  spé- 
»  cialement  pour  la  cause  religieuse  ;  votre  ministre  ultra- 
»  royaliste  a-t-il  fait  quelque  distinction  en  leur  faveur  ?  Il  n'est 
»  pas  un  numéro  des  feuilles  stipendiées  par  nos  ministres 
»  qui  ne  vomisse  le  sarcasme  et  le  blasphème  sur  tout  ce  que 
h  nos  pratiques'  ont  de  plus  respecté,  nos  mystères  de  plus 
»  redoutable ,  nos  croyances  de  plus  intime  ;  tant  de  cynisme 
»  a-t-il  empêché  vos  hommes  du  trône  et  de  l'autel  de  qua- 
»  lifier  notre  gouvernement  de  gouvernement  modèle  (i)  ? 
»  N'est-ce  pas  ce  même  parti  qui  fit  constamment,  et  con- 
»  tracterait  encore  alliance  avec  le  toiysme  britannique  contre 
»  les  populations  catholiques  du  royaume  uni,  tandis  que  nos 
»  frères  persécute's  trouvèrent  de  la  sympathie  dans  les  rangs 
»  du  parti  libéral,  dont  les  dernières  préventions  se  dissipe- 
»  ront  aussitôt  que  les  Français ,  fidèles  au  culte  héréditaire  , 
»   auront  eu  le  bon  esprit  de  répudier  le  servilisme  gallican  ? 

—  M.  Thomas  Stewart  dont  nous  avons  annoncé  l'abjuration 
dans  la  Revue,  catholique  d'avril,  à  Montre'al  en  Sicile,  est  le 
quatrième   fils  de  feu   sir   George  Stewart  de  Grandtully  en 

(i)  «  Il  est  juste  de  dire  que  le  Drapeau  Blanc  et  le  Messager  des 
»  Chambres  sont  les  seuls  journaux  de  Paris  qui  aient  osés  prôner  nos 
»  néfastes;  encore  commencent-ils  à  rougir  du  rôle  auquel  ils  se  sont 
»   prêtés.   » 


(  *39  ) 

Perthshire,  et  neveu  du  très-honorable  sir  William  Drammond. 
Il  avait  étudié  la  théologie  à  Oxford  dans  l'intention  de  se  faire 
ministre  anglican. 

—  Irlande.  On  a  vu  par  un  article  sur  le  Synode  d'Ulster, 
insère'  dans  l'un  des  numéros  précédens  de  la  Revue  catholi- 
que ,  que  les  ministres  de  cette  e'glise  presbyte'rienne  d'Irlande 
se  sont  séparés  par  suite  d'un  schisme  doctrinal.  La  se'paration 
se  fit  amicalement,  mais  ensuite  il  s  est  agi  de  savoir  ce  que 
deviendraient  les  fidèles  ,  à  quelle  partie  de  leur  cierge'  divise' 
ils  adhéreraient,  et  laquelle  des  deux  fractions  conserverait 
les  chapelles  où  le  culte  s'était  célébré  avant  le  schisme.  Ici 
durent  commencer  les  intrigues,  les  hostilités,  les  persécutions, 
dans  lesquelles  le  parti  soi-disant  orthodoxe  paraît  s'être  dis- 
tingué ,  et  dont  la  congrégation  de  Grey  abbey  a  sur-tout  été 
le  théâtre.  M.  Watson ,  qui  avait  depuis  longtemps  officié  dans 
la  chapelle  presbytérienne  de  cet  endroit,  et  qui  est  un  des 
ministres  remontrans  qui  se  sont  séparés  du  synode  dUlster, 
ayant  continué  ses  fonctions  comme  à  l'ordinaire,  a  été  arraché 
de  sa  chapelle,  et  arrêté  comme  perturbateur.  Le  principe  que 
les  orthodoxes  font  valoir  est  sur-tout  curieux.  Ils  prétendent 
que  les  chapelles  [meeting-houses)  ayant  été  bâties  par  leurs 
pères  qui  avaient  les  mêmes  croyances  qu'eux, elles  appartien- 
nent de  droit  à  ceux  qui  sont  restés  fidèles  à  l'ancienne  foi , 
quand  même  ces  orthodoxes  ne  seraient  dans  chaque  paroisse 
qu'au  nombre  de  deux  ou  trois.  Si  ce  principe,  que  des  pro- 
testans  mettent  ici  en  avant,  avait  été  suivi  à  l'époque  de  la 
réforme,  toutes  les  cathédrales  protestantes  d'Angleterre  seraient 
encore  aujourd'hui  des  églises  catholiques. 

—  On  lit  ce  passage  remarquable  dans  la  Gazette  évangélique 
de  Berlin  ,  n"  du  3  février  i83o  :  «  La  Saxe  ayant  depuis  un 
siècle  des  Souverains  et  une  cour  catholiques  ,  on  peut  trouver 
de  peu  de  conséquence  ce  qui  s'est  fait  dans  ce  pays  dans  l'in- 
térêt de  la  propagation  du  catholicisme.  Mais  si  on  considère 
ensuite  qu'avant  cette  époque  Dresde  ne  comptait  qu'environ 
i5o  catholiques,  et  que  cette  ville  en  compte  maintenant  de 
huit  à  neuf  mille  ,  et  cela  malgré  le  soin  que  l'excellente  con- 
stitution met  a  restreindre  les  moyens  que  les  Rois  pourraient 
employer  pour  favoriser  leur  culte  ,  on  ne  peut  que  concevoir 
de  l'inquiétude  sur  les  progrès  que  l'Église  romaine  peut  faire 
dans  des  pays  où  la  constitution  et  la  tolérance  des  Soin  erains 
lui  opposent  moins  d'obstacles.  La  Saxe  a  depuis  1819  son 
vicaire  apostolique ,  depuis  1827  son  consistoire  catholique,  et 


(  Mo  ) 

elle  aura  bientôt  aussi  une  faculté'  de  the'ologie  catholique. 
Avancez,  même  à  petit  pas,  mais  ne  perciez  jamais  de  vue  votre 
but  :  voilà  la  maxime  de  cette  Église,  que  personne  ne  com- 
prend mieux  que  nos  tolérantistes  libe'raux,  et  nos  iconoclastes 
qui  ne  croient  plus  rien.  » 

—  On  lit  dans  un  article  de  la  Gazette  ecclésiastique  de  Darm- 
stadt,  sur  te  Koran  :  Mahomet  se  prononce  souvent  et  énergi- 
quement  contre  le  dogme  chrétien  de  la  Trinité,  il  était  unitaire 
et  unitaire  aussi  pur  que  Jésus  lui-même.  Nous  pourrions,  ajoute- 
t-elle,  citer  plusieurs  autres  exemples  qui  prouvent  que  la 
religion  de  Mahomet  n'e'tait  pas  si  irrationnelle  qu'on  le  pense 
communément,  et  que  son  fondateur  surpassait  en  rationalité 
plusieurs  partis  et  théologiens  chrétiens  de  nos  jours.  »  On  voit 
que  le  rationalisme,  qui  s'accommode  de  tout ,  excepte'  des  dog- 
mes re've'le's ,  ne  recule  devant  aucune  extravagance. 

—  «  Pendant  les  mois  de  juin  et  de  juillet,  il  y  a  eu  à  Francfort- 
sur-le-Mein  près  de  quarante  suicides,  ce  qui  fait  un  sur  mille 
habitans.  Les  uns  attribuent  cette  funeste  manie  à  l'influence 
du  mauvais  temps;  d'autres,  avec  plus  de  raison,  en  voient  la 
cause  dans  la  fureur  du  jeu  de  la  bourse.  » 

(  Reçue  germanique ,  août  1 829.  ) 

On  lit  dans  VExtractor  :  «  C'est  à  Berlin  que  la  progression 
croissante  des  suicides  a  e'te'  le  plus  remarquable ,  en  effet ,  on 
y  a  compte' 

suicide  sur      1800  morts. 
900. 
600. 


Le  Dr  Casper ,  auquel  les  sciences  statistiques  sont  si  rede- 
vables, rapporte  à  ce  sujet  un  fait  curieux,  mais  bien  extraor- 
dinaire; c'est  l'existence  d'un  club  de  suicides  en  Prusse.  Ce 
club  e'tait  composé  de  six  individus  qui  non-seulement  avouaient 
leur  intention  de  se  détruire,  mais  cherchaient  encore  à  faire 
des  prosélytes.  On  doit  bien  croire  qu'ils  n'en  trouvèrent  pas 
beaucoup  ;  mais  à  la  fin  tous  les  six  firent  preuve  de  sincérité; 
le  dernier  se  brûla  la  cervelle  en  181 7.  On  dit  aussi  qu'il  exis- 
tait dernièrement  a  Paris  un  club  de  ce  genre  composé  de 
douze  membres,  dont  un  devait  être  choisi  chaque  année  pour 
mettre  fin  à  sa  vie.  Le  même  auteur  attribue  à  l'ivrognerie  la 


De  1758  à  1775 

1 

1787  à  1797 

1 

1798  à  18 10 

1 

1810  à  1822 

1 

(   »4i    ) 

grande  augmentation  du  nombre  des  suicides  à  Berlin.  Une 
cause  très-fréquente  ,  et  qui  me'rite  bien  de  fixer  l'attention 
des  législateurs  ,  c' 'est  l'imitation ,  dont  les  manigra plies  rappor- 
tent de  nombreux  exemples.  Dans  un  régiment  anglais  qui  était 
à  Malte ,  les  suicides  se  multiplièrent  tout  à-coup  dune  ma- 
nière effrayante.  Le  commandant,  après  avoir  essaye'  en  vain 
tous  les  moyens  ordinaires,  re'solut  de  refuser  la  se'pulture 
cbre'tieune  au  premier  qui  se  suiciderait.  L'occasion  ne  tarda 
pas  à  s'offrir.  En  présence  de  tout  le  régiment  sous  les  armes, 
le  corps  d'un  suicide'  fut  traîne'  nu  sur  une  claie,  et  jeté'  dans 
une  fosse  avec  les  marques  du  plus  profond  me'pris.  L'esprit 
d'imitation  cessa  aussitôt  (i).  » 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  observer  qu'ici  Y  esprit  d'imi- 
tation n'est  pas  sans  avoir  e'te'  pre'ce'de'  de  quelque  esjyrit  d'irré- 
ligion,- mais  il  est  remarquable  que  des  Anglais,  voulant  arrêter 
la  contagion  du  suicide,  n'aient  rien  imagine'  de  mieux  que  de 
refuser  la  sépulture  aux  corps  des  suicidés  ,  de  les  traîner  nus 
sur  une  claie ,  et  de  les  jeter  dans  une.  fosse  avec  les  marques 
du  plus  profond  mépris.  Voilà  donc  des  moyens,  jusqu'ici  tant 
ridiculise's  et  tant  reprochés  à  1  Eglise  catholique,  mis  de  nou- 
veau en  usage  par  les  protestans  même,  maigre'  tous  les  pré- 
jugés du  siècle  ,  uniquement  parce  que  la  nécessité  les  y  force, 
en  quelque  sorte  ,  et  par  des  motifs'  purement  humains.  Ce 
retour  à  des  idées  gothiques  n'est-il  pas  un  peu  singulier?  Ad- 
mirons d'abord  comment  Dieu  se  sert  des  ennemis  de  son  Église 
pour  justifier  des  mesures  contre  lesquelles  on  déclame  encore 
tous  les  jours. 

—  Bible  d'Ulphilas.  «  Le  plus  ancien  monument  qui  nous 
soit  parvenu  de  la  langue  allemande,  c  est  la  traduction  de  la 
Bible  en  mœsogotbique,  faite,  vers  la  fin  du  quatrième  siècle, 
par  Ulphilas,  évêque  des  Visigoths.  Avant  1 8 1 7  ,  on  ne  con- 
naissait de  cette  version  que  les  quatre  Évangiles,  remplis  en- 
core de  beaucoup  de  lacunes,  et  quelques  fragmens  deî'Épître 
de  S.  Paul  aux  Romains.  Ces  restes  précieux  de  l'ancien  idiome 
allemand  avaient  été  publiés,  en  dernier  lieu  ,  par  le  prédica- 
teur Zahn  ,  qui  en  donna  ,  en  i8o5,  une  édition  excellente, 
dont  le  texte  est  conforme  au  fameux  Codex  argenteus ,  con- 
servé à  la  bibliothèque  d'Upsal  en  Suède  ;  il  y  ajouta  une  in- 
troduction historique  et  critique  ,  une  traduction  interlinéaire 
latine  ,  une  grammaire  mœsogotbique ,  et  un  glossaire  fait  par 


(1)  Revue  Britannique,  mars  i83o. 


(    242    ) 

le  savant  Fulda.  C'est  sur-tout  par  ce  travail  important  sur 
Ulphilas  que  M.  Zahn  a  rendu  cette  ancienne  traduction  plus 
accessible  et  plus  commune  en  Allemagne. 

»    Le   célèbre  bibliothécaire  du  Vatican,    M.    Angelo   Mai, 
découvrit ,  il  y  a  une  douzaine  d'années,  quelques  autres  frag- 
meiis  importans  de  la  traduction  d'iîlphilas.  Cette  découverte, 
qui  ajouta   un   nouveau   titre  a  la   renommée  litte'raire  de  ce 
savant  Italien  ,  fut  annonce'e  par  lui  dès  1817,  sous  ce  titre  : 
Avis  concernant  une    nouvelle    découverte  cl  Ulphilas  dans  la 
bibliothèque  ambroi sienne  à  Milan  ,  imprime'   sur   une  seule 
feuille,  et  reproduit  par  plusieurs  journaux.  Deux  ans  après, 
M.  Mai ,  conjointement   avec    le   comte    Castiglioni,    publia    à 
Milan  une  partie  du  manuscrit  sous  ce  titre  :    Ulphilos  partium 
ineditarum  in  ambrosianis  palimpsestis  ab  Angelo  Majo  reper- 
tarum  spécimen  conjunctis ,  curis  ejusdem  Mafi  et  Caroli  Octavii 
Castillonœi  edilum;  Milan,   i8iq,  in  4°.  Cette  publication  con- 
tient des   fragmens  des  livres   d'Esdras ,    de    Néhémias    et  de 
quelques-unes  des  Épîtres  ;  un  morceau  de'tacbe'  dune  home'lie 
gothique, et  un  fragment  d  un  calendrier  dans  la  même  langue  (1). 
«  Une  seconde  publication,  encore  plus  riche  que  la  première, 
vient  de  paraître  dans  la  même  ville  et  sous  le  même  format, 
sous  ce  titre  :    Ulphilœ  gothica  versio  Epistolœ  divi  Pauli  ad 
Corinthios  secundœ  quant  ex  Ambrosianœ  bibliothecœ  palimp- 
sestis depromptam,  cum  interpretatione ,  adnoîationibus,  glos- 
sario,  eclidit  Carolus  Octavius  Castillonœus.  Depuis  que  M.  Mai 
a  quitte'  Milan  pour  occuper  la  place  de  bibliothe'caire  du  Vatican 
à  Rome  (  où  il  doit  encore  avoir  de'couvert  quelques  fragmens 
e'erits  en  langue  gothique  et  inconnus  jusqu'ici),  il  abandonna 
le  soin  de  publier  l'édition   des  fragmens   d'Ulpbilas  à  M.  de 
Castiglioni.    Cette  découverte    est  un    événement  dont   on    ne 
trouve  point  d'exemple  dans  1  histoire  des  autres  langues.  «  Nous 
considérons  et  nous  recueillons,  dit  le  célèbre  Jacques  Grimm 
(dans  les  Annonces  de  Goettingue  ,  année  182g,  p.  1290,)  le 
coeur  plein  d'un  tendre  respect,  les  armes  et  les  meubles  que 
Ton  tire   des  collines  qui  couvrent  les  cendres  de  nos   pères  ; 
mais  un  sentiment  beaucoup  plus  vif  élève  notre  âme,  lorsque 
nous  nous  occupons  à  étudier  les  mots  et  les  formes  de  la  langue 
dont  nos  ancêtres  se  sont  servis,  documens  précieux  de  leur 
vie  intérieure  ,  et  non  d'une  coutume  extérieure  et  périssable.  » 
Il  n'hésite  pas  à  ajouter  que  cet  ancien  idiome  est  beaucoup 


(1)    «  Un   rapport   très-détaillé    et  fort  instructif  en  a  élé  donné  par 
Jacques  Grimm  dans  les  Annonces  savantes  de  Goettingue,  1820.  p.  393.  » 


(  ^43   ) 

plus  riche   et  a  des   formes  beaucoup  plus  gracieuses  que  la 
langue  allemande    de  nos  jours.  » 

(Nouvelle  Revue  Germanique ,  fe'vrier  i83o.) 

—  Deux  jeunes  Nègres  e'tudient  à  pre'sent  la  tne'ologie  à  l'u- 
niversité' de  Salamanque,  pour  se  pre'parer  à  convertir  leur 
tribu  à  la  religion  chrétienne. 

—  On  nous  écrit  de  Strasbourg  :  «  Le  n1  1660  de  ÏAmi  de  la 
Religion  (7  juillet)  contient  une  notice  sur  Brendel ,  évêque 
constitutionnel  de  Strasbourg ,  à  certains  de'tails  de  laquelle  le 
rédacteur  aurait  pu  ajouter  une  réflexion  importante.  «  Bren- 
»   del,  dit-il,  accepta  lévêché  du  Bas-Rhin,  maigre'  les  repré- 
»   sentations  et  les  prières  des  directeurs  du  se'minaire  ,  et  fut 
»   sacre'   à  Paris  le   i3  mars   1791-   Il  avait  compte'  gagner  des 
»   se'minaristes  et  ses  disciples,  mais  il  ne  put  en  séduire  au- 
»   cun,  pas  même  son  propre  neveu.  Il  tut  donc  oblige'  de  les 
»   renvoyer,  et  on  les  remplaça,  comme  on  put,  par  de  jeu- 
»    nés  Allemands.  Il  en  fut  de  même  du  cierge' ,  où  il  ne  trouva 
»    pas  3o  prêtres  qui  voulussent  prêter  le  serment,  et  encore 
»   c'étaient  presque  tous  des  gens  déjà  mal  note's.  Il  appela  pour 
»   occuper    les   cures   des   prêtres   allemands  que  l'appât  de  la 
»   liberté'  attirait  en  France.  Mais,  maigre'  ses  efforts,  un  grand 
»   nombre  de  cures  restèrent  vacantes ,  et  les  prêtres  fidèles  y 
»  exercèrent  le  ministère  jusqu'au  moment  de  la  de'portation 
»   ge'ne'rale.    L'administration  passagère   de  Brendel  fut  empoi- 
»   sonne'e  de  tant  de  mortifications,  qu'il  fallut  toute  1  obstina- 
»    tion   d'un  schismatique  pour  perse've'rer  dans   ce  parti;  les 
»   protestans  et  les  ennemis  de  la  religion  e'taient  ses  seuls  appuis. 
»    Me'prise'  de  ses  anciens  confrères,  abandonne'  de  ses  anciens 
«    disciples  et  de  ses  anciens  pe'nitens  ,  entoure'  de  ce  qu'il  y  avait 
»   de  moins  estimable  clans  le  cierge',  bue'  souvent  par  la  popu- 
»  lace ,  il  vit  la  cathédrale  transformée  en  temple  de  la  raison ,  et 
»   plusieurs  de  ses  prêtres  abjurer.  »  Tous  ces  faits  sont  exacts, 
mais  ÏAmi  de  la  Religion  i-nore  peut-être  pourquoi  les  prê- 
tres de  ce  diocèse  ont   résiste;   aux  menaces  des   jacobins,  et 
n'ont  été  séduits  ni  par  les  suggestions  d'un  évêque  sehismati- 
ques ,  ni  par  les  écrits  qu'on  avait  répandus  pour  défendre  la 
constitution   civile.    Qu'il    en   apprenne    de    nous    la  véritable 
cause  :  c'est  qu'à  cette  époque  déjà  ,  comme  aujourd'hui,  le 
clergé  de  notre  diocèse  était  fortement  attaché  aux  doctrines 
romaines,  que  Y  Ami  de  la  Religion  se  permet  de  combattre, 
et  qui  sont  cependant  le  plus  puissant  préservatif  contre  1  hé- 
résie et  le  schisme.  Ne    craint-il  donc  pas  ,   ce  journal  de  la 


(  *U  ) 

défection  religieuse,  que  ses  lecteurs,  qui  ont  croyance  en  lui, 
ne  soient  moins  constans  dans  la  foi ,  si  une  seconde  persécu- 
tion s  élevait ,  que  ne  l'a  été  pendant  la  re'volution  le  clergé 
du  diocèse  de  Strasbourg?  » 

—  Le  Roi  de  Prusse  adressa  le  24  mars  182g  un  ordre  de 
cabinet  attx  ministres  d'état  baron  de  Altenstein  et  comte  de 
Bernstorf,  par  lequel  S.  M.  permet  de  publier  un  bref  du  Saint- 
Père  relativement  à  la  solennisation  des  fêtes  catholiques  dans 
les  provinces  occidentales  de  la  monarchie.  Le  Roi  s'exprime 
ainsi  dans  son  ordre  de  cabinet  :  «  J  accorde  cette  permission 
en  vertu  de  mon  droit  exclusif  de  régler  la  célébration  des 
fêtes  chrétiennes  quant  à  lEtat  (die  Fcier  chrisllicher  Veste  in 
Bezichung  aiif  tien  Staat  zu  ordnen  ).  » 

— ■  On  lit  dans  la  Gazette  ecclésiastique  de  Darmstadt  :  «  La 
proposition  faite  en  Saxe  de  chauffer  les  églises  est  fort  bonne, 
et  les  églises  pourraient  y  avoir  autant  de  droit  que  les  théâ- 
tres. Mais  Vïrtus  post  nummos ,  et  Ecclesia  post  spectacula. 
Où  prendre  l'argent?  Le  demandera-t-on  aux  6dèles  ?  Mais  il 
y  en  a  tant  aujourd'hui  qui  loin  de  vouloir  dépenser  quelque 
chose  pour  le  culte  ,  s'imaginent  plutôt  qu'on  devrait  les 
payer  eux-mêmes,  puisqu'ils  se  donnent  la  peine  d'aller  à 
l'église.  Mieux  voudrait-il  abréger  les  offices ,  du  moins  pen- 
dant l'hiver.  Qu'on  chante  moins,  qu'on  lise  moins,  qu'on 
fasse  des  sermons  plus  courts ,  et  qu'on  ne  fasse  pas  de  musi- 
que du  tout.  » 

Un  autre  rédacteur  de  la  Gazette  ecclésiatique  avait  déjà 
proposé  de  célébrer  la  Nativité  de  N.  S.  dans  une  saison  moins 
rigoureuse,  ou  d'ajourner  du  moins  la  communion  s'il  faisait 
trop  froid. 

—  Un  étudiant  du  parti  piétiste  à  Berlin  a  assassiné,  il  y  a 
quelques  mois,  une  fille  publique;  il  sécria  après  lui  avoir 
porté  le  coup  ,  qui  heureusement  n'est  pas  mortel  :  «  Dieu 
rn'a  appelé  pour  cela ,  je  l'ai  fait  pour  mon  Sauveur  Jésus- 
Christ.  » 

—  On  écrit  de  Munich  :  «  L'archevêque  de  Bamberg  consi- 
dérant 1  "  qu'il  est  nécessaire  que  le  clergé  continue  toujours 
ses  études  et  ne  pense  jamais  qu'il  ne  reste  plus  rien  a  faire 
pour  sa  culture  intellectuelle;  1'  que  la  plupart  des  vicaires 
(kaplaene)  n'ont  pas  les  moyens  de  se  procurer  les  ouvrages 
dont  ils  ont  besoin ,  a  fait  lithographier  le  catalogue  de  sa  bi- 


(  *45  ) 

bliothèque  particulière  ,  qui  est  très-considérable ,  et  qu'il  aug- 
mente toujours  des  ouvrages  nouveaux  qui  paraissent  ;  il  a 
ensuite  envoyé'  un  exemplaire  de  ce  catalogue  à  tous  les  doyens 
de  son  diocèse ,  afin  que  chaque  cure'  ou  vicaire  puisse  choi- 
sir les  livres  qu'il  de'sire  de  connaître  et  dont  il  a  besoin  pour 
ses  e'tudes.  » 

—  Les  Saint-Simoniens  ont  publié  ,  et  affiche  dans  tout  Pa- 
ris la  proclamation  suivante   : 

«  Français  ! 

»  Enfans  privile'gie's  de  l'humanité,  vous  marchez  glorieu- 
sement a  sa  tête  ! 

»  ILS  ont  voulu  vous  imposer  le  joug  du  passé,  à  vous  qui 
l'aviez  déjà  une  fois  si  nohlement  brisé;  et  vous  venez  de  le 
briser  encore,  gloire  à  vous' 

»  Gloire  à  vous  qui ,  les  premiers,  avez  dit  aux  prêtres  chré- 
tiens, aux  chefs  de  la  féodalité,  qu'ils  n'étaient  plus  faits  pour 
guider  vos  pas.  Vous  étiez  plus  forts  que  vos  nobles  et  toute 
cette  troupe  d'oisiFs  qui  vivaient  de  vos  sueurs,  parce  que 
vous  travailliez  ;  vous  étiez  plus  moraux  et  plus  instruits  que 
vos  prêtres,  car  ils  ignoraient  vos  travaux  et  les  méprisaient; 
montrez  leur  que  si  vous  les  avez  re poussés,  c'est  parce  que 
vous  ne  savez,  vous  ne  voulez  obéir  qu'à  celui  qui  vous 
aime  ,  qui  vous  éclaire  et  qui  vous  aide ,  et  non  à  ceux  qui 
vous  exploitent  et  se  nourrissent  de  vos  larmes  :  dites-leur 
qu'au  milieu  de  vous  il  n'y  a  plus  de  rangs,  d'honneurs  et  de 
richesses  pour  Y  oisiveté,  mais  seulement  pour  le  travail;  ils 
comprendront  alors  votre  révolte  contre  eux  ;  car  ils  verront 
chérir,  vénérer,  élever  les  hommes  qui  se  dévouent  pour  vo- 
tre progrès. 

«  Nous  avons  partagé  vos  craintes,  vos  espérances,  et  nous 
nous  glorifions  de  votre  triomphe,  car  c'était  pour  le  progrès 
que  vous  craigniez,  que  vous  espériez ,  et  c'est  pour  le  progrès 
que  vous  triomphez.  Nous  sympathisons  avec  vous,  car  c'est 
dans  vos  rangs  «pie  nous  avons  pris  1  habitude  des  sentimens 
généreux,  et  c'est  par  des  efforts  semblables  aux  vôtres  que, 
long-temps  avant  la  plupart  d'entré  vous,  nous  avons  appris 
à  nous  dévouer  à  l'humanité;  écoutez-nous  donc! 

»  Gloire  à  vous,  enfans  de  l'avenir,  vous  avez  vaincu  le 
passe  ! 

»  Assurez  votre  triomphe  ;  rendez  désormais  impossible  une 
lutte  qui  vous  menace  encore  ,  et  qui  aurait  encore  ses  victi- 
mes et  ses  bourreaux,  si  une  pensée  nouvelle,  que  l'humanité 

ir.  32 


(  246  ) 

cherche  depuis  un  siècle  ,  ne  venait  pas  donner  à  votre  union 
une  force  capable  de  faire  disparaître  à  jamais  ces  fantômes 
d'un  passe'  que  vous  ne  voulez  plus. 

»  Sachez  pourquoi  les  prêtres  et  la  féodalité ',  maigre'  les 
coups  mortels  que  vous  leur  avez  porte's  dans  les  jours  de 
notre  glorieuse  re'volution,  ont  pu  surgir,  ardens  a  recon- 
que'rir  une  puissance  qui  ne  leur  appartient  plus;  c'est  qu'il 
leur  restait  encore  un  lien  d'ordre,  A  union,  et  qu'il  n'en  existe 
aucun  entre  vous;  c'est  qu'ils  conservaient  un  souffle  de  vie, 
tandis  que  vous  ne  vivez  pas  encore;  car,  avec  un  héroïque 
dévouement,  vous  ignoriez  \' ordre,  Y  uni  on ,  qu'il  doit  enfan- 
ter, car  vous  avez  eu  tant  à  combattre  ,  à  détruire  ,  que  vous 
n'avez  pas  pu  songer  encore  à  unir ,  à  édifier. 

»  ha. féodalité  sera  morte  à  jamais,  lorsque  TOUS  les  pri- 
vilèges DE  LA  NAISSANCE,  SANS  EXCEPTION,  SERONT  DÉTRUITS, 
ET  QUE  CHACUN  SERA  PLACÉ  SUIVANT  SA  CAPACITÉ,  ET  RÉCOM- 
PENSÉ   SUIVANT    SES    OEUVRES  ; 

»  Et  lorsque  cette  nouvelle  parole  religieuse  ,  enseignée  à 
tous,  réalisera  SUR  LA  TERRE  le  règne  de  Dieu,  le  règne 
De  la  paix  et  de  la  liberté  que  les  chrétiens  avaient  placé 
seulement  dans  le  ciel  ,  l'Eglise  catholique  aura  perdu  toute 
sa  puissance ,  elle  aura  cessé  d'être. 

BAZARD  ENFANTIN, 

Chefs  de  la  doctrine  de  Saint-Simon.  >» 

Paris,  3o  juillet  i83o. 

Nous  remarquerons  seulement ,  avant  d'engager  une  discus- 
sion avec  les  disciples  de  Saint  Simon,  que  le  cliristianisme  de 
Bossuet,  ainsi  que  l'a  très  bien  dit  le  savant  P.  Ventura,  n'est 
rien  moins  que  le  christianisme.  Voici  donc  comment  il  faut 
lire  le  dernier  paragraphe  de  cette  proclamation  :  «  Et  lors- 
que la  nouvelle  parole  religieuse  (  le  catholicisme),  enseignée 
à  tous,  réalisera  sur  la  terre  le  règne  de  Dieu,  le  règne  de 
la  paix  et  de  la  liberté  que  quelques  chrétiens  avaient  seule- 
ment placé  dans  le  Ciel ,  le  système  gallican  aura  perdu  toute 
sa  puissance,  il  aura  cessé  d'être.  » 

(  Le  Mémorial  catholique ,  Juin  et  Juillet  i83o.  ) 


(  *Ï7  ) 


Nous  apprenons  qu'on  se  propose  de  publier  très-prochai- 
nement un  nouveau  journal  quotidien,  destine'  à  de'fendre  tou- 
tes les  liberte's  publiques,  en  prenant  la  religion  pour  base. 
On  a  bien  voulu  nous  donner  communication  du  prospectus, 
qui  recevra  bientôt  la  plus  grande  publicité'.  Nous  nous  em- 
pressons de  le  faire  connaître  à  nos  lecteurs,  qui  applaudiront, 
avec  nous,  à  celte  entreprise  ,  à  laquelle  nous  crovons  pouvoir 
promettre  un  prompt  et  immense  succès.  Partout  on  en  sent 
la  ne'cessite',  partout  on  l'attend,  on  la  re'clame.  Tous  les  ca- 
tholiques ne  doivent  rien  négliger  pour  la  soutenir.  Les  noms 
des  principaux  re'dacleurs  nous  présentent  toutes  les  garanties 
de'sirables.  La  lecture  du  prospectus,  sera,  du  reste,  plus  pro- 
pre que  tout  ce  que  nous  pourrions  dire ,  à  faire  prendre  à 
tous  les  catholiques  e'claire's  ,  qui  connaissent  les  besoins  de 
l'e'poque  ,  la  de'termination  de  concourir  ,  par  tous  les  moyens 
qui  sont  en  leur  pouvoir ,  à  la  propagation  d'un  journal  qui 
doit  exercer  la  plus  salutaire  influence. 

L'AVENIR , 

JOURNAL    POLITIQUE,    SCIENTIFIQUE    ET    LITTERAIRE    (1). 

Dieu  et  la  liberté. 

La  majorité'  des  Français  veut  sa  religion  et  sa  liberté'.  Nul 
ordre  stable  ne  serait  possible ,  si  elles  e'taient  conside're'es  comme 
ennemies.  Car  les  deux  principales  forces  morales  qui  existent 
dans  la  socie'te',  ne  sauraient  se  trouver  dans  un  e'tat  de  lutte, 
sans  qu  il  en  résultât  une  cause  permanente  de  divisions  et  de 
bouleversemens.  De  leur  union  naturelle,  ne'cessaire ,  de'pend 
donc  le  salut  de  lavenir.  * 

Mais  pour  atteindre  ce  but,  il  reste  beaucoup  de  préjuge's  à 
vaincre,  de  passions  à  calmer.  D'une  part,  des  hommes  sincè- 
rement religieux  ne  sont  pas  encore  entres  ou  n  entrent  qu'avec 


(1)  Prix  de  l'abonnement  :  20  fr.  pour  trois  mois,  40  fr.  pour  six 
mois  ,  80  fr.  pour  un  an.  Tout  ce  qui  concerne  l'administration  doit 
être  adressé,  franc  de  port,  à  l'Administrateur,  rue  Jacob,  n«  20. 
On  s'abonne  au  bureau  du  journal,  rue  Jacob,  n»  20;  dans  les  dépar- 
teniens  et  à  l'étranger,  chez  les  directeurs  des  postes.  Tout  ce  qui  con- 
cerne la  rédaction  doit  être  adressé ,  franc  de  porL ,  au  Rédacteur  en 
chef,  rue  Jacob,  n°   20. 


(  248) 

peine  clans  les  doctrines  de  liberté.  D'une  autre  part,  des  amis 
ardens  de  la  liberté'  n'envisagent  qu'avec  une  sombre  défiance 
la  religion  que  professent  vingt-cinq  millions  de  Français.  Cet 
e'tat  de  choses  est  l'indice  d'un  de'sordre  profond,  dont  l'origine 
remonte  à  une  époque  ante'rieure. 

Le  despotisme  qui  sous  Louis  XIV  fut  définitivement  con- 
stitué dans  l'Etat,  s'étendit  aussi  sur  l'Eglise.  Une  théologie 
servile,  détruisant  l'ancienne  notion  du  pouvoir  et  de  l'obéis- 
sance, présenta  la  volonté  du  prince  comme  la  source  de  tous 
les  droits.  Elle  plaça  l'arbitraire  sous  l'égide  sacrée  de  la  reli- 
gion,  et  n'offrit  aux  peuples  d'autre  ressource  contre  les  plus 
monstrueux  abus  de  la  force  qu'une  résignation  éternelle.  Ces 
principes  une  fois  posés,  leurs  conséquences,  se  développant 
graduellement,  s'organisèrent  en  un  vaste  système  de  servi- 
tude ,  en  même  temps  que  les  sentimens  d'honneur ,  de  légi- 
time indépendance ,  s'affaiblissaient  rapidement  sous  l'empire 
de  semblables  doctrines  ;  et  voilà  comment  les  hommes  qui 
confondaient  avec  le  catholicisme  une  théologie  bâtarde  qui 
l'altérait,  furent  conduits,  par  cette  illusion  fatale  ,  à  former, 
au  nom  même  de  la  religion ,  un  parti  antipathique  à  toutes 
les  idées  de  progrès  et  de  liberté. 

Il  en  résulta  aussi  que  tous  ceux  qui  ne  pouvaient  supporter 
un  pouvoir  arbitraire,  et  chez  lesquels  prévalait  ce  besoin  in- 
destructible de  liberté  qui  est  propre  aux  nations  chrétiennes, 
se  détachèrent  du  catholicisme,  qui  ne  leur  semblait  être  que 
1  allié  du  pouvoir  despotique.  De  là  des  préventions,  des  hai- 
nes terribles,  dont  nous  voyons  encore  les  effets. 

Telle  fut,  parmi  nous,  la  cause  première  de  ce  divorce  ap- 
parent du  catholicisme  et  de  la  liberté.  Le  moment  est  venu 
de  travailler  avec  succès  à  rétablir  dans  les  esprits  leur  union, 
troublée  passagèrement  par  de  funestes  préjugés. 

Tous  les  vrais  partisans  de  la  liberté  doivent  comprendre  au- 
jourd'hui qu'ils  ne  sauraient  compromettre  sa  cause  plus  dan- 
gereusement qu'en  lui  aliénant  l'affection  des  populations  ca- 
tholiques. Qu'ils  écoutent  les  conseils  que  leur  adresse,  à  ce 
sujet,  le  chef  des  libéraux  belges.  «  Il  y  a  en  France,  dit  M.  De 
»  Potter,  un  parti  catholique,  tout  comme  dans  les  Pays  Bas , 
»  parLi  immense  et  qui  comprend  beaucoup  de  vrais  amis  de 
»  la  patrie  et  de  la  liberté.  Ce  parti  veut  la  liberté  pour  lui- 
»  même,  et  toute  la  liberté  à  laquelle  il, a  droit,  c'est-à-dire, 
»  avant  tout,  la  liberté  entière,  absolue,  d'opinions,  de  doc- 
»  trine,  de  conscience  et  de  culte;  il  voudra  la  même  liberté 
»  pour  tous,  dès  qu'on  lui  aura  permis  de  croire  que  cette  li- 
»  berté  est  compatible  avec  la  sienne  ;  il  en  sera  le  plus  ardent 


(  M9  ) 

»  champion,  dès  qu'il  aura  compris  quelle  est  une  condition 
»   essentielle  ,  sine  quâ  non ,  de  sa  propre  liberté'.  C'est  ce  que 
»   les  philosophes  ou  libéraux  français  n'ont  pu  sentir  jusqu'à 
»   ce  moment ,  et  toute  alliance  entre  eux  et  les  catholiques  a 
»   été  impossible.  Les  libéraux  ont  vu  dans  les  catholiques  les 
»    soutiens  naturels  du  pouvoir,  tandis  que  les  catholiques  ne 
»    faisaient  que  chercher  dans   le   pouvoir   un   appui    dont   ils 
»    croyaient  avoir  besoin  pour  échapper  à  la  domination  de  la 
»>   philosophie  sous   le  nom   de   libéralisme^   L'opposition  s'est 
»  crue  nécessitée  à  rejeter  le  catholicisme,  et  le  catholicisme 
»   a  été  oblige'  de  laisser  fle'trir  sa  cause  entre  les  mains  de 
t>   l'autorité.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  néanmoins  :  la   faction 
»   des  privilèges  aurait  disparu  depuis  long-temps  du  sol  de  la 
»   France,  si   elle   n'avait  été  soutenue  par  les   hommes  reli- 
»   gieux,  qui  seront  toujours  nécessairement  nombreux,  parce 
»   qu'un  sentiment  inné  au  cœur  humain  les  recrute  sans  cesse, 
»   et  naturellement  forts,  parce  qu'ils  ne  demandent  que  ce  qui 
»>   est  juste.  Ces  hommes  se  voyant  menacés  par  la  philosophie 
»   dans  leur  liberté  la  plus  chère  ,  se  sont  mêlés  aux  serviles 
»   amis  du  pouvoir,  et  le  libéralisme,  en  partie  par  sa  faute, 
»  a  eu  de  vrais,  de  redoutables  ennemis  à  combattre.  Rien  ce- 
»   pendant  n'eût  été  plus  facile  que  de  s'entendre  avec  eux.  11 
»   n'eût  fallu  pour  cela  que  reconnaître  franchement  et  loyale- 
»   ment,  des  deux  parts,  des  droits  communs;  promettre  de  se 
»   défendre  mutuellement  contre  le  pouvoir  en  toutes  rencon- 
»   très,  réclamer  énergiquement  et  constamment  toutes  les  li- 
»   bertés  civiles,  la  liberté  de  la  pensée,  la  liberté  de   la  pa- 
«    rôle,  la  liberté  de  la  presse  ,  la  liberté  de  l'enseignement,  la 
»    liberté  d'association  ,  sans  privilège  pour  personne,  sans  res- 
»    friction  préalable,  sans  disposition  préventive  d'aucune  sorte, 
»    sans  intervention  aucune  du  gouvernement,  chargé  unique- 
»   ment  de  réprimer  les  délits  ,  non  d'empêcher  le  libre  usage 
»    des  facultés  humaines  :  celte  reconnaissance,  cette  promesse, 
»    ces  réclamations,  émises  par  le   dévot  comme    par   lincré- 
»    dule  ,  par  le  prêtre  comme  par  le  philosophe  ,  auraient  bien- 
»   tôt  rapproché  des  citoyens  faits  pour  marcher  ensemble  à  la 
»   complète  des  véritables  droits  de  1  homme,  et  le  génie   du 
»   mal  eiit  été  terrassé  à  jamais  (i).  » 

La  vérité  de  ces  observations  sera  d'autant  mieux  comprise 
aujourd'hui  ,   qu'il   s'est  déjà   opéré   un   changement  salutaire 


(i)  Voyez  les  écrits  de  M.  De  Potter  sur  Y  Union  des  Belges  ,  Bruxel- 
les ,   18-29. 


(  25o  ) 

dans  le  libéralisme  français.  Il  existe  deux  libéralismes  parmi 
nous,  l'ancien  et  le  nouveau.  Héritier  des  doctrines  destructi- 
ves de  la  philosophie  du  18e  siècle,  et  en  particulier  de  sa 
haine  contre  le  christianisme,  le  libéralisme  ancien  ne  respire 
qu'intolérance  et  oppression.  Mais  le  jeune  libéralisme  ,  qui 
grandit  et  qui  finira  par  étouffer  l'autre,  se  borne,  en  ce  qui 
concerne  \a  religion,  à  réclamer  la  séparation  de  1  Eglise  et  de 
l'Etat,  séparation  nécessaire  pour  la  liberté  de  l'Eglise,  et  que 
tous  les  catholiques  éclairés  désirent  également.  Parmi  les  hom- 
mes appartenant  au  libéralisme  nouveau,  beaucoup  sont  véri- 
tablement chrétiens  ;  beaucoup  d'autres  ,  dont  les  croyances 
sont  flottantes,  ne  sont  pas  du  moins  ennemis  du  catholicisme  : 
les  préventions  qu  ils  conservent  à  son  égard  proviennent  bien 
plus  des  fautes  commises  par  quelques  membres  du  clergé  que 
d'une  aversion  systématique  pour  le  catholicisme  lui-même. 
Mais  tous  sont  ennemis  de  la  persécution.  Le  langage  que  leurs 
principaux  organes  ont  tenu  au  milieu  des  troubles  d  où  nous 
sortons  en  fait  foi.  Au  fond  ,  ils  doivent  sentir  que  le  catholi- 
cisme les  protège  contre  les  excès  de  leur  propre  parti.  Si  cette 
grande  puissance  morale,  qui  enchaîne  tant  de  passions,  qui 
prévient  journellement  tant  de  crimes,  qui  inspire  à  la  popu- 
lation pauvre  des  villes  et  des  campagnes  un  esprit  d'ordre  et 
de  paix,  cessait  tout-à-coup,  1  anarchie,  qui  presse  de  toutes 
parts  les  chefs  du  nouveau  libéralisme,  ne  tarderait  pas  à  les 
briser  ,  et  bouleverserait  la  société  jusque  dans  ses  derniers 
fondemens. 

D'un  autre  côté,  tous  les  amis  de  la  religion  doivent  com- 
prendre aussi  qu  elle  n'a  besoin  que  d'une  seule  chose  ,  la  li- 
berté. Sa  force  est  dans  la  conscience  des  peuples,  et  non  dans 
l'appui  des  gouvernemens.  Elle  ne  redoute,  de  la  part  de  ceux- 
ci  ,  que  leur  dangereuse  protection  :  car  le  bras  qui  s'étend 
pour  la  défendre  s'efforce  presque  toujours  de  1  asservir.  Qu'a- 
t-elle  à  craindre  d'une  législation  qui  consacrerait  toutes  les  li- 
bertés publiques?  Toute  intervention  de  la  force,  dans  la  grande 
lutte  intellectuelle  qui  agite  le  monde,  tournerait  nécessaire- 
ment contre  le  catholicisme,  soit  qu'elle  tendît,  comme  cela 
arriverait  souvent,  à  étouffer  la  voix  de  ses  défenseurs,  soit 
qu'appelant  la  contrainte  au  secours  de  la  foi,  elle  soulevât  con- 
tre lui  les  plus  nobles  sentimens  du  cœur  humain,  qu'irrite, 
sur-tout  en  matière  de  religion,  tout  ce  qui  ressemble  à  la  vio- 
lence. Un  clergé  vertueux  n'a  rien  à  craindre  non  plus  de  la 
publicité.  Si  quelques  intrigan*  se  couvrent  d'un  caractère  saint, 
si  des  scandales  contristent  la  piété  ,  le  premier  devoir  des  ca- 
tholiques est  de  ne  pas  laisser  à  d'autres  le  soin  d'élever  entre 


(  *5i  ) 

les  coupables  et  le  sanctuaire  profane'  la  barrière  du  me'pris 
public.  Quant  aux  discussions  de  doctrine ,  1  éternelle  vérité 
les  appelle.  Sans  doute  on  a  dû  gémir,  à  certains  égards,  sur 
les  ravages  de  la  presse.  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas;  beau- 
coup de  ceux  qui  les  déplorent  y  ont  contribué.  Car  d'abord, 
à  raison  même  de  leurs  préjugés  contre  elle,  ils  ont  négligé  de 
s'emparer,  comme  ils  l'auraient  dû,  de  cette  arme  puissante, 
pour  arrêter  les  progrès  du  mal;  et,  en  second  lieu  ,  plusieurs 
écrivains  ,  qui  prétendaient  défendre  la  religion  ,  ayant  lié  sa 
cause,  comme  nous  l'avons  dit,  a  celle  du  pouvoir  arbitraire, 
et  s'étant  mis  ainsi  en  opposition  avec  les  sentimens  et  les  be- 
soins généraux,  n'ont  pu  exercer  sur  les  masses  aucune  in- 
fluence. Est-il  donc  si  difficile  de  concevoir  que  ,  dans  un  état 
de  choses  où  le  pouvoir  varie  continuellement,  toutes  les  opi- 
nions, tous  les  partis  doivent  se  réunir  pour  protéger  la  com- 
plète indépendance  de  la  presse  ,  premier  moyen  de  défense 
contre  tous  les  genres  d'oppression?  Détruisez  la  aujourd  liui 
dans  votre  intérêt;  demain  ,  en  vertu  des  principes  que  vous 
aurez  établis,  on  la  détruirait  dans  l'intérêt  opposé  :  sa  liberté 
seule  est  l'intérêt  universel.  Non  moins  nécessaire,  la  destruc- 
tion du  monopole  de  l'éducation  ne  sera  généralement  que  le 
triomphe  de  l'éducation  religieuse  ,  en  même  temps  que  la  coo- 
pération à  la  loi  fournira  à  la  population  catholique,  qui  forme 
la  majorité  de  la  nation ,  les  moyens  de  conquérir  la  pleine 
jouissance  de  tous  ses  droits. 

Mais  il  faut  pour  cela  que  les  catholiques  entrent,  eu  gens 
de  cœur  et  de  résolution  ,  dans  la  liberté  :  à  cette  condition, 
ils  y  seront  invincibles.  Si  de  funestes  conseils  cherchaient  à 
égarer  le  nouveau  gouvernement,  si  l'on  voulait  imposer  des 
doctrines,  opprimer  les  consciences,  malheur  à  ceux  qui  le 
tenteraient  !  ils  trouveraient  une  résistance  insurmontable  ,  et 
qui  les  renverserait,  comme  les  autres  gouverneinens  ont  été 
renversés.  La  liberté  doit  être  pour  tous  ,  et  entière  pour  cha- 
cun, et,  comme  il  est  possible  que  quelques  hommes  songent 
à  l'attaquer,  et  qu  ils  s'autorisent  des  fautes  commises,  ainsi 
que  nous  lavons  remarqué  tout-à- l'heure  par  quelques  mem- 
bres du  clergé  frappés  d'un  déplorable  aveuglement,  on  doit 
de  bonne  heure  s'apprêter  à  la  défendre. 

D'après  ce  qui  vient  d'être  dit,  il  est  facile  de  concevoir  la 
pensée  qui  présidera  à  la  rédaction  du  nouveau  journal  que 
nous  annonçons.  Sa  position,  entièrement  neuve,  ne  ressemble 
à  celle  d'aucun  des  journaux  quotidiens  établis  jusqu'à  ce  jour. 
Car  ils  correspondent  a  la  division  que  nous  avons  indiquée  , 
les  uns  cherebant  à  fonder  la  liberté  sans  lui  donner  la  religion 


(    252    ) 

pour  base ,  les  autres  heureusement  en  petit  nombre  ,  com- 
promettant la  cause  de  la  religion  ,  qu'ils  associent  soit  à  des 
intérêts  qui  lui  sont  étrangers,  soit  à  un  mysticisme  politique 
également  servile  et  idiot.  Nous  en  avons  la  ferme  conviction  : 
ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  deux  partis  ne  saurait  se  maintenir 
tel  qu'il  est.  Les  doctrines  de  despotisme ,  dans  lesquelles  tant 
de  royalistes  s'étaient  réfugiés,  meurent  d'impuissance.  Le  li- 
béralisme, après  avoir  épuisé  toutes  les  combinaisons  maté- 
rielles pour  constituer  un  ordre  quelconque,  se  trouvera  con- 
duit, à  force  d'instabilité  et  d'agitations,  à  reconnaître  que  les 
vrais  fondetnens  de  la  société  sont  ailleurs.  A  mesure  que  le 
temps  décomposera  ces  deux  partis,  il  s'en  formera  un  troi- 
sième, ou  plutôt  ce  parti,  qui  existe  déjà,  marche  à  la  con- 
quête de  l'avenir.  Répondant  à  tous  les  grands  besoins  de  l'hu- 
manité,  il  sait  qu'en  travaillant  au  perfectionnement  matériel 
du  corps  social,  on  ne  doit  pas  oublier  que  ce  corps  ne  peut 
subsister  sans  une  âme,  sans  un  principe  de  vie  supérieur,  qui 
ne  saurait  se  trouver  que  dans  des  croyances  immuables  comme 
la  foi  et  la  conscience  du  genre  humain. 

Il  existe  ,  dans  les  différentes  fractions  de  la  société  actuelle  , 
un  nombre  beaucoup  plus  grand  qu'on  ne  le  pense  communé- 
ment d'esprits  sérieux  et  élevés,  dont  la  raison,  les  sentimens 
sont  dans  un  état  de  malaise  et  d'anxiété.  Ils  souffrent  des  pas- 
sions de  leur  propre  parti ,  ils  souffrent  des  grandes  vérités  qui 
lui  manquent,  et  cherchent,  avec  une  inquiétude  mêlée  d  es- 
pérance, ce  parti  complètement  social,  où  l'ordre,  la  liberté, 
tous  les  biens  auxquels  ils  aspirent,  se  trouveront  purifiés  du 
mal  qui  les  corrompt.  La  tendance  de  l'esprit  humain,  qui  gra- 
vite vers  la  foi,  en  même  temps  qu'un  sentiment  universel  re- 
pousse le  joug  de  l'homme  ou  le  pouvoir  arbitraire,  prépare, 
aux  yeux  des  observateurs  attentifs,  une  grande  réunion  de 
tous  ceux  qui  veulent  les  deux  seules  choses  qui  ne  sauraient 
périr,  la  religion  et  la  liberté;  et  voila  pourquoi,  en  élevant 
le  drapeau  sous  lequel  nous  les  invitons  à  se  rallier,  nous  y 
avons  inscrit  le  nom  d' Avenir ,  de  cet  avenir  qui  leur  appar- 
tient. Que  les  ruines  du  passé,  (pie  les  secousses  du  présent 
ne  découragent  pas  nos  efforts.  Portons  nos  regards  et  plus  haut 
et  plus  loin.  L'anarchie  intellectuelle  et  morale,  en  descendant 
dans  les  régions  inférieures  de  la  société ,  y  entretiendra  du- 
rant un  temps  plus  ou  moins  long  une  discorde  effrayante  ; 
mais  dans  la  région  supérieure,  là  où  se  forment  les  doctrines 
qui  ,  à  la  longue,  deviennent  les  opinions  de  la  foule,  les  pré- 
jugés se  dissipent,  les  esprits  se  rapprochent  en  s  éclairant  : 
comme  ,  en  un  jour  d'orage ,  taudis  que  des  nuées  menaçantes 


(  a53  ) 

s'entrechoquent  à  la  surface  de  la  terre  e'branle'e,  on  découvre 
au-delà,  dans  les  hauteurs  de  l'atmosphère,  des  signes  lointains 
de  se're'nite'. 


Ce  Journal ,  comme  tous  les  autres ,  aura  une  partie  consacrée  aux 
nouvelles  de  I'Extérieur  ,  et  une  autre  à  la  discussion  des  affaires  de 
France.  Il  donnera  les  nouvelles  de  Paris  et  des  Départemens  ,  con- 
tiendra le  compte  rendu  de  la  session  des  Chambres  ,  s'occupera  des 
Elections  ,  etc.  ,  etc. 

Toutes  les  productions  scientifiques  importantes  y  seront  examinées. 
On  y  traitera  de  Législation  ,  d'Histoire  ,  de  Philosophie  ,  d'Économie 
politique  ,  de  Statistique  ,  de  Commerce  et  d'Industrie  ,  de  Science  mi- 
litaire ,  de  Sciences  physiologiques,  de  Géologie,  d'Hygiène  publique, 
etc.  ,  etc. 

La  Littérature ,  les  Beaux-Arts ,  les  Théâtres  trouveront  également 
une  place  dans  ce  Journal. 


Le  prospectus  de  l'Avenir,  que  nous  nous  sommes  empres- 
ses d'insérer  dans  la  Revue,  renferme  plusieurs  réflexions  que 
nous  nous  proposions  de  faire  dans  cette  livraison,  relative- 
ment aux  circonstances  actuelles.  Cest  pour  cela  que  nous  nous 
bornerons  à  y  joindre  l'observation  suivante.  Quelqu'opinion 
que  l'on  ait  eue  sur  l'ancien  gouvernement ,  ce  gouvernement 
e'tant  complètement  de'truit ,  il  est  clair  que  trente  millions 
d'hommes  ne  sauraient  subsister  dans  un  e'tat  d'anarchie.  Tous 
ceux  qui  ont  des  intérêts  communs  à  défendre  doivent  donc 
réunir  leurs  forces,  tout  en  se  soumettant  à  une  force  plus 
grande,  pour  faire  respecter  leurs  droits,  c'est-à-dire,  leurs 
libertés,  et  si  cette  force  protège  effectivement  vos  libertés, 
vos  droits,  non  seulement  vous  pouvez  vous  y  soumettre,  mais 
le  devoir  imposé  à  tous  de  se  conserver  vous  oblige  à  la  sou- 
tenir comme  unique  moyen  d'ordre,  ou  à  concourir,  autant 
que  vous  le  pouvez,  au  maintien  de  cet  ordre.  Ces  principes 
très-simples  nous  semblent  propres  à  prévenir  dans  le  clergé 
les  dissidences  d'opinion,  qui  y  introduiraient,  non  sans  de 
graves  dangers  ,  une  espèce  d'anarchie.  Le  meilleur  moyen  de 
l'empêcher  serait  que  les  évêques  s'adressassent  au  Saint-Siège, 
pour  en  obtenir  une  règle  uniforme  de  conduite,  et  nul  doute 
que  la  réponse  de  Rome  ,  conforme  aux  vrais  besoins  de  la  so- 
ciété ,  ne  produisît  les  effets  les  plus  salutaires. 

(  La  Revue  catholique ,  Août  i83o.  ) 
II.  33 


(  ^54  ) 


ALLEMAGNE. 

OPINIONS    DES    PROTESTONS    SUR     LA    CONFESSION    D'AUGSBOURG. 

On  sait- que  les  protestans  ont  ce'le'bre'  le  i5  juin  de  cette  an- 
ne'e  l'anniversaire  de  la  confession  d'Augsbourg,  pre'sente'e  le 
24  juin  i53oà  l'Empereur  Cliarles-Quint.  Une  infinité  décrits 
ont  été  publiés  à  cette  occasion,  et  les  reflexions  que  plusieurs 
auteurs  protestans  l'ont  sur  l'objet  de  cette  solennité'  sont  pré- 
cieuses à  recueillir. 

«  De  quoi  nous  réjouissons-nous  ?  se  demande  M.  K.  H. 
Scbeidler,  professeur  de  philosopbie  à  Ie'na.  Nous  ne  célé- 
brons  pas  l'anniversaire  d'une  grande  victoire,  car  on  ne 
peut  dire  que  la  présentation  de  la  confession  d'Augsbourg 
ait  conduit  à  des  résultats  importans.  Nous  ne  pouvons  nous 
réjouir  non  plus  de  l'issue  des  négociations,  ni  en  général  de 
ce  qu'a  fait  la  diète  d'Augsbourg;  Luther  lui-même  n'en  était 
pas  très  édifié;  et  les  guerres  de  religion  qui  l'ont  suivie  prou- 
vent assez  que  le  but  primitif  et  principal  (la  pacification)  ne 
fut  pas  atteint.  La  présentation  de  la  confession  ne  peut  être 
solennise'e  non  plus  en  l'honneur  d'un  courage  extraordinaire 
de  la  part  des  protestans,  car  plusieurs  princes  puissans  s  étaient 
alors  déjà  range's  de  leur  côte',  et  ce  qu'un  parti  déjà  si  fort 
a  fait  ne  pouvait  pas  être  comparé  à  l'héroïsme  de  Luther 
qui  d'abord  avait  paru  tout  seul.  Si  enfin  nous  conside'rons  la 
confession  d'Augsbourg  comme  un  livre  symbolique,  elle  a  fait 
beaucoup  de  mal  ;  elle  a  introduit  une  nouvelle  espèce  de  pa- 
pisme,  elle  a  achevé  le  schisme  déplorable  de  l'église  luthé- 
rienne et  de  l'église  réformée  ,  et  elle  a  renfermé  la  dogmati- 
que dans  des  limites  si  étroites,  que  l'activité  intellectuelle  en 
a  été  paralysée,  et  quelle  a  ramené  les  esprits  entièrement  à 
l'ancienne  méthode  scolastique.  »  L'auteur  conclut  de  tout 
cela,  que  la  meilleure  manière  de  célébrer  l'anniversaire  de  la 
confession  dAugsbourg,  serait  de  lui  ôter  toute  autorité,  ou 
de  délivrer  les  intelligences  du  joug  des  livres  symboliques.  » 

Un  autre  auteur  protestant ,  que  les  Nouvelles  annales  théo- 
logiques  qui  se  publient  à  Zurich  nous  font  connaître,  s'ex- 
prime dans  le  même  sens. 

«  Il  y  eut  encore  dans  le  18e  siècle  des  théologiens  luthé- 
riens qui  attribuaient  h  la  confession  d'Augsbourg  une  autorité 
semblable  à  celle  de  l'Ecriture-sainte.  Deylias,  par  exemple, 


(  255  ) 

disait  encore  en  1730  :  Theologos  in  Ang.  conf.  conscribendâ 
occupâtes  munivit  Deus  singulari  sua  providentiâ ,  ut,  licet 
errare  potuerint,  tamen  non  erraverinl.  Nam  quicumque  Dei 
causam  agunt,  eo  tempore ,  quo  maxime  est  necessarium ,  il- 
los  munit  Deus  singulari  suà  providentiâ  ,  ut,  licet  errare 
possiut,  tamen  non  errent.  A  terni  A.  C.  auctores  in  eâ  conscri- 
betulâ  egerunt  Dei  causam,  eo  tempore,  quo  maxime  erat 
necessanum.  Ergo  A.  C.  auctores,  qui  erant  theologi ,  in  eâ- 
dem  conscribendâ  munivit  Deus  singulari  suâ  providentiâ  ,  ut, 
licet  errare  potuerint,  tamen  non  erraverint.  Voilà,  s  écrie  le 
re'dacteur  des  Annales  théologiques  de  Zurich  ,  l'infaillibilité 
du  papisme  toute  pure,  et  sans  doute  il  faut  l'admettre,  pour 
être  conséquent,  dès  qu'on  veut  des  livres  symboliques  qui 
soient  obligatoires  pour  la  foi  et  renseignement.  » 

Le  même  publiciste  trouve  que  c'est  plutôt  le  parti  catholique 
quia  à  se  re'jouir  de  la  présentation  de  la  confession  d'Augsbourg. 
«Ce  fut  une  concession  que  les  luthériens  étaient  réduits  à  faire 
à  l'Empereur,  et  qui  fut  plus  utile  au  parti  adverse  qu'aux  protes- 
tans,  car  elle  ne  gagna  personne  à  la  réforme  ,  et  les  protestans 
mirent  ainsi  eux  mêmes  des  entraves  à  l'exercice  du  libreexamen. 
En  obtempérant  à  la  demande  de  l'Empereur  qui  les  avait  som- 
més de  lui  rendre  compte  de  leur  croyance,  ils  reconnurent  en 
quelque  sorte  son  autorité  en  matière  de  religion  ,  et  ils  ne 
surent  plus  l'éluder  qu'en  appelant  à  une  autorité  supérieure, 
mais  aussi  purement  humaine  (1),  celle  d'un  concile.  C  était 
s'écarter  terriblement  du  principe  fondamental  de  la  reforme! 
L'astucieux  Empereur  avait  ainsi  remporté  une  victoire  im- 
portante sur  la  réforme,  il  l'avait  obligée  de  s'arrêter  à  moitié 
chemin  ,  et  elle  eut  plus  de  peine  à  se  répandre  en  Allema- 
gne,  que  Lorsqu'on  ne  savait  pas  encore  précisément  combien 
la  nouvelle  doctrine  s'éloignait  de  celle  de  l'ancienne  Eglise. 
Cette  confession  divisa  ensuite  les  protestans  entre  eux-mêmes. 
Enfin  le  libre  examen  de  l'Ecriture  n'était  plus  qu'un  vain 
mot,  lorsqu'on  regarda  comme  obligatoire  pour  la  foi  le  sens 
que  les  auteurs  de  la  confession  d'Augsbourgs  et  des  autres 
livres  symboliques  avaient  trouvé  dans  l'Ecriture-sainte  ;  de  la 
même  manière  que  les  catholiques,  avec  une  bien  plus  grande 
apparence  de  justice  et  beaucoup  plus  d'accord  avec  leur  sys- 
tème, regardent  comme  obligatoires  les  interprétations  des 
Pères  de  l'Eglise,  des  conciles  et  des  Papes. 

(1)  Sans  doute  qu'il  est  absurde  d'en  appeler  à  un  concile,  si  on  re- 
garde les  conciles,  quels  qu'ils  soient,  comme  des  autorités  purement 
humaines. 


(  256  ) 

»  Espérons ,  c'est  ainsi  que  notre  pnbliciste  protestant  ter- 
mine son  article,  espe'rons  que  dans  cent  ans  d'ici  on  se  ré- 
Î'ouira  de  l'abolition  de  la  confession  d'Augsbourg  et  de  tous 
es  autres  livres  symboliques  ,  qui  sont  comme  un  mur  de  sé- 
paration entre  l'Ecriture  et  la  raison ,  et  qui  ont  arrête'  pen- 
dant si  long  temps  le  progrès  de  la  culture  religieuse  et  morale!  » 

Les  pix)testans  sont  donc  divisés  sur  tout.  Ce  qui  fait  le  ju- 
bile' des  uns,  est  un  sujet  de  lamentation  pour  les  autres;  les 
uns  se  réjouissent  du  jour  où  l'on  a  fait  la  confession  d'Augs- 
bourg ,  et  les  autres  voudraient  saluer  le  jour  où  elle  n'exis- 
tera plus. 

Les  défenseurs  des  livres  symboliques  protestans  et  les  galli- 
cans se  ressemblent  sous  deux  points  de  vue. 

Les  uns  veulent  rendre  obligatoires  des  confessions  de  foi, 
et  les  autres  les  quatre  articles ,  sans  que  les  uns  ni  les  autres 
puissent  justifier  par  un  motif  raisonnable  le  respect  et  la 
soumission  qu'ils  exigent. 

Les  uns  professant  le  catholicisme,  et  les  autres  le  protes- 
tantisme ,  s'accordent  en  ceci  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne 
\eulent  admettre  toutes  les  conséquences  du  principe  qu'ils 
ont  établi. 

(  La  Revue  catholique,  Août  i83o.  ) 


DU   PAUPERISME    EN    ANGLETERRE 

ET    DES    MOYENS    d'y    REMEDIER    DANS    LE    ROYAUME-UNI    (1). 

En  entretenant  nos  lecteurs  d'un  nouveau  projet  pour  se- 
courir les  classes  indigentes ,  nous  avons  fait  ressortir  tous  les 
avantages  qui  résultent  du  travail  agricole  comme  moyen  d  ins- 
truction et  de  soulagement.  L'esprit  de  communauté  et  de 
coopération  parmi  les  protestans  anglais  a  aussi  occupé  notre 
attention,  et  il  nous  a  été  facile  de  prouver  qu'on  obtiendrait 
infiniment  plus  de  succès,  si  la  religion  catholique  s'emparait 
de  ce  mode  d'association  et  lui  donnait  ce  caractère  d'unité  et 
de  perpétuité  qui  distingue  toutes  ses  œuvres.  Au  moment 
même  où  nous  écrivions  ces  lignes  ,  le  Quartcrly  Revicw  pu- 
bliait des  réflexions  «ur  les  causes  du  paupérisme  en  Angle- 
terre ,  et  sur  les  moyens  à  prendre  pour  arrêter  ce  fléau  qui 

(i)  D'après  le  Quarterly  Review ,  n°  de  mai  i83o. 


(  *57  ) 

n'a  cesse  d'affliger  la  Grande-Bretagne  depuis  que  les  commu- 
nautés religieuses  y  ont  e'té  abolies.  Cette  grande  plaie  de 
l'Angleterre  y  est  mise  entièrement  à  de'couvert  ,  et  nous 
avons  vu  avec  plaisir  que  les  protestans  sont  force's,  après 
tant  de  de'tours  et  d'essais  infructueux,  de  revenir  au  principe 
catholique  du  travail  agricole. 

Convaincu  que  nous  ne  saurions  employer  un  langage  plus 
énergique,  nous  nous  hâtons  de  les  laisser  parler  eux-mêmes. 

«  Dans  tous  les  pays  la  grande  majorité'  des  habitans  se 
compose  des  classes  laborieuses,  de  ceux  qui  gagnent  le  pain 
de  chaque  jour  à  la  sueur  de  leur  front,  et  dont  la  condi- 
tion bonne  ou  mauvaise,  heureuse  ou  malheureuse,  doit  être 
place'e  au  premier  rang  dans  l'estimation  qu'on  fait  de  la  posi- 
tion sociale  du  pays.  La  première  question  qui  se  présente  , 
en  traitant  le  sujet  sous  ce  point  de  vue  important ,  est  celle- 
ci  :  Quelle  est  à  cet  égard,  aujourd'hui,  la  situation  de  la 
Grande-Bretagne.  C'est  en  vain  que  nous  sommes  ,  sous  d'autres 
rapports,  un  objet  d'admiration  et  de  respect,  en  vain  que  nos 
mille  vaisseaux  parcourent  la  vaste  étendue  de  l'océan,  en  vain 
que  nous  sommes  placés  à  la  tête  de  la  civilisation,  de  la  science, 
de  la  littérature  et  des  arts  ,  enfin  que  notre  opulence  et  les 
produits  de  notre  industrie  surpassent  tout  ce  que  l'imagina- 
tion la  plus  active  inventa  jamais  de  plus  merveilleux ,  si 
cette  opulence  est  si  mal  répartie ,  que  la  masse  de  notre  po- 
pulation ne  recueille  qu'une  très-petite  part  du  fruit  de  ses 
labeurs;  si  elle  est  condamnée  à  lutter  sans  espoir  contre  une 
indigence  éternelle,  ou  si  elle  n'échappe  a  la  famine  qu'en 
arrachant  quelques  oboles  à  une  charité  dédaigneuse  et  avare  : 
alors  notre  condition  est  plus  misérable  qu  heureuse,  nous 
avons  plus  de  sujet  de  gémir  que  de  triompher. 

»  Nous  ne  pensons  pas  qu'il  y  ait  des  hommes  assez  insensés 
pour  nier  que  telle  ne  soit  en  ce  moment  la  position  réelle  de 
l'Angleterre;  mais  s'il  s'en  trouvait,  les  faits  accouraient  en  foule 
à  l'appui  de  notre  assertion  ,  et  les  troubles  des  districts  manu- 
facturiers en  1825  et  1827  ,  la  crise  de  1  hiver  dernier  ,  les  rap- 
ports des  commissions  du  parlement  sur  l'émigration  ,  létal  de 
1  Irlande  et  la  taxe  des  pauvres,  et  enfin  l'accroissement  ef- 
frayant des  crimes,  sont  là  comme  autant  de  témoins  irrécusables 
qui  crient  contre  la  misère  des  classes  laborieuses. 

»  La  première  chose  qui  frappe  l'attention  ,  en  considérant 
cet  affligeant  tableau,  est  la  surabondance  de  la  main-d'œuvre 
dans  tous  les  pays  et  dans  toutes  les  branches  d'industrie.  Il 
serait  difficile  en  effet  qu  il  en  fût  autrement,  car  il  existe  d'abord 
une  énorme   différence  entre  la  situation  respective  des  trois 


(  258  ) 

royanmes.  En  Angleterre  et  en  Ecosse ,  depuis  long  temps  la 
loi  a  mis  les  pauvres  sans  emploi  à  la  charge  des  propriétaires 
fonciers  ,  et  de  cette  manière  le  trop  grand  accroissement  de 
la  population  est  au  moins  contenu  dans  de  certaines  limites. 
Mais  en  Irlande  la  loi  n existe  pas,  la  taxe  des  pauvres  y  est 
inconnue,  et  dès-lors  il  est  e'vident  qu'il  en  résulte  les  plus 
grands  maux  pour  les  deux  pays.  Le  pauvre  Irlandais  ,  las  de 
lutter  contre  la  famine  qui  le  poursuit  dans  sa  malheureuse 
patrie  (i),  va  chercher  de  l'occupation  en  Angleterre,  mais 
aussi  il  vend  son  travail  à  vil  prix  et  ruine  par  conséquent  les 
ouvriers  anglais.  Il  en  est  de  même  pour  les  fermiers.  Le  cul- 
tivateur anglais  estohligé  de  vendre  ses  produits  plus  cher  que 
l'Irlandais,  parce  qu'il  faut  qu'il  paie  ses  ouvriers,  son  loyer, 
et  la  taxe  des  pauvres.  L'Irlandais,  au  contraire,  n'a  point  de 
taxe  a  payer,  et  il  a  tout  le  reste  à  meilleur  marche,  en  sorte 
qu'il  fait  des  profits  là  où  l'Anglais  est  re'duit  à  aller  en  prison. 
Que  si  quelqu'un  doute  de  la  vérité  de  ce  que  ]  avance,  qu'il 
consulte  ceux  qui  fre'quentent  les  marches  de  Londres,  de 
Bristol,  de  Liverpool ,  etc.;  et  s  il  ne  les  entend  pas  se  plaindre 
unanimement  de  cette  concurrence  redoutable,  je  passe  volon- 
tiers condamnation.  » 

Ce  tableau  n'est  nullement  exagère,  et  le  re'dacteur  du  Quar- 
ierly  Revhw  s'en  prévaut  avee  avantage  pour  démontrer  qu'il 
est  indispensable  d  établir  en  Irlande  la  taxe  des  pauvres.  En 
effet,  si  comme  dans  le  royaume-uni*  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen 
de  soulager  les  classes  indigentes,  il  est  évident  que  la  taxe 
vaut  encore  mieux  que  rien  du  tout  ;  mais  il  est  bon  de  voir 
jusqu'à  quel  point  cette  taxe  est  un  bienfait,  et  si  elle  ne  de- 
vient pas  plutôt  pour  le  pauvre  un  moyen  de  corruption  et  de 
dégradation.  Pour  le  prouver  nous  n'aurons  encore  besoin  que 
de  citer  : 

«  Les  abus  qui  résultent  de  la  mauvaise  administration  de  la 

(i)  On  lit  dans  le  numéro  de  juillet  du  Dublin- Eyening- Mail  :  «  La 
condition  de  la  classe  ouvrière  et  des  pauvres  en  général  en  Irlande  est 
vraiment  effrayante.  Les  nouvelles  données  par  les  journaux  sont  de  la 
nature  la  plus  triste.  La  famine  dévore  cette  population  ,  qui  n'a  guère 
d'autre  nourriture  que  du  cresson  de  fontaine.  Aussi  résulte-t-il  presque 
partout  des  émeutes  ,  dans  lesquelles  la  populace  pille  les  magasins  de 
grains,  les  moulins  et  tous  les  lieux  où  elle  peut  trouver  des  alimens. 
Déjà  plusieurs  personnes  ont  péri  dans  les  tentatives  qu'on  a  faites  pour 
rétablir  l'ordre.  Une  pauvre  femme,  dit  encore  le  KUkcnnj- Journal f 
mère  de  quatre  enfuis  ,  est  morte  de  faim  dans  notre  ville  jadis  si 
heureuse.  Ces  exemples  de  famine  ne  sont  pas  rares  aujourd'hui  en 
Irlande  !  « 


(*%  ) 

taxe  des  pauvres  sont  e'normes.  La  condition  des  pauvres  labou- 
reurs dans  la  plupart  des  paroisses  du  midi  et  de  l'ouest  de 
l'Angleterre  est  de'plorable  ;  chaque  ouvrier  est,  bien  entendu, 
inscrit  sur  le  registre  des  pauvres  (i),  et  il  en  résulte  que  tout 
esprit  d'indépendance,  tout  de'sir  de  se  soutenir  par  ses  propres 
efforts  s'e'teiut  de  plus  en  plus  dans  son  cœur.  Dans  les  parois- 
ses dont  nous  parlons  la  taxe  est  regarde'e  comme  le  patrimoine 
du  laboureur  anglais,  et  il  attend  d'elle  seule  les  moyens  de 
faire,  vivre  sa  famille  et  lui-même,  au  lieu  de  chercher  à  pour- 
voir à  ses  besoins  par  le  salaire  de  son  travail.  Mais  qu  on  ne 
s'imagine  pas  que  cette  dégradation  à  la  fois  physique  et  morale 
des  classes  agricoles  est  la  conséquence  rigoureuse  d'une  loi  en 
faveur  des  pauvres;  on  peut  démontrer  le  contraire  par  l'exem- 
ple de  1  Ecosse  et  du  nord  de  1  Angleterre  où  la  loi  existe  sans 
être  accompagne'e  de  ces  abus  (2)  ,  lesquels  proviennent  d'une 
erreur  fatale  qui  s  est  glisse'e  depuis  quelques  années  dans 
l'administration  pratique  de  la  taxe  des  pauvres,  erreur  dont 
il  serait  difficile  déxage'rer  les  conse'quences  funestes.  Nous  vou- 
lons parler  d'un  usage  qui,  pour  être  très  commun,  n'en  est 
pas  moins  illégal,  et  qui  consiste  à  faire  de  la  taxe  des  pau- 
vres un  salaire  ,  ou,  en  d'autres  termes,  à  pourvoir  à  1  entre- 
tien des  familles  de  laboureurs,  continuant  eux-mêmes  de  tra- 
vailler pour  les  fermiers.  Au  premier  abord  ,  rien  ne  paraît  plus 

(1)  En  Angleterre  on  tient  dans  chaque  paroisse  un  registre  sur  le- 
quel sont  inscrits  les  noms  de  tous  les  pauvres  appartenant  à  la  pa- 
roisse ,  afin  de  pouvoir  les  faire  jouir  du  produit  de  la   taxe. 

(2)  Nous  ne  partageons  pas  ici  L'opinion  du  rédacteur  anglais  ;  en 
effet  ,  si  les  abus  dont  il  parle  ne  se  voient  pas  dans  le  nord  de  l'An- 
gleterre ,  on  ne  peut  attribuer  cela  qu'au  grand  nombre  de  manufactu- 
res qui  existent  dans  les  provinces  septentrionales.  Les  classes  laborieu- 
ses refluent  dans  ces  établissemens  ,  parce  qu'elles  y  trouvent  plus  à 
gagner  qu'en  cultivant  la  terre.  Mais  encore  est-il  que  leur  misère  et 
leur  abrutissement  sont  portés  au  plus  haut  degré,  et  que  le  manufac- 
turier anglais  est  en  général  un  être  corrompu.  D'ailleurs,  il  finit  même 
dans  le  nord  de  l'Angleterre  par  se  jeter  aussi  sur  la  taxe  des  pauvres, 
sur-tout  lorsque  sa  famille  est  nombreuse.  En  supposant,  au  contraire, 
qu'il  n'y  ail  pas  de  taxe  et  que  le  laboureur  ne  doive  son  existence 
qu'au  fruit  de  son  travail,  avec  la  certitude  île  trouver  des  secours  con- 
tre les  malheurs  imprévus  ,  comme  la  chose  se  passait  avant  que  les 
communautés  religieuses  fussent  abolies  ,  il  acqucira  à  la  fois  un  esprit 
d'indépendance,  parce  qu'il  devra  lout  à  son  propre  travail,  et  de 
soumission  envers  ses  maîtres  ,  parce  qu'il  sait  qu'ils  l'aideront  à  sup- 
porter les  accidens  ordinaires  de  la  vie;  enfin  il  ne  songerait  pas  à  em- 
ployer des  moyens  contraires  a  la  morale  pour  empêcher  la  trop  grande 
multiplication  de  sa  famille,  ce  qui  arrive  tous  les  jours  en  Angleterre. 


(    260    ) 

conforme  au  véritable  esprit  de  la  loi  et  de  l'humanité',  que 
d'employer  les  fonds  de  la  paroisse  à  aider  l'ouvrier  dont  les 
modiques  gages  ne  suffisent  pas  à  l'entretien  de  sa  trop  nom- 
breuse famille.  Cependant  il  en  re'sulte  de  grands  abus  du  côte' 
du  fermier  et  de  l'ouvrier  en  même  temps.  Le  premier  se  trouve, 
par  cette  coutume  ,  dispense'  d'augmenter  les  gages  de  son  sub- 
ordonné4, et  il  ne  manque  pas  de  faire  tous  ses  efforts  pour 
attirer  à  lui  le  don  fait  sur  le  produit  de  la  taxe.  L  usage  une 
fois  introduit,  tous  ceux  qui  ont  des  familles  nombreuses 
s'attendent  à  recevoir  et  reçoivent  en  effet  des  secours  de  la 
paroisse,  outre  leurs  gages  qui  seraient  loin  de  leur  suffire. 
Voilà  donc  où  tend  véritablement  ce  système  ,  et  la  glace  une 
fois  rompue,  comment  s'arrêter?  On  sera  oblige'  de  déterminer 
arbitrairement  le  nombre  d'en  fans  au-dessus  duquel  il  sera  dit 
que  l'ouvrier  ne  pourra  plus  les  faire  vivre. 

»  On  se  plaint  dans  toute  1  étendue  de  l'Angleterre  de  l'ac- 
croissement prodigieux  de  la  population,  et  peut  on  cependant 
s'en  étonner  avec  un  système  pareil  à  celui  qui  est  en  vigueur 
sur-tout  dans  le  midi  de  l'Angleterre?  Il  y  a  autant  de  tarifs 
dilfe'rens,  pour  le  salaire  d'un  ouvrier,  qu'il  y  a  de  familles 
plus  ou  moins  nombreuses. 

»  Tel  ouvrier  qui  a  une  femme  et  sept  enfans  ne  gagne  que 
ce  qu'il  faut  pour  les  empêcher  de  mourir  de  faim  ,  et  tel 
autre,  dont  la  famille  est  plus  petite,  se  trouve  dans  une  po- 
sition non  moins  malheureuse  ,  parce  qu'au  lieu  de  recevoir 
un  salaire  égal  à  celui  de  son  compagnon ,  il  est  moins  payé 
que  lui  ,  pre'cise'inent  à  cause  que  sa  famille  est  moins  nom- 
breuse ;  et  enfin  l'homme  non  marie',  toujours  par  la  même 
raison,  au  lieu  d'être  dans  l'aisance,  est  plonge' dans  la  misère. 

»  La  première  conséquence  de  ce  système  est  que  les  classes 
laborieuses  sont  bien  plutôt  portées  à  contracter  des  unions  pré- 
maturées, puisque  chaque  nouveau-né  assure  à  son  père  un 
salaire  plus  élevé  qu'auparavant  ;  et  ainsi  la  cupidité  des  fer- 
miers et  des  propriétaires  se  trouve  bientôt  trompée  dans  son 
attente,  car  la  population  finit  par  s'accroître  avec  tant  de  ra- 
pidité, que  l'entretien  des  bouches  inutiles,  joint  aux  maux 
qu'engendrent  la  misère  et  le  crime  ,  leur  enlèvent  tout  le  gain 
qu'ils  ont  pu  faire  précédemment.  Quels  termes  trouverons- 
nous  pour  flétrir  cet  usage  barbare,  qui  prive  le  malheureux 
laboureur  du  juste  prix  de  son  travail. 

»  Quel  infâme  système  que  celui  qui  l'empêche  d'améliorer 
sa  condition  par  une  conduite  sage,  prudente  et  vertueuse  ! 
qui  réduit  uniformément  le  pauvre  à  un  état  de  servitude  éter- 
nelle, peu  différent  de  l'esclavage,  puisque  la  famine  remplace 


(   a6i    ) 

le  fouet;  et  avec  une  seule  différence ,  en  faveur  de  [esclave, 
dont  le  maître  se  trouve  inte'resse'  à  le  bien  nourrir  pour  entre- 
tenir ses  forces  ,  tandis  que  le  travail  du  serf  anglais  est  si  vil, 
qu  il  doit  sa  vie  même  à  la  loi  qui  lui  défend  de  mourir  de 
faim.  Mais  aussi  l'anéantissement  de  toute  morale,  de  toute  éner- 
gie ,  de  tout  bonheur  dans  la  classe  ouvrière,  ne  tardera  pas 
à  enfanter  la  ruine  des  coupables  fauteurs  d'une  si  exécrable 
coutume.  Les  rapports  faits  aux  chambres  prouvent  jusqu'à 
l'évidence  que  dans  les  comtes  où  cet  abus  de  la  taxe  des  pau- 
vres existe,  la  population,  la  taxe  elle-même  ,  et  le  crime ,  ont 
plus  que  double'  depuis  quelques  apnées.  Pour  donner  une 
ide'e  de  l'énorme  disproportion  avec  laquelle  est  repartie  la 
taxe  dans  les  différentes  provinces  de  l'Angleterre,  nous  appren- 
drons à  nos  lecteurs  que  dans  le  Cumberland  elle  se  monte 
seulement  à  4  fr-  2°  c-  Par  tête  ,  dans  le  Sussex  à  i5  fr. ,  et 
enfin  dans  quelques  districts,  où  l'abus  est  plus  commun  ,  elle 
va  jusqu'à  37    et  4°  fr-  Par  tête. 

»  Ah  !  qu'une  honte  éternelle  devienne  le  partage  de  ceux 
qui  font  de  la  charité  un  métier  d'extorsion,  qui  cachent  la 
rapine  et  la  fraude  sous  le  manteau  de  la  loi ,  qui  organisent 
un  système  pour  réduire  les  classes  laborieuses  en  servitude  , 
sous  prétexte  de  les  secourir  et  de  les  employer!  Honte  à  ceux 
qui  renversent  le  principe  fondamental  de  toute  société,  savoir 
qu'un  père  doit  fournir  la  subsistance  à  ses  enfans  jusqu'à  ce 
qu  ils  puissent  se  suffire  à  eux-mêmes,  qui  sapent  les  bases  de 
toute  morale,  de  tout  christianisme,  pour  le  pauvre  et  pour 
le  riche,  en  flattant  la  cupidité  de  l'un  et  la  paresse  de  l'autre  !  » 

Auprès  de  ce  tableau  hideux  de  la  dépravation  et  de  la  mi- 
sère qui  accablent  les  classes  pauvres  de  la  Grande-Bretagne , 
plaçons-en  un  autre  d'un  genre  plus  consolant  et  non  moins 
instructif;  il  nous  prouvera  qu'il  y  avait  encore  une  grande  part 
de  bonheur  pour  le  peuple  dans  les  siècles  de  l'ignorance  et  de 
la  superstition  monastiques.  Cet  exemple  est  tiré  du  i5'e  siècle: 
Fortescue,  un  des  plus  grands  jurisconsultes  de  l'Angleterre, 
y  exerça  pendant  vingt  ans  la  charge  de  grand-juge,  et.  fut  élevé 
à  la  dignité  de  lord  chancelier  par  Henri  VI.  Exilé  en  France  pen- 
dant les  guerres  entre  les  deux  maisons  rivales  d  Yorcketde  Lan- 
castre,  ce  fut  de  ce  pays  qu'il  écrivit  au  jeune  prince  Edouard  une 
série  de  lettres  pour  lui  expliquer  les  lois  de  la  Grande  -Bretagne. 
11  lui  l'ait  connaître  le  contraste  frappant  qui  existait  alors  entre 
la  position  du  peuple  français  et  celle  du  peuple  anglais.  Voici 
ce  qu'il  dit  en  parlant  du  dernier  : 

»  Tout  Anglais  est  libre  de  disposer  à  sa  volonté  des  produits 
II.  34 


(  262  ) 

»  de  sa  ferme,  et  personne  ne  peut  lui  contester  le  droit  de 
»>  profiter  de  toutes  les  améliorations  qu'il  effectuera  sur  ses 
»  terres  par  son  industrie.  Si  on  l'insulte  ,  si  on  l'opprime,  il 
»  est  sûr  de  trouver  dans  la  loi  une.  puissante  protection  contre 
»  l'agresseur.  Aussi  l'or ,  l'argent  et  toutes  les  commodite's  de 
»  la  vie  abondent  dans  le  pays.  Ceux  qui  l'habitent  ne  boivent 
»  jamais  de  l'eau  que  par  pe'nitence.  Rien  ne  leur  manque  ni 
»  du  cote  de  la  nourriture,  ni  du  logement,  ni  des  vêtemens. 
»  Chacun  a  tout  ce  qu'il  lui  faut  dans  sa  condition  pour  lui 
»   rendre  la  vie  douce  et  aisée.  » 

Nous  n'avons  pu  nous  abstenir  de  citer  une  peinture  si  naïve 
et  si  agre'able  de  la  vie  du  peuple  anglais  au  i5me  siècle,  afin 
qu'on  juge  mieux  de  l'étendue  du  mal  qu'a  produit  la  prétendue 
réforme.  Plus  tard,  nous  suivrons  les  rédacteurs  du  Quarterley 
Review  dans  les  remèdes  qu'ils  proposent  pour  faire  cesser  les 
abus  énormes  que  nous  avons  signalés. 

(  La  Revue  catholique ,  Août   i83o.  ) 


NOUVELLES    ET    VARIETES. 

— ■  Gazette  de  France.  On  connaît  l'absolutisme  monarchi- 
que et  constitutionnel  de  la  Gazette  de  France;  on  sait  com- 
ment les  rédacteurs  de  ce  journal ,  constamment  occupés  à 
flatter  et  à  tromper  le  pouvoir,  à  repaître  d  illusions  un  parti 
insatiable  de  places  et  d'argent ,  ont ,  sans  honte  comme  sans 
remords,  tout  sacrifié  à  de  misérables  intérêts.  La  Gazette  n'a 
pas  quitté  sa  ligne  politique  ;  c'est  une  dernière  consolation 
pour  les  royalistes  incorrigibles  dont  elle  est  l'organe,  et  nous 
n'avons  garde  de  leur  envier  un  pareil  dédommagement.  Mais 
conçoit-on  que  ces  hommes,  pour  qui  la  religion  n'était  qu'un 
moyen  de  police,  osent  encore  se  couvrir  d'un  masque  hypo- 
crite, vis  à-vis  du  gouvernement  et  du  clergé,  afin  de  compro- 
mettre la  religion  catholique  dans  l'esprit  du  premier ,  en  la  con- 
fondant avec  une  cause  perdue,  et  afin  sur-tout  d  entraîner  le 
second  dans  la  voie  du  schisme,  en  cherchant  à  lui  en  imposer 
sur  les  véritables  intérêts  de  1  Eglise?  La  chambre  des  députés, 
dans  la  séance  du  7  août,  a  fait  d'importantes  modifications 
à  la  charte.  Quelles  qu'aient  été  ses  intentions,  elle  n'en  a  pas 
moins  répondu  aux  vœux  de  tous  les  catholiques  éclairés  en 
supprimant  l'article  6.  Une  religion  d'Etat  est  aujourd'hui  aussi 


(  263  ) 

impossible  en  France  qu'une  monarchie  absolue.  Or  la  Gazette 
de  France,  maigre'  tout  le  mal  qui  est  résulte'  du  système  de 
la  charte  de  i8i4,  maigre'  1  évidence  des  faits,  la  force  des 
principes,  proteste  contre  une  suppression  si  nécessaire,  et  fait 
de  beaux  thèmes  pour  soutenir  que  l'Etat  a  besoin  dune  re- 
ligion. Nous  ne  discuterons  pas  avec  un  journal  dont  la  mau- 
vaise foi  est  connue.  Il  n'y  a  rien  à  dire  à  des  publicistes  qui , 
parce  qu'une  société  ne  peut  pas  exister  sans  religion,  veulent 
que  l'Etat  s'immisce  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise,  à  des 
puhlicistes  dont  l'ignorance  de  la  situation  morale  et  politique 
de  la  France  est  telle ,  qu'ils  ne  reculent  pas  devant  l'idée  d'al- 
lier,  d'une  manière  absolue,  le  principe  d'une  religion  d'Etat 
avec  la  reconnaissance  légale  de  tous  les  cultes  ,  qui  est  une 
des  bases  de  la  Loi  fondamentale.  11  n'est  pas  un  homme  de 
bon  sens,  catholique  ou  libéral ,  qui  ne  comprenne  ce  besoin 
de  la  société,  je  veux  dire  dîme  liberté  religieuse  complète,  de 
la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ;  et  un  admirable  instinct  de 
conservation  oblige  nos  adversaires  même  à  en  convenir.  Du 
reste,  toute  polémique  serait  inutile  avec  des  écrivains,  aussi 
aveugles  que  passionnés ,  qui  briseraient  la  croix  pour  conser- 
ver lajleur  de  lys. 

—  L'Ami  de  la  Religion.  Depuis  la  nouvelle  révolution  Y  Ami 
de  la  Religion  et  du  Roi  a  cru  devoir  modifier  son  titre;  il  ne 
s'appelle  plus  que  Y  Ami  de  la  Religion.  Nous  augurions  pres- 
que de  ce  changement,  quoique  les  circonstances  seules  en 
soient  la  cause  ,  que  M.  Picot  reviendrait  à  des  sentimens  plus 
catholiques,  et  donnerait  le  premier  exemple  d'un  retour  sin- 
cère aux  doctrines  romaines.  Nous  pensions  que  des  royalistes, 
amis  de  la  religion,  ouvriraient  enfin  les  yeux  sur  les  suites 
déplorables  du  système  qu'ils  ont  défendu  avec  une  si  opiniâ- 
tre persévérance ,  quoique  les  avertissemens  ne  leur  aient  ja- 
mais manqué.  Mais  non,  il  n'en  est  pas  ainsi  ;  c'est  en  vain  que 
nous  voulions  espérer  que  certaines  consciences  seraient  ébran- 
lées, des  pressentimens  que  nous  repoussions  se  sont  trouvés 
justes  et  se  vérifient  malgré  nos  désirs  d'union  et  de  paix. 
L'Ami  de  la  Religion  ,  sans  être  aussi  absolu  que  la  Gazette  de 
France ,  ne  peut  pas  renoncer  entièrement  au  système  d'une 
religion  d'Etat.  Voici  les  réflexions  qu'il  fait  à  ce  sujet  dans 
son  numéro  du  io  août  : 

«  Au  milieu  de  toutes  les  diseussions  graves  accumulées  dans 
cette  séance  (de  la  chambre  des  députés  du  7  août),  il  est 
pourtant  quelques  points  sur  lesquels  on  peut  féliciter  la  cham- 


(  *H  ) 

bre  du  parti  qu'elle  a  pris.  Quelques  journaux  la  poussaient  à 
dépouiller  la  magistrature  actuelle  de  son  inamovibilité' ;  d'au- 
tres voulaient  quon  ne  parlât  plus  de  la  religion  catholique 
dans  la  charte  et  qu'on  supprimât  le  traitement  du  cierge'.  La 
chambre  s'est  heureusement  défié  de  tous  ses  projets  enfantés 
par  des  têtes  extravagantes;  aussi  les  feuilles  libérales  lui  en 
font  uiv reproche  et  l'accusent  de  faiblesse.  Puisse  t-elle  mériter 
souvent  de  seuiblahles  reproches!  Puisse-t-elle  ne  jamais  se  lais- 
ser influencer  par  des  calculs  mesquins  ou  par  des  déclama- 
tions haineuses  ,  et  ne  pas  isoler  entièrement  la  religion  de  l'E- 
tat !  L'Etat  et  la  société  ont  encore  plus  besoin  de  la  religion 
que  la  religion  n'a  besoin  deux.  » 

L'Ami  de  la  Religion  confond  deux  choses  essentiellement 
distinctes,  le  principe  dune  religion  d'Etat  et  le  traitement  dont 
le  clergé  a  joui  jusqu'à  présent.  Une  religion  d'Etat,  il  n'en 
v  faut  ni  peu  ni  beaucoup;  et  si  on  isole  la  religion  de  l'Etat, 
on  ne  voit  pas  comment  on  pourrait  ne  pas  l'isoler  entièrement. 
C'est  précisément  parce  que  la  religion  est  nécessaire  à  la  so- 
ciété, que  l'Etat  ne  doit  s'en  mêler  d'aucune  façon;  car  sans 
la  liberté  de  l'Eglise,  et  sans  la  liberté  d'enseignement  qui  en 
est  la  conséquence,  il  n'y  a  point  de  religion,  point  de  salut 
possible  pour  la  société.  On  ne  sort  de  cet  abîme  qu'en  ayant 
recours  à  rétablissement  dune  église  nationale.  Assurément  ce 
n'est  pas  là  le  vœu  de  M.  Picot.  Ce  système  d'ailleurs  est  aussi 
usé  que  le  système  gallican  ;  leur  principe  commun  ,  incom- 
patible avec  la  liberté  de  conscience  ,  n'a  plus  aucun  appui 
nulle  part.  Quant  au  traitement  du  clergé,  comme  il  lui  a  été 
accordé,  d'après  le  concordat  de  1801  ,  en  indemnité  de  ses 
biens  spoliés ,  il  lui  est  dû  et  nous  pourrions  le  réclamer  légi- 
timement ;  c'est  une  propriété  comme  toutes  les  autres.  Mais  à 
Dieu  ne  plaise  que  nous  fassions  dépendre  de  ce  fait  la  ques- 
tion de  la  liberté  de  l'Eglise,  de  la  liberté  religieuse,  qui  a 
certes  une  importance  infiniment  plus  grave  !  Plutôt  tout  sa- 
crifier, plutôt  la  mort  que  de  perdre  la  foi,  en  asservissant 
nos  consciences.  Le  juif,  le  musulman,  le  luthérien,  le  cal- 
viniste, le  déiste,  l'athée,  seront  libres,  et  nous  voudrions  être 
les  esclaves  du  pouvoir!  «  Je  consens  à  reconnaître  César,  dit 
M.  de  la  Mennais ,  pourvu  qu'il  n'exige  rien  de  contraire  aux 
droits  de  celui  dont  il  exerce  l'autorité  :  «  Car  du  reste  je  suis 
»  libre;  je  n'ai  d'autre  maître  que  le  Dieu  tout-puissant,  éler- 
»   nel ,  qui  est  aussi  le  maître  de  César  (1).  »  Nous  engageons 


(i)  Terlul.  Apolog.  Progrès  de  la   révolution,  etc.,  pag.  l\o. 


(  265  ) 

Y  Ami  de  la  Religion,  une  fois  pour  toutes,  à  ne  se  plus  se 
servir  de  ces  expressions  ou  douteuses  ou  équivoques  qui  lui 
sont  si  familières.  Le  temps  est  passe'  où,  en  s'appuyant  sur  des 
pouvoirs  dont  la  faiblesse  n'était  pas  aperçue  de  tout  le  monde, 
il  y  avait  moyen  d'abuser  le  cierge'  et  de  trahir  les  inte'réts  de 
la  religion. 

—  On  lit  dans  le  C  ouvrier  français ,  n°  du  i4  août,  un  ar- 
ticle de  Mi  De  Pradt  sur  la  restauration,  où,  maigre'  quelques 
opinions  fausses,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la  justesse 
d'un  grand  nombre  d'observations.  On  verra  facilement  dans 
les  citations  suivantes,  extraites  de  cet  article,  ce  qui  ne  s'ac- 
corde pas  avec  nos  principes. 

«  Ce  qu'a  gâte'  la  restauration? 

»   Tout  ce  qu'elle  a  touche'. 

»  La  religion.  Elle  en  a  fait  un  instrument  politique;  elle  lui 
a  fait  perdre  son  caractère  spirituel  et  moral,  pour  lui  donner 
celui  d'une  agence  mondaine,  usant  en  fraude  du  pouvoir  re- 
ligieux en  faveur  du  pouvoir  humain;  elle  en  a  fait  le  support 
du  despotisme?  elle  la  mise  en  opposition  directe  avec  les  li- 
herte's  et  les  droits  de  l'humanité,  pour  leur  substituer  ceux 
de  la  royauté';  elle  a  rejeté'  la  religion  ope'rant  sur  l'inte'rieur 
de  l'homme  par  la  sanction  morale ,  pour  ne  s'attaclier  qu'à  lac- 
tion  extérieure.  La  restauration  a  cre'e'  l'hypocrisie  ;  elle  en  a 
fait  une  loi  pour  tous  les  agens  du  pouvoir,  et  un  masque 
pour  quiconque  a  eu  besoin  de  lui;  elle  a  sans  cesse  mêle'  le 
spirituel  avec  le  temporel;  elle  a  place'  la  religion  dans  les  mis- 
sionnaires, les  ignorantins,  et  finalement  dans  les  je'suites  ;  elle 
a  de'grade'  le  clergé  en  le  poussant  à  une  exagération  de  bigo- 
tisme,  d'intolérance,  d'inimitié  ouverte  et  déclarée  contre  l'es- 
prit humain  et  ses  progrès,  contre  toute  espèce  de  libertés  pu- 
bliques. La  restauration  s'était  appuyée  sur  le  clergé,  et  dans 
son  égarement,  elle  ne  voyait  pas  que  la  contradiction  dans 
lacpielle  elle  le  plaçait  avec  l'esprit  de  la  nation,  sapait  l'appui 
qu'elle  voulait  se  donner.  La  restauration  s  est  ainsi  rendue  une 
conspiration  permanente  contre  le  catholicisme;  elle  a  com- 
plété l'ouvrage  commencé  sous  Napoléon,  par  la  servilité  du 
langage  dont  le  clergé  usa  à  son  égard;  il  s'est  exposé  au  plus 
fâcheux  des  reproches  pour  un  corps  pareil,  celui  d'avoir  man- 
qué de  bonne  foi,  en  tenant  aux  Bourbons  le  même  langage 
qu'il  avait  tenu  à  Napoléon  ,  et  en  anathématisant  celui-ci  après 
lavoir  préconisé.  La  restauration  a  fait  ainsi  une  plaie  pro- 
fonde à  la  religion  en  entamant  beaucoup  la  considéraion  de 
ses  ministres. 


(  266  ) 

»  La  royauté.  Rien  ne  pent  lui  nuire  davantage  que  son  in- 
stabilité'. Dans  le  cours  de  16  ans  de  restauration,  deux  fois  le 
trône  a  été'  renversé  :  c'est  lui  faire  perdre  une  partie  de  sa 
force  morale.  La  restauration  s'est  appliquée  à  recréer  la  mo- 
narchie de  prestige ,  la  monarchie  sentimentale,  la  monarchie 
de  famille,  la  monarchie  des  personnes,  et  non  pas  des  cho- 
ses; elle*  a  voulu  une  théocratie,  elle  a  fait  de  la  royauté  le 
principe  de  la  société,  au  lieu  de  la  faire  partir  de  la  société 
même  :  avec  elle  tout  droit  de  la  royauté  a  été  déclaré  sacré  ; 
il  n'y  avait  que  ceux  du  peuple  qui  ne  le  fussent  pas  :  elle  a 
voulu  une  royauté  a  plus  forte  dose  que  la  France  ne  pouvait 
la  supporter;  celle-ci  l'a  rejetée,  l'a  vomie,  comme  fit  l'Angle- 
terre à  1  égard  de  ces  Stuarts  restaurés ,  dont  la  conduite  a  été 
ley^c  sinule  de  celle  des  Bourhons  restaurés 

»  Le  ministère.  La  restauration  a  consommé  soixante-six  mi- 
nistres ;  elle  a  débuté  par  Blacas  et  Ferrand  ,  et  a  abouti  à 
Polignac.  Elle  a  donné  les  Villèle,  les  Corbière,  les  Peyronnet 
et  bien  d'autres.  Les  Stuarts  n  eurent  qu'un  ministère  de  la 
cabale,  les  Bourbons  restaurés  en  ont  eu  trois.  Ils  ont  fait  le 
tour  de  force  de  choisir  pour  ministres  confortateurs  du  trône 
les  Polignac,  les  Labourdonnaye ,  les  Bourmont,  les  Peyronnet. 
Le  nom  de  Polignac  ,  odieux  à  la  nation  dès  avant  la  révolu- 
tion ,  devait  être  évité  à  tout  prix,  ils  ont  eu  soin  de  le  placer 
à  la  tête  des  affaires  :  ils  ont  donné  pour  guide  principal  à  la 
France  l'homme  qui ,  mêlé  à  une  bande  d  assassins ,  était  venu 
assaillir  à  main  armée  le  chef  du  gouvernement  français,  alors 
si  cher  et  si  nécessaire  à  la  France;  ils  ont  donné  pour  chef 
au  militaire  français,  dont  l'état  est  l'honneur  et  la  fidélité  au 
drapeau,  le  déserteur  de  Waterloo  :  ils  ont  placé  sous  ses  or- 
dres une  armée  française.  Jamais  il  n'y  eut  une  insulte  pareille 
et  aussi  profondément  calculée  contre  l'honneur  de  l'armée. 
La  restauration,  dans  ses  ministres,  n'a  cherché  que  des  cour- 
tisans ,  des  hommes  de  l'œil  de  boeuf,  des  fauteurs  des  idées 
de  Coblentz,  et  malheureusement  elle  y  a  trop  réussi 

»  L'administration.  Il  y  a  cinq  ans,  M.  Royer  Collard  exprimait 
des  plaintes  douloureuses  sur  1  état  d'abjection  dans  lequel  on 
avait  plongé  les  fonctionnaires.  Le  mal  n'a  fait  que  s'aggraver  : 
les  choses  étaient  venues  au  point  que  tout  fonctionnaire  arri- 
vait à  son  poste  sous  la  prévention  la  plus  fâcheuse ,  et  était 
réduit  à  vivre  dans  un  état  continuel  d'apologie.  Les  élections 
étaient  la  grande  épreuve  de  ces  hommes  ;  on  a  vu  comment 
ils  s'en  sont  tirés. 

»  La  nation  elle-même.  Le  travail  habituel  de  la  restauration  a 
été  de  briser  le  ressort  moral  ;  de  corrompre ,  d'user  des  par- 


(  267  ) 

ties  basses  du  cœur  humain.  Voilà  ce  qu'elle  a  recherche',  et 
ce  en  quoi  elle  a  trop  re'ussi  à  compléter  l'ouvrage  commencé 
par  Napoléon.  Du  moins,  celui-ci  élevait  d'un  côté,  s'il  rabais- 
sait de  l'autre;  mais  la  restauration,  étrangère  à  toute  gran- 
deur, a  compté  les  deux  règnes  les  plus  funestes  de  la  mo- 
narchie ,  parce  que  ce  sont  ceux  dans  lesquels  on  a  le  plus 
corrompu.  » 

—  Le  Catholique  des  Pays-Bas  du  i3  août  contient,  sur  la 
dernière  révolution  ,  des  réflexions  d'une  justesse  remarqua- 
ble, que  nous  croyons  utile  de  reproduire  dans  la  Revue  ca- 
tholique : 

«  Ceux  qui,  pour  juger  des  grands  événemens,  se  bornent 
à  ne  regarder  que  les  hommes  ,  auront  trouvé  mauvais  peut- 
être  que  notre  correspondant  de  Paris,  M.  St.  L.,  n'ait  pas  plus 
ménagé  certains  personnages;  nous  respectons  trop  le  sentiment 
de  la  pitié  profonde  qui  naît  à  la  vue  d'une  auguste  infortune, 
pour  ne  pas  relever  ce  qu'un  tel  jugement  a  d  inexact  et  de 
hasardé.  Ce  n'est  pas  de  ce  que  les  derniers  éve'nemens  ont  de 
déplorable  en  soi  qu'il  s'agit  dans  cette  correspondance,  mais 
bien  des  fautes  qui  les  ont  préparés.  Qu'on  plaigne  les  mal- 
heurs dune  famille,  que  le  souvenir  de  ses  malheurs  passés 
rend  plus  intéressante  encore,  il  n'est  rien  là  que  de  juste, 
rien  que  tout  le  monde  ne  partage  ;  mais  si  le  malheur  a  droit 
à  nos  égards,  souvenons-nous  que  la  cause  de  la  religion  et  de 
la  société  est  plus  importante  encore  ,  et  sur-tout  qu'une  stérile 
pitié  ne  nous  empêche  pas  de  reconnaître  la  véritable  cause  des 
derniers  événemens  et  de  proliter  pour  notre  part  des  grandes 
et  terribles  leçons  que  Dieu  se  plaît  à  donner  aux  dépositaires 
du  pouvoir.  En  observant  la  marche  du  gouvernement  fran- 
çais ,  depuis  la  restauration  ,  il  était  aisé  de  prévoir  où  cette 
marche  devait  aboutir;  des  écrivains  n'ont  cessé  de  l'annoncer 
à  qui  voulait  l'entendre.  Quand  on  met  toute  sa  sagesse  à  ne 
se  déclarer  pour  rien;  à  composer  tantôt  avec  le  bien,  tantôt 
avec  le  mal,  suivant  (pie  l'un  ou  l'autre  élève  plus  fortement 
la  voix  ;  quand  on  se  sépare  de  tous  les  véritables  intérêts 
d'une  nation,  c'est-à-dire,  de  tout  ce  qui  est  :  alors,  quand 
vient  le  moment  du  danger,  l'on  se  trouve  seul.  Et  ce  danger 
même  pouvait  on  l'éviter?  non  plus  que  d'empêcher  ceux  qui 
ne  se  contentent  pas  d'une  séparation  purement  passive,  de  ré- 
clamer impérieusement  leurs  droits.  Un  parti  cependant  sou- 
tenait le  pouvoir,  celui  qui  a  le  plus  contribué  à  le  pousser  à 
sa  perte ,  en  le  flattant  par  l'idée  d'une  fausse  indépendance  et 


(  268  ) 

en  l'armant  contre  ses  plus  fidèles  cle'fenseurs.  Aussi  voyez  com- 
ment il  se  montre  au  jour  du  danger ,  comment  il  soutient  ce- 
lui qui  le  comblait  de  faveurs!  C'est  qu'en  effet  ce  parti,  qui 
a  l'art  de  se  grossir  par  ses  intrigues,  est  dans  le  fond  très  -fai- 
ble et  presque  nul  en  France.  Qu  est-ce  qui  de' fend  aujourd'hui 
le  gallicanisme,  e'crivait  naguère  M.  de  La  Mennais?  «  Des  en- 
»  nemi&  de  1  Eglise  ,  des  sectaires  retranchés  de  sa  communion, 
«  de  cauteleux  adulateurs  du  pouvoir  qui  le  poussent  à  sa  perte , 
»  pour  attirer  sur  eux,  en  le  flattant,  ses  regards  et  ses  fa- 
»>  veurs;  un  petit  nombre  de  vieillards,  respectables  sans  doute, 
»  mais  qui  ne  vivent  que  de  quelques  souvenirs  d'école  :  tout 
»  le  reste  ,  qu'est-ce  que  c'est  ?  et  y  a-t-il  des  paroles  pour 
»  peindre  celte  ignominie  et  cette  bassesse,  ce  dégoûtant  mé- 
»  lange  de  bêtise  et  de  morgue  ,  de  niaiserie  stupide  et  de 
»  sotte  confiance  ,  de  petites  passions  ,  de  petites  ambitions  , 
»   de  petites  intrigues  et  à  impuissance  absolue  d'esprit?  » 

—  Un  article  que  les  professeurs  de  Strasbourg  ont  fait  in- 
sérer dans  la  Gazette  ecclésiastique  de  Darmstadt ,  en  réponse 
à  celui  de  la  Gazette  évangélique  de  Berlin  dont  nous  avons 
donné  des  extraits  dans  la  dernière  Revue  catholique ,  contient 
ce  qui  suit  : 

«  Les  relations  importantes  qui  se  sont  établies  entre  la  fa- 
culté théologique-protestante  de  Strasbourg  et  les  églises  protes- 
tantes de  1  intérieur  et  du  midi  de  la  France  ont  augmenté 
notre  travail.  La  plupart  des  étudians  qui  nous  arrivent  de  ces 
provinces,  sont  tout  a-fait  dépourvus  de  la  préparation  néces- 
saire pour  les  études  académiques;  quelques-uns  aussi  sont 
disposés  à  compenser  par  un  langage  dévot  l'instruction  qui  leur 
manque.  Il  faut  donc  que  nous  ayons  grand  soin  de  les  pous- 
ser, de  les  diriger,  et  sur-tout  de  les  mettre  en  rapport  avec 
la  littérature  théologique  de  l'Allemagne  protestante.  Déjà 
plusieurs  ont  mis  à  profit  nos  leçons,  et  une  éducation  scien- 
tifique de  ces  ministres  futurs,  fondée  sur  des  bases  plus  lar- 
ges, ne  pourra  qu'être  une  grande  bénédiction  pour  notre 
église  opprimée  depuis  si  long  temps  et  déchirée  par  le  mé- 
thodisme. » 

—  Varsovie.  «  La  population  catholique  du  royaume  de 
Pologne,  qui  était  en  1828  de  3,471,282  âmes,  était  distribuée 
en  1717  paroisses  et  3og  succursales  ou  chapelles,  desservies 
par  2369  prêtres,  sans  compter  le  haut  clergé.  Il  y  avait  i5 
séminaires  avec  370  élèves,    i56  couvens  d hommes,  renfer- 


(  269  ) 

mant  1783  religieux,  et  29  couvens  de  femmes  comprenant 
354  religieuses.  Les  revenus  annuels  du  culte  catholique  s'é- 
levaient  a  la  somme  de  1,600,000  florins,  produit  des  domai- 
nes appartenant  aux  congrégations  antérieurement  supprimées. 
Les  revenus  des  curés  ne  sont  pas  encore  connus ,  puisque  les 
retardataires  ont  demandé  une  prolongation  du  terme  fixé 
pour  la  conversion  des  dîmes.  Le  ministre  des  cultes  et  le 
ministre  des  finances  s'occupent  de  cette  affaire,  et  vont  la 
terminer  concurremment  par  une  mesure  générale.  3-25  égli- 
ses sont  rétablies,  12  nouvelles  ont  été  bâties  par  les  commu- 
nes ,  et  on  travaille  à  la  restauration  de  101  autres.  L'église 
de  Saint  Stanislas  à  Rome,  que  la  piété  des  Rois  de  Pologne  y  éleva 
il  y  a  s5o  ans  ,  a  été  secourue  par  l'Empereur  Alexandre.  L'église 
délia  Madonna  ciel  Pascolo  à  Rome,  également  de  fondation 
polonaise,  s  est  conservée  dans  un  état  prospère,  grâce  à  la 
protection  du  ministre  des  cultes.  La  Pologne  comptait  en 
1828,  4i  communes  protestantes  avec  38  ministres,  7  chapel- 
les et  un  couvent  grecs;  1  communes  des  philippones;  1  com- 
munes mennonites;  1  mosquées  avec  1  imans,  et  16  inspections 
de  synagogues  juives.  Tous  ces  partis  religieux  se  réjouissent 
de  la  protection  du  gouvernement  et  quelques-uns  en  ont  reçu 
des  secours.  (Gazette  ecclésiastique  de  Darmstadt.) 

—  Un  député,  M.  Ernest  Emile  Hoffmann,  a  fait  le  i5 
juin  la  proposition  suivante  à  la  seconde  chambre  des  états  da 
grand-duché  de  Hesse. 

«  Que  le  gouvernement  soit  prié  de  faire  les  démarches  né- 
cessaires pour  obtenir  l'abolition  du  célibat,  et  si  la  demande 
n'était  pas  accordée  dans  u:i  temps  déterminé  ,  d'abandonner 
à  la  conscience  de  chaque  curé  de  se  marier  avec  le  consente- 
ment de  la  majorité  de  ses  paroissiens;  enfin  de  protéger  les 
prêtres  qui  se  marieraient  contre  tous  ceux  qui  voudraient 
les  inquiéter.  » 

Cette  proposition  nous  rappelle  l'attaque  dirigée  il  y  a  quel- 
que temps  contre  le  célibat  dans  le  grand  duché  de  Bade,  et 
en  même  temps  notre  promesse  de  traduire  le  discours  d'un 
député  protestant,  qui  était  rapporteur  de  la  commission  h  la- 
quelle on  avait  renvoyé'  la  pétition  pour  l'abolition  du  célibat. 
Nous  remplirons  cette  promesse  en  donnant  ici  un  fragment 
de  ce  discours  : 

t.  Il  est  très-vrai  que  le  célibat  n'est  pas  un  dogme  de  l'E- 
II.  35 


(    27°    ) 

élise  catholique ,  mais  c'est  un  point  de  la  discipline  lie'  inti- 
mement au  système  hiérarchique  qui  est  de  tous  le  plus  con- 
séquent. On  ne  pourrait  l'abolir  en  ce  moment,  à  moins  de 
vouloir  ébranler  l'Eglise  dans  ses  fondemens. 

»  Si  quelqu'un  pouvait  abolir  le  célibat,  ce  serait  le  Chef 
visible  de  la  hiérarchie  catholique,  et  vous  concevez  que  nos 
propositions  ne  sauraient  faire  adopter  au  Souverain-Pontife 
des  maximes  opposées  a  celles  qu'il  a  suivies  jusqu'à  présent. 
Des  états  catholiques  bien  plus  grands  ont  tenté  la  même 
chose  et  ont  échoué;  la  révolution  française,  qui  a  renversé 
tant  et  de  si  grandes  institutions,  a  dû  finir  par  avouer  quelle 
ne  pouvait  rien  contre  la  loi  du  célibat ,  et  le  consul  Buona- 
parte  a  du  faire  un  concordat  avec  le  Pape  où  cette  loi  est 
maintenue.  Notre  assemblée  se  compose  de  catholiques  et  de 
■protestans,  et  ceux-ci  certes  ne  s'arrogeront  pas  le  droit  de  se 
mêler  de  ce  qui  regarde  l'Eglise  et  la  loi  des  catholiques, 

»  Et  quand  même  la  chambre  serait  entièrement  composée 
de  catholiques,  elle  dépasserait  ses  pouvoirs  en  prenant  une 
décision  sur  le  sujet  qui  nous  occupe.  63  catholiques  ne  peu- 
vent prononcer  sur  ce  qui  intéresse  toute  la  population  ca- 
tholique du  grand-duché.  Sept  cent  mille  âmes  ont  le  droit  de 
manifester  là  dessus  leur  conviction  intime,  et  je  suis  persuadé 
qu'il  n'y  aurait  pas  la  centième  partie  de  ces  700,000  âmes , 
quel  que  soit  le  degré  de  civilisation  où  nous  soyons  parve- 
nus, qui  voulût  adopter  ce  qu'une  chambre  même  toute  ca- 
tholique pourrait  s'aviser  de  décider  contre  le  célibat.  » 

—  Nous  avons  trouvé  dans  un  ouvrage  tout  récemment 
publié  par  un  ecclésiastique  américain  de  l'église  anglicane  le 
passage  suivant  qui  mérite  dêtre  médité  dans  le  moment 
actuel. 

«  Mne  Hanrah  Moore  s'étonnait  que  notre  gouvernement  ne 
prît  pas  des  mesures  pour  salarier  le  clergé.  Je  répondis  qu'il 
valait  mieux  laisser  les  choses  dans  l'état  où  elles  sont.  Toute 
intervention  (interférence)  du  gouvernement  serait  impratica- 
ble et  nullement  à  désirer.  Le  gouvernement  ruinerait  par  sa 
protection  la  cause  même  qu  il  voudrait  soutenir.  —  Mais  d'où, 
votre  clergé  tire-t-il  ses  moyens  de  subsistance  ?  —  De  l'ar- 
gent qu'on  donne  pour  avoir  des  bancs  fermés  à  l'église  (by 
the  pew-rehts)  et  des  taxes  et  contributions  volontaires.  Cette 
dépendance  des  fidèles  est  un  motif  de  plus  pour  le  clergé 
de  faire  son  devoir.  —  Mais  cette  dépendance  ne  le  rend-elle 
pas  servile  et  infidèle  dans  sa  prédication?  —  Tout  le  contraire. 
Je  crois  que  notre  clergé ,  pris  en  général ,  est  sous  ce  rapport 


(  *7:i   ) 

plus  irréprochable  que  le  vôtre.  La  fidélité  dans  l'exercice  de 
leur  ministère  est  pour  nos  ecclésiastiques  non-seulement  la 
voie  trace'e  par  le  devoir  ,  mais  le  moyen  le  plus  sûr  pour  se 
rendre  populaires  et  pour  augmenter  leur  influence.  —  Cela  , 
dit  la  dame,  fait  beaucoup  d'honneur  au  peuple  ame'ricain.  » 

(  La  Revue  catholique  ,  Août   i83o.  ) 


DE    LA    NOUVELLE    REVOLUTION    FRANÇAISE 
RELATIVEMENT    AU    CLERGÉ. 

Les  incroyables  e've'nemens  qui  viennent  de  se  passer  sous 
nos  yeux  ont  très-peu  change'  la  position  du  cierge';  mais  il 
doit  plus  que  jamais  e'viter  les  imprudences  où  quelques-uns 
de  ses  memhres  sont  précédemment  tombés.  Certes,  leur  in- 
tention était  pure  ;  mais  ils  ont  méconnu  les  intérêts  de  notre 
sainte  Religion  :  plusieurs  ont  accepté  un  rôle  politique  qui  a 
gravement  compromis  leur  caractère  sacré  :  ils  se  sont  trop 
laits  les  hommes  du  pouvoir  ;  c'était  accepter  une  solidarité 
quelquefois  fâcheuse  :  le  prêtre,  en  tant  que  prêtre,  n'a  pas 
toujours  assez  abdiqué  les  opinions  politiques  de  l'homme  : 
or ,  aux  yeux  d'une  partie  du  vulgaire ,  le  prêtre ,  c'est  la  re- 
ligion ;  et  plusieurs,  s'imaginant  que  le  catholicisme  et  la 
cause  des  Bourbons  ne  font  qu  un,  vouent  à  celui-là  toute  l'an- 
tipathie qu  ils  ont  pour  celle  ci. 

Que  le  passé  nous  serve  de  leçon  pour  l'avenir. 

Il  y  a  entre  la  révolution  d'Angleterre  et  la  nôtre  cette  dif- 
férence essentielle  ,  que  la  première  portait  sur  le  principe  re- 
ligieux :  il  était  le  nerf  même  du  mouvement  :  les  déplace- 
mens  du  gouvernement  n'en  furent  qu'une  épisode  ou  une  con- 
séquence. C'est  au  contraire,  la  question  politique  qui  fait  la 
révolution  française  :  la  religion  n'y  est  intéressée  que  d'une 
manière  indirecte,  et  doit  nécessairement  survivre.  Ceuxqui  vou- 
draient la  mettre  au  service  d'un  parti ,  tendraient  à  lui  faire 
jouer  le  rôle  des  Stuart.  Le  clergé  comprend  qu'il  n'en  doit 
pas  ,  qu  il  n'en  peut  pas  être  ainsi.  Il  sent  que  le  moment  est 
plus  que  jamais  venu  de  s  isoler  d'une  société  politique  dont 
l'anarchie  et  le  despotisme  peuvent  devenir  alternativement 
les  principes  fondamentaux.  Lier  sa  fortune  à  une  cause  qui 
peut  mourir,  et  sassocicr  aux  vicissitudes  du  pouvoir,  serait 
une  faute  dont  il  aurait  à  se  repentir  pour  nous   et  pour  lui. 


(   272   ) 

La  foi,  dépôt  sacre,  doit  être  mise  à  l'abri  des  tempêtes  po- 
litiques pour  qu'un  jour  les  peuples  fatigue's  puissent  la  re- 
trouver intacte,  et  y  puiser  encore  la  vie  sociale  qu'ils  auront 
vainement  cherclie'e  où  elle  n'est  pas.  Un  trône  peut  tomber , 
mais  la  croix  est  trop  profondément  enracine'e  en  France  pour 
qu'un  soude  de  parti  puisse  la  renverser  :  au  milieu  des  rui- 
nes qi*i  s'entassent,  elle  doit  rester  debout,  comme  le  seul 
drapeau  qui  ne  peut  jamais  changer. 

Ainsi,  en  se  refusant  à  l'influence  des  nouveaux  pouvoirs, 
que  le  clergé  n'essaie  d'agir  ni  sur  eux  ni  contre  eux  ;  qu'il 
e'vite  le  contact  des  factions,  et  qu  il  se  garde  d'engager  notre 
cause  dans  les  difficultés  qui  vont  surgir  de  toute  part.  Moins 
il  se  mêlera  à  toutes  ces  luttes  malheureuses,  plus  il  gagnera 
en  conside'ration,  et  plus  il  lui  restera  de  temps  pour  aimer  les 
bommes ,  les  ramener  à  Dieu  ,  et  soulager  leurs  souffrances. 
Ce  n'est  pas  tout,  qu'il  retienne  aussi  d'une  main  ferme  le 
sceptre  des  lumières,  qui  semblait  vouloir  lui  e'chapper  :  qu'il 
augmente  les  ressources  de  sa  science ,  comme  celles  de  sa 
cbarite',  qu'il  veille  à  l'amélioration  des  études  cléricales,  qu'il 
élargisse  le  cercle  de  ses  connaissances,  et  réforme  les  mau- 
vaises méthodes  d'enseignemens.  Par  elles,  il  se  recrute  de 
jeunes  gens  qui,  d'ailleurs  pleins  de  vertus  et  de  sentimens 
généreux,  ne  sont  pas  toujours  à  même  d'être  une  autorité 
suffisante  pour  l'intelligence  du  siècle.  Je  m'arrête;  tous  ces 
conseils  et  bien  dautres  lui  ont  été  souvent  donnés  avec 
amertume  et  sous  forme  de  reproche,  par  des  hommes  qui  se 
sont  faits  ses  ennemis  ;  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  se  soit  senti 
de  l'éloignement  pour  ce  qui  venait  d'eux  :  mais  nous  le  sup- 
plions de  nous  écouter,  nous,  ses  amis,  nous  qui  désirons 
ardemment  le  bonheur  de  notre  pays  par  le  règne  du  Christ. 
Que  dis-je?  la  prière  est  ici  inutile;  ne  sait-il  pas  déjà  ,  et 
mieux  que  nous,  tout  ce  qu'il  peut  et  doit  faire?  Il  puisera 
ses  inspirations  dans  la  conscience  de  sa  position  ,  et  traver- 
sant les  événemens  avec  dignité ,  il  marchera,  plein  d'ardeur, 
à  la  conquête  de  l'avenir. 

Quant  à  la  liberté'  ,  nos  prêtres  doivent  la  réclamer  avec 
persévérance ,  et  en  user  avec  courage.  Remarquons  ici  que 
des  garanties  d  ordre  leur  sont  nécessaires,  et  leur  sont  dues  : 
sans  sécurité  point  de  liberté  :  ce  sont  deux  faits  corrélatifs  ; 
parce  qu'ils  doivent  être  libres  ,  ils  doivent  être  à  l'abri  de 
l'insulte  et  de  la  violence.  Tout  pouvoir  qui  n'assure  pas  à 
cbacun  l'usage  de  son  droit  manque  à  la  condition  de  son 
existence;  il  expose  l'Etat  aux  chances  d'une  guerre  civile, 
car  l'absence   d'une  force  publique,  qui  protège,  oblige  cba- 


(  273  ) 

que  intérêt  à  s'armer  et  à  se  prote'ger  lui-même.  S'il  y  a  lutte 
dans  les  idées,  comme  en  cette  e'poque  critique,  il  a  mission 
de  régulariser  le  combat,  et  pour  ainsi  dire  de  forcer  tous  les 
partis  à  se  tenir  dans  les  limites  du  droit  des  gens  :  c'est  là 
son  devoir.  Quiconque  veillant  aux  intérêts  matériels  de  tous, 
saura  garantir  la  liberté'  et  conserver  l'ordre,  peut  compter 
sur  l'appui ,  on  du  moins  sur  la  neutralité'  des  catholiques. 

Mais,  dun  autre  côte',  il  faut  prendre  garde  d'attaquer  leur 
indépendance >  comme  ce  pourrait  être  l'intention  de  quel- 
ques-uns. Le  clergé  ne  peut  se  laisser  faire,  car  il  n'ignore 
pas  qu'il  serait  perdu  s'il  devenait  servile.  La  Religion  catholi- 
que a  cessé  d'être  la  religion  de  1  Etat ,  quelle  en  profite 
pour  ne  plus  être  à  1  Etat.  11  y  a  plus  long-temps  qu'on  ne 
pense  quelle  désirait  cet  affranchissement,  c'est  un  moyen  de 
ne  plus  servir  d'instrument  au  pouvoir.  Dès-lors  on  pourra 
venir  demander,  mais  on  ne  commandera  pas  nos  prêtres 
pour  bénir  les  actes  du  pouvoir;  ils  ne  seront  plus  obligés  de 
marcher  selon  la  victoire  :  leur  Te  Deuin  sera  libre  et  leurs 
prières  ne  seront  pas  le  patrimoine  du  vainqueur  :  vainqueurs 
et  vaincus  sont  égaux  dans  nos  temples. 

De  même  qu'il  n'y  aura  plus  de  mandemens  politiques,  il 
n'y  aura  plus  d'enterremens  forcés  et  l'inspection  du  conseil 
dEtat  serait  désormais  une  inconséquence  tyrannique  :  voilà 
ce  dont  il  faut  bien  se  pénétrer.  Les  tracasseries  et  la  persécu- 
tion ne  sont  pas  de  ce  siècle.  D'ailleurs  l'élément  religieux  est 
autrement  fort  et  susceptible  que  l'élément  politique  ;  tel  sur- 
monte le  second  qui  échoue  sur  le  premier  :  c'est  un  écueil 
qui  a  vu  bien  des  naufrages.  Si  les  principes  politiques  se 
composent  et  se  décomposent  au  cours  des  événemens,  la  foi 
ne  subit  pas  leur  influence  :  partout  où  elle  vit ,  elle  est  une 
et  invariable ,  et  les  faits  ne  peuvent  rien  contre  elle.  Mais 
parmi  les  hommes  qui  se  sont  mis  a  la  tête  de  la  révolution, 
il  en  est  de  trop  habiles  pour  ne  pas  nous  ménager,  ils  sa- 
vent que  la  France  possède  encore  de  nombreuses  populations 
catholiques  et  que  1  issue  d'un  combat  serait  peut-être  un  dé- 
membrement. Pour  le  repos  et  la  prospérité  du  pays  ,  nous 
espérons  qu'ils  prêteront  l'oreille  aux  conseils  impérieux  de 
leur  intérêt  personnel. 

Cependant  la  chambre  des  députes  a  déjà  retenti  et  peut 
retentir  encore  de  paroles  fécondes  en  discordes  :  il  faut  être 
en  garde.  On  a  parlé  d'un  schisme  ;  c'était  demander  la  pros- 
cription du  catholicisme.  Cette  voix  a  soulevé  de  nombreux 
murmures,  mais  quelques  hommes  à  vue  courte  et  à  passions 
étroites  ne  pouvant  réaliser  leur  désir  d'une  manière  ouverte 


(  274  ) 

essaieront  peut-être  d'y  arriver  sourdement  et  sous  un  masque 
de  gallicanisme.  Nous  protestons ,  dès  h  pre'sent ,  que  les  ca- 
tholiques résisteront  avec  le  courage  invincible  de  la  foi , 
parce  qu'ils  savent  qu'ils  cessent  d'être  catholiques  en  deve- 
nant schismatiques  :  le  clergé  n'abandonnera  pas  la  chaire  de 
Saint  Pierre ,  et  si  l'on  pouvait  la  frapper,  il  tomberait  en  la 
tenant  «embrasse'e.  En  fait,  le  schisme  est  donc  impossible. 
Mais  d'ailleurs,  à  quel  titre  voudrait-on  nous  l'imposer?  Se- 
rait-ce au  nom  du  respect  pour  la  liberté'  des  cultes,  dont  on 
a  tant  parle'?  Aurions  nous  des  législateurs  en  matière  de  re- 
ligion, et  la  chambre  des  députés  serait  elle  un  concile?  Dé- 
clarer qu  il  n'y  a  point  de  religion  de  lEtat,  c'est  tout  ce 
quelle  a  pu  faire.  Dès  lors  elle  reconnaît  elle  même  qu'elle  n'a 
pas  mission  pour  régler  les  rapports  du  fidèle  au  prêtre,  ou 
des  membres  du  clergé  entre  eux  :  elle  ne  peut  rien  sur  la 
constitution  de  l'Eglise  ,  car  la  liberté  des  cultes  a  proclamé 
l'Eglise  indépendante  de  fait  comme  elle  la  toujours  été  de 
droit.  Toute  tentative  pour  administrer  ,  façonner  ou  asservir 
le  catholicisme  ,  est  un  attentat  criminel  à  la  nouvelle  Charte 
plus  encore  qu'à  l'ancienne  :  à  moins  qu'on  ne  prétende  que 
notre  religion  est  mise  hors  la  loi,  parce  qu'en  vertu  de  la 
loi  elle  cesse  d'être  la  religion  de  lEtat.  Que  diraient  les 
protestans,  par  exemple,  au  cas  où  l'on  voudrait  leur  imposer 
l'autorité  du  Saint-Siège,  ou  bien  les  empêcher  de  communi- 
quer directement  avec  leurs  ministres?  Et  nous,  voudrait-on 
nous  enlever  la  direction  de  notre  conscience  et  de  nos  prati- 
ques religieuses?  Cette  prétention  ne  serait  qu'un  ridicule 
pitoyable  si  elle  ne  partait  d'un  principe  d'intolérance  qui 
pourrait  un  jour  devenir  funeste. 

Il  a  été  question  de  ne  plus  rétribuer  nos  prêtres,  peut- 
être  l'expérience  du  passé  leur  ferait-elle  accepter  cette  me- 
sure sans  trop  de  répugnance  :  en  effet  ne  serait-ce  pas  les 
soustraire  aux  caprices  d'un  ministre  et  à  de  bien  misérables 
menaces?  Ne  serait-ce  pas  rendre  leur  indépendance  plus  écla- 
tante et  plus  assurée.  Ils  vivraient  des  droits  du  culte  et  rece- 
vraient directement  des  fidèles  les  rétributions  qu'on  paie  en 
impôts  et  dont  le  gouvernement  ne  fait  après  tout  que  régler 
la  perception  et  la  distribution.  Mais  si  l'avis  contraire  conti- 
nue à  prévaloir,  si  la  nouvelle  révolution  paie  les  dettes  de  sa 
mère,  si  elle  continue  à  solder  des  revenus  dont  un  attentat 
inouï  a  la  propriété  avait  dépouillé  le  clergé,  celui-ci  recevra 
ce  qui  lui  est  dû,  sans  accepter  le  joug  qu'on  voudrait  peut- 
être  lui  imposer  en  échange. 

Nous  le  répétons  en  terminant,  la  religion  est  à  jamais  af- 


(  275) 

franchie  de  l'Etat  ;  ce  point  est  capital  :  liberté  lui  est  assu- 
rée :  ce  que  naguère  nous  demandions  pour  tous ,  il  faut 
espe'rer  que  maintenant  on  n'osera  pas  nous  l'ôter  par  excep- 
tion. Que  le  gouvernement  ne  s'arroge  donc  aucun  droit  sur 
notre  constitution  religieuse;  qu'il  ne  gène  en  rien  l'action  de 
la  hie'rarchie  ecclésiastique;  qu'il  agisse  selon  son  incompétence 
reconnue  :  puisqu'il  ne  s'affiche  plus  catholique,  il  s  ôte  tout 
prétexte  pour  asservir  le  catholicisme.  Liberté"  re'elle  de  culte, 
de  discipline  et  d  enseignement ,  tel  est  le  cri  de  la  France 
chrétienne.  N. 

(  Le  Correspondant ,  n°  44  >  t°me  II.  ) 


DE    LA    LIBERTÉ    QU'IL    NOUS    FAUT. 

Il  nous  faut  prendre  position  ;  nous  sommes  ohlige's  de  nous 
orienter  dans  l'avenir.  Voyons  donc  quels  engagemens  nous 
avons  à  remplir  vis-à-vis  1  Etat ,  l'Eglise  et  1  instruction  pu- 
blique. 

Nous  acceptons  le  gouvernement  comme  un  fait;  et  il  peut 
compter  sur  notre  soumission  ,  s'il  satisfait  aux  deux  grandes 
conditions  pour  lesquelles  nous  nous  tourmentons  depuis 
nombre  danne'es  ,  si  X ordre  et  la  liberté  sont  concilie's  ,  ba- 
lancée et  maintenus  dans  leurs  sphères  respectives.  Nous  les 
réclamons,  non  pas  comme  de  vains  mots,  mais  comme  des 
choses  réelles. 

Quant  à  la  liberté',  nous  la  voulons  positive;  nous  deman- 
dons cette  liberté  qui  respecte  les  droits  d  autrui.  Nous  ne 
voulons  pas  de  celle  des  démagogues,  liberté  qui  écrase  les 
dissidens  sous  le  poids  de  majorités  violentes,  qui  proscrit  et 
égorge  ceux  qui  lui  déplaisent.  Si  nous  consultons  certains 
passages  du  Courrier  Français  et  la  Tribune  des  déparlcmens 
tout  entière,  non-seulement  l'église  de  France;  mais  encore 
un  grand  nombre  de  familles  ,  auraient  à  gémir  dans  les  fers 
de  1  esclavage.  Le  National  seul  d'entre  les  journaux  de  la  ré- 
volution s'est  approché,  par  une  idée  de  justice  et  de  raison 
générales ,  de  cette  liberté  réelle  ,  dont  nous  serons  les  sou- 
tiens les  plus  ardens. 

Nous  repoussons  cette  prétendue  liberté  légale  ,  dont  le 
joug  nous  serait  imposé  par  une  certaine  partie  du  barreau, 
liberté  dont  la  Gazette  des  tribunaux  est  l'organe  ,  que  le 
Constitutionnel  proclame  ,  et  qui  cousiste  à  opprimer  les  cou- 


(  376  ) 

sciences  catholiques,  en  plaçant  1  Eglise  sous  la  dépendance  de 
l'Etat,  suivant  des  maximes  de  servilité',  auxquelles  on  a  donné 
le  nom  de  gallicanes.  Non-seulement  nous  protestons  contre 
la  liberté  dont  voudraient  nous  gratifier  MM.  Darmaing, 
Isambert ,  etc.  Mais  nous  n'en  voulons  pas  sous  la  forme 
même  sous  laquelle  il  plairait  à  M.  Dupin,  l'avocat,  de  nous 
la  faire"  goûter.  Le  Globe  seul  parmi  les  journaux  qui  nous  fu- 
rent opposés  a  exprimé  quelque  ebose  qui  ressemblait  à  nos 
opinions,  sous  le  point  de  vue  de  la  liberté  religieuse.  Le  Na- 
tional en  politique  ,  le  Globe  en  religion  ont  été,  comparati- 
vement parlant,  plus  larges,  plus  généreux,  de  meilleure  foi 
que  les  autres  feuilles  qui  se  vantent  d'agir  et  de  penser  révo- 
lutionnairement.  Nous  ferons  plus  d'un  appel  à  leur  bonne  foi, 
dans  les  luttes  à  venir,  et  nous  les  rendrons,  en  quelque  sorte, 
responsables  de  la  since'rité  de  leurs  paroles ,  pour  qu'ils  sou- 
tiennent jusqu'au  bout  la  cause  dans  laquelle  ils  se  sont 
engagés. 

La  liberté,  suivant  nous,  c'est  l'indépendance  absolue  de 
la  vie  religieuse  et  l'indépendance  relative  de  la  vie  civile, 
qui  n'est  soumise  qu'aux  lois,  comme  l'autre  n'est  soumise 
qu'à  la  conscience,  et  pour  les  catboliques  croyans ,  aux  ca- 
nons de  1  Eglise.  Nous  voulons  la  liberté  du  quaker  ,  mais 
nous  voulons  aussi  celle  du  jésuite  ;  nous  voulons  celle  du 
juif,  du  capucin,  du  pliilosopbe,  de  quiconque  n'offense  pas 
les  lois  de  la  morale.  Cest  assez  dire  que  nous  repoussons  ces 
articles  organiques  dont  la  tyrannie  a  grevé  le  concordat,  et 
dont  MM.  Salverte,  Mavcbal  nous  menacent.  La  nomination 
aux  évêchés  ne  peut  plus  appartenir  au  prince  ,  dans  la  posi- 
tion d'indépendance  absolue  où  l'Eglise  est  placée  vis-à-vis  l'E- 
tat. Nous  réclamons  à  cet  égard  ce  qui  a  eu  lieu  récemment 
en  Angleterre,  lors  de  l'émancipation  des  catboliques.  Le  con- 
cordat tombe  ipso  facto,  et  la  société  religieuse  se  constitue 
avec  cette  liberté  vraiment  ebrétienne  qui  existait  dans 
lEglise  avant  Constantin  et  que  Grégoire  VII  s'était  forcé  de 
lui  reconquérir  au  moyen  âge. 

Liberté  positive,  ordre  libéral,  voilà  notre  devise.  Pas  de 
démagogie ,  pas  d'entraves  au  nom  d  une  légalité  oppressive , 
mais  justice,  mais  équité  universelles.  Il  n'y  a  plus  de  reli- 
gion de  1  Etat ,  il  n'existe  plus  de  gallicanisme,  ni  d'appels 
comme  d'abus,  ni  de  religion  interprétée  par  les  tribunaux. 
Des  prêtres  coupables  dans  Tordre  civil,  appartiennent  au  ju- 
gement de  l'ordre  civil;  des  prêtres  coupables  dans  l'ordre 
religieux,  appartiennent  au  jugement  de  l'ordre  religieux. 

Nos    garanties    de  la   véritable  liberté  religieuse   n'existent 


(  277  ) 

encore  nulle  part  :  nous  les  réclamerons  afin  que  la  liberté 
des  cultes  soit  une  re'alité,  que  ce  ne  soit  pas  une  hypocrisie. 

La  religion  n'est  plus  privilégiée;  elle  ne  doit  pas  letre; 
elle  se  protège  suffisamment  elle-même.  Elle  a  la  liberté'  de  sa 
constitution  religieuse,  la  liberté  de  ses  institutions  enseignan- 
tes et  ascétiques;  une  loi  qui  voudrait  entraver  dans  lindé- 
pendance  de  ses  développemens ,  serait  nulle  en  elle-même. 
Que  lEtat  ne  reconnaisse  aucune  de  ses  corporations,  quelles 
n'aient,  comme  telles,  aucun  effet  civil,  mais  que  leur  exis- 
tence soit  garantie  par  la  même  protection,  qui  garantit  celle 
des  maisons  de  banque  et  de  toutes  espèces  d'associations  in- 
dustrielles. 

En  ce  qui  concerne  renseignement,  ce  que  nous  réclamons 
est  simple.  Nous  demandons  que  l'Eglise  institue  ses  écoles, 
comme  l'Etat  institue  les  siennes,  comme  les  communes  et 
les  départemens  peuvent  instituer  les  leurs  si  bon  leur  semble. 

Si  nous  étions  membres  d'un  corps  politique ,  nous  nous 
élèverions  avec  force  contre  la  proscription  que  l'on  veut 
faire  subir  à  la  totalité'  ou  à  une  certaine  portion  de  la  cham- 
bre des  pairs.  Mais  enfin  cette  institution  n'est  pas  ce  qui 
préoccupe  le  plus  vivement  nos  pensées;  que  le  banc  des  évê- 
ques  soit  retiré  ou  conservé,  peu  nous  importe  :  là  n'est  pas 
la  force  de  la  religion.  Certains  mandemens  avaient  fait  une 
invasion  dans  la  politique  ;  nous  les  avons  blâmés  sous  ce  rap- 
port; mais  enfin  quelles  que  soient  les  erreurs  de  quelques- 
uns  de  nos  prélats ,  la  violence  seule  pourrait  les  éloigner  de 
leur  sie'ge ,  et  nous  protestons  contre  toute  espèce  de  violen- 
ces comme  contre  autant  d'infamies. 

(  Le   Correspondant ,  n°  44  ■>  tome  II.  ) 


SUR    LE    CARACTERE     DE     LA    R&VCLUTION    ACTUELLE 
(   EN    FRANCE   ). 

Les  opinions  et  les  actions  des  hommes  ont  des  conséquences 
inévitables;  il  n'y  a  pas  de  hasard  dans  les  éyéneniens.  Ceux 
qui  ont  cru  que  Louis  X\  I  arrêterait  la  révolution  par  un 
vaste  déploiement  de  forces  militaires,  comme  ceux  qui  croient 
que  Charles  X  aurait  perpétue'  la  forme  de  son  gouvernement, 
si  les  ordonnances  du  2b  juillet  n'avaient  pas  paru  sont  dans 
une  égale  erreur.  La  moralité  à  tirer  de  nos  actions  est  dans 
cette  fatalité  attachée  aux  œuvres  humaines;  telle  est  1  instruc- 
II.  36 


(  278  ) 

tion  que  nous  lègue  la  Providence.  Il  existe  une  filiation  entre 
les  opinions  comme  entre  les  actions;  mais  ce  n'est  pas  seule- 
ment dans  cette  conse'quence  des  choses  que  se  manifeste  la 
Providence  ;  elle  se  re'vèle  encore  dans  les  grands  ge'nies  ,  qui 
semblent  momentanément  en  suspendre  la  marche.  Les  uns, 
comme  Cliarlemagne ,  savent  fixer  l'avenir,  et  le  purifier  des 
désordres  que  le  développement  naturel  des  événemens  y  aurait 
déposés.  Les  autres,  égoïstes  isolés,  sans  compréhension  des 
choses  futures,  voient,  comme  Napoléon  ,  périr  leurs  œuvres, 
malgré  la  grandeur  de  leur  caractère.  Malheureusement  pour 
les  Bourbons,  la  Providence  n'a  envoyé  à  leur  appui  aucune 
haute  intelligence  :  ils  sont  tombés  par  l'incapacité  de  leurs 
ministres,  en  même  temps  qu'ils  ont  cédé  au  mouvement  de 
l'époque. 

Quêtait  la  révolution  française?  Un  triomphe  mal  accompli 
des  classes  moyennes  de  la  société  sur  les  hautes  classes  ,  y 
compris  le  clergé.  Les  classes  moyennes  n'étaient  pas  suffisam- 
ment formées  au  commencement  de  la  révolution  ,  c'est  pour- 
quoi elles  ont  été  promptement  débordées.  Le  commerce,  l'in- 
dustrie ,  n'y  étaient  pas  encore  en  première  ligne  :  le  barreau 
occupait  tout.  Les  petites  professions  de  médecin  ,  notaire  , 
huissier,  les  hommes  de  lettres,  tout  cela  tenait  plus  ou  moins 
la  place  de  la  banque  et  de  l'industrie;  la  puissance  d'argent 
n'était  pas  suffisamment  organisée.  Nul  crédit  public,  nulle 
économie  politique;  en  revanche,  des  républicains,  des  Catons, 
des  Scipions  ,  des  Brutus  ,  des  Démosthène  ,  des  Trasybule,  ou 
qui  se  croyaient  tels.  De  là  ce  réchauffement  d'idées  antiques, 
de  démocratie  souveraine,  bizarement  travesti  à  la  moderne, 
suivant  des  lectures  mal  dirigées.  Tout  cela  dégénéra  promp- 
tement en  gouvernement  des  classes  inférieures,  en  révolution, 
de  carrefours  et  de  places  publiques.  La  classe  moyenne  ,  noyée 
sous  la  république,  fut  outrepassée  sous  l'empire,  qui  n'était 
qu'une  continuation  un  peu  fastueuse  de  la  république  :  c'était 
César,  le  dieu  des  cohortes,  succédant  aux  Gracques ,  les  tri- 
buns du  peuple. 

Les  finances  avaient  prospéré  sous  l'ancien  régime;  depuis 
Colhert,  la  puissance  d'argent,  si  considérable  déjà  dans  les  vil- 
les républicaines  du  moyen  âge,  avait  pris  un  très  grand  dé- 
veloppement. Sous  l'empire,  les  fabriques  eurent  leur  tour;  la 
France  s'agrandit  dans  l'industrie,  comme  elle  s'était  agrandie 
dans  son  commerce  au  temps  de  Louis  XIV;  les  classes  moyen- 
nes se  relevèrent  insensiblement  de  la  déchéance  que  leur  avaient 
fait  subir  les  classes  inférieures  et  l'armée  impériale.  A  la  res- 
tauration ,  elles  se  trouvèrent  plus  avancées  que  sous  l'ancien 


(  ^79  ) 

régime ,  au  cle'but  de  cette  révolution  qui  n'avait  pas  su  s'arrê- 
ter à  point  nommé.  Le  retour  des  Bourbons  ramena ,  par  la 
paix  et  la  sécurité  qui  en  résultaient,  ce  libre  développement 
du  commerce  et  de  l'industrie  ,  et  par  suite  cette  importance 
politique  du  ci  devant  tiers  état  dont  il  n'aurait  pu  jouir  sous 
aucune  constitution  populaire  ou  impériale.  Le  crédit  public 
devint  le  levier  Je  l'Etat,  ce  qu'il  n'avait  été  à  aucune  époque 
précédente.  Mais  en  même  temps  parurent  toutes  les  causes 
d'excitation  au  désordre  cpii  avaient  précédemment  amené  la 
grande  catastrophe  révolutionnaire. 

Les  hautes  classes  avaient  succombé  sous  la  révolution,  parce 
qu'elles  n'avaient  plus  qu'un  pouvoir  fictif  et  qu'elles  ne  ren- 
daient plus  de  services  publics;  elles  n'étaient  plus  membres 
actifs  de  la  nation  et  végétaient  passivement  dans  les  faveurs  de 
la  cour,  où  elles  retenaient  quelques  lambeaux  de  privilèges.  Cette 
oisiveté  engendra  la  corruption  ,  et  par  suite  l'incapacité  pour 
les  affaires.  A  la  restauration ,  elles  étaient  plus  faibles  encore 
que  sous  1  ancien  régime  ;  elles  ne  donnaient  ni  lustre  ni  appui 
à  la  couronne  ,  mais  elles  cherchaient  à  se  réorganiser  sous  la 
protection  du  trône.  Rencontrant  une  barrière  insurmontable 
dans  la  force  des  choses,  elles  vécurent  de  faveur,  et  se  per- 
dirent par  la  faveur. 

A  la  chambre  de  i8i5,  on  les  eut  dit  imbues  de  quelque 
esprit  de  tory  s  me  parlementaire  ;  elles  semblaient  vouloir  in- 
stituer un  gouvernement  de  chambres  aristocratiquement  com- 
posées. Ce  n'était  qu  une  velléité  d  indépendance  ;  elle  fut  pronip- 
tement  amortie  et  remplacée  par  des  vanités  de  cour  ou  par 
le  désir  des  places.  L'issue  de  cette  lutte  était  facile  à  prévoir  : 
les  classes  intermédiaires  étaient  toutes  puissantes  par  l'or  et 
par  le  peuple  ,  tandis  que  les  hautes  classes  se  palissadaient 
derrière  les  places  du  gouvernement  et ,  en  désespoir  de  cause, 
derrière  la  censure  ;  cette  position  n'était  pas  tenahle.  Personne 
n'en  doutait  en  Europe,  ni  sur  les  trônes  des  Souverains,  ni 
dans  les  hautes  positions  sociales.  En  France,  les  esprits  étaient 
trop  entraînés  dans  le  mouvement  des  passions  pour  ne  pas 
être  aveugles.  Cependant  le  nombre  de  ceux  qui  obtenaient 
une  vue  claire  et  nette  de  notre  avenir  allait  toujours  en  aug- 
mentant. 

Les  premières  tentatives  de  révolte  avaient  dû  échouer;  c  e- 
tait  du  bonapartisme  qui  avait  des  racines  dans  le  peuple,  mais 
non  pas  dans  la  classe  intermédiaire.  Puis  vinrent,  en  1820, 
les  insurrections  d'étudians,  où  régnait  encore  beaucoup  plus 
l'esprit  républicain  du  barreau  ,  que  l'esprit  positif  du  com- 
merce et  de  l'industrie.  Le  royalisme  avait  encore  quelque  force, 


(  280  ) 

parce  qu'il  garantissait  encore  quelque  repos.  Mais  quand  il  se 
fut  définitivement  constitué  dans  les  places  et  les  fonctions  pu- 
bliques ,  son  isolement  éclata  au  grand  jour;  l'esprit  public  était 
entièrement  envabi  par  le  constitutionalisme  de  la  classe 
moyenne.  Le  barreau  n'avait  plus  qu'une  influence  secondaire  : 
l'industrie  occupa  le  premier  rang.  Une  presse  périodique,  a 
laquelle  était  intéressée,  pour  la  majeure  partie,  la  classe  in- 
dustrielle ,  propriétaire  des  actions  des  journaux ,  servit  de  le- 
vier à  cette  classe  pour  remuer  les  esprits,  tandis  qu'elle  re- 
muait les  bras  à  sa  volonté,  en  fermant  ou  en  ouvrant  ses 
ateliers;  car  elle  était  aux  aguets  des  mesures  qu'allait  prendre 
le  gouvernement ,  soit  pour  se  subordonner  à  son  influence  , 
soit  pour  l'écraser  à  main  armée.  Depuis  long-temps  les  choses 
avaient  été  poussées,  à  cet  égard,  a  l'extrême.  Tout  flottait 
entre  les  coups-d'état  et  les  redis  de  budget,  entre  le  déploie- 
ment de  larmée  rovale  et  le  déploiement  d'une  population 
d'ouvriers ,  qui  tirait  en  majeure  partie  sa  subsistance  de  la 
classe  industrielle. 

Le  peuple,  a-t-on  dit  depuis  long-temps,  a  donné  sa  démis- 
sion. Oui  et  non;  il  n'y  a  plus  assez  d  ignorance  pour  organi- 
ser un  brutal  jacobinisme;  il  n'y  a  plus  assez  d  indépendance 
pour  créer  un  peuple  de  Spartiates ,  soldats  démocrates ,  vivant 
de  pain  et  d'eau  ,  se  battant  sur  la  frontière  et  délibérant  sur 
la  place  publique.  Ni  les  Grecs  ni  les  Romains  ne  sont  plus  de 
mise.  Mais  il  existe  dans  le  peuple  des  souvenirs  de  la  des- 
truction de  la  Bastille;  il  en  existe  en  plus  grand  nombre  en- 
core de  la  gloire  des  aigles  impériales  :  ces  senti  mens  confon- 
dus le  rendirent  généralement  hostile  à  la  dynastie  dans  la 
capitale  ;  il  voyait  dans  les  Bourbons  des  vainqueurs  et  se  con- 
sidérait comme  vaincu;  de  là  le  désir  qui  l'animait  dune  san- 
glante revanche;  de  là  cet  élan  qu'il  a  manifesté  contre  la  cause 
royale,  élan  qui  ne  peut  pas  uniquement  s  expliquer  par  les 
griefs  de  la  classe  industrielle. 

Durant  ces  derniers  jours ,  aussi  long-temps  que  le  peuple 
est  resté  armé,  la  classe  moyenne  a  tremblé.  Elle  redoutait  le 
barreau  ,  avec  ses  souvenirs  de  républicanisme  légal  ,  puisé 
dans  les  codes  romains,  nonobstant  leur  empreinte  de  tyrannie 
impériale.  Elle  redoutait  le  petit  nombre  de  journalistes  répu- 
blicains ,  qui  ne  se  trouvait  pas  sous  la  dépendance  des  ricbes 
industriels.  Tel  est  le  secret  de  la  grande  bâte  qu'elle  a  mise  à 
se  constituer,  à  nommer  un  lieutenant- général  du  royaume, 
puis  un  Roi  nouveau  ,  à  amender  enfin  la  Charte  sans  en  re- 
faire une  nouvelle.  Il  fallait  mettre  le  peuple  en  dehors  du 
nouvel  ordre  de  choses,  pour  que  l'industrie  ne  pérît  pas  une 


(    28l     ) 

seconde  fois  sous  les  flots  ameutes  du  jacobinisme.  Tel  est  le 
caractère  de  cette  seconde  résolution ,  plus  positive  et  moins 
théoricpie  que  la  première,  re'volution  de  Chaussée -d'Antin , 
qui  a  de'trôné  le  faubourg  Saint-Germain,  re'volution  bour- 
geoise, mais  non  pas  populaire. 

Cet  ordre  de  choses  peut  avoir  sa  dure'e;  mais  il  subira  aussi 
sa  fatalité.  Le  peuple  proprement  dit  ne  sait  que  faire  de  la 
souveraineté'  que  lui  offrent  quelques  avocats  et  quelques  jour- 
nalistes, provisoirement  vaincus.  Un  certain  nombre  d  hommes 
dont  l'incapacité' a  perdu  les  Bourbons  peut  désirer  l'anarchie, 
dans  l'espoir  d'une  guerre  civile  et  d  une  guerre  étrangère,  qui 
ramèneraient,  à  ce  qu'ils  imaginent,  un  re'gime  déchu.  Les 
organes  du  commerce  et  de  1  industrie  ont  glisse'  cette  convic- 
tion dans  le  peuple,  ce  qui  leur  a  servi  à  e'touffer  des  mani- 
festations trop  exaltées  du  re'publicanisme.  ÏMais  tout  cela  n'est 
que  momentané'.  Le  nouveau  re'gime  sera  lentement  travaillé 
par  cet  esprit  de  souveraineté  populaire,  de  même  que  le  ré- 
gime qui  vient  de  s'éclipser  a  été  ébranle',  durant  tout  le  temps 
de  son  existence,  par  l'opinion  de  la  classe  moyenne. 

Le  plus  grand  danger  dont  puisse  être  menacée  la  classe  qui 
aujourdbui  triomphe,  lui  viendra  de  l'esprit  militaire,  et  de 
son  alliance  possible  avec  l'esprit  républicain,  La  classe  moyenne 
n'aime  pas  les  guerres  étrangères,  elle  doit  redouter  l'élan  qui 
porte  les  républicains  à  envahir  la  Belgique  et  les  bords  du 
Rhin  au  nom  de  la  gloire  nationale.  Plus  il  y  aura  de  guerres, 
plus  il  y  aura  de  chances  de  despotisme  républicain  ou  de  des- 
potisme militaire  ,  moins  il  y  aura  libre  développement  de  la 
puissance  industrielle.  On  attaquera  le  nouveau  gouvernement 
comme  on  a  attaqué  l'ancien,  à  cause  de  son  manque  de  force 
dans  les  relations  européennes.  Heureusement  la  conquête  de 
l'Afrique  s'est  présentée;  les  Bourbons  avaient  voulu  l'exploi- 
ter, le  nouveau  régime  1  exploitera  avec  plus  de  force  encore. 
L'Europe  et  même  1  Angleterre  ne  diront  rien  à  cette  conquête; 
toutes  les  puissances  sont  intéressées  à  ouvrir  un  vaste  débou- 
ché à  l'activité  française,  pour  quelle  ne  recommence  pas  de 
nouveaux  et  dangereux  ravages. 

La  politique  des  vainqueurs  doit  être,  s'ils  sont  sages,  de  ne 
pas  abuser  de  leur  triomphe,  de  ne  pas  écraser  le  reste  des 
hautes  classes,  d'assurer  1  indépendance  de  la  religion,  afin  de 
ne  pas  augmenter,  par  la  persécution,  les  forces  de  la  classe 
populaire  Elle  doit  fonder  cette  aristocratie  naturelle  dont  elle 
a  tant  parlé  ,  aristocratie  bourgeoise,  dans  laquelle  elle  attirera 
autanl  de  vieux  noms  que  possible.  Il  lui  faut  une  double  clien- 
telle,  celle  du  peuple  de  la  capitale  et  celle  qui  peut  encore 


(     282     ) 

être  à  la  disposition  de  l'aristocratie  des  campagnes.  Enfin  le 
gouvernement  doit  se  cre'er  une  raison  dEtat,  posséder  au-de- 
dans  et  au-dehors  une  politique  capable  de  faire  face  aux  évé- 
nemens.  Les  vainqueurs  auront  ils  la  capacité'  ne'cessaire  pour 
s'assurer  les  fruits  de  leur  triomphe?  C'est  là  une  question  que 
l'avenir  seul  pourra  résoudre. 

Ce  n'est  donc  pas  la  souveraineté'  du  peuple  ni  le  droit  divin 
qui  sont  aujourd'hui  en  cause,  il  ne  s'agit  pas  de  the'ories  ou 
d'abstractions  ,  pas  de  ces  discussions  constituantes,  si  témérai- 
rement souleve'es,  il  y  a  peu  de  mois,  par  les  journaux  roya- 
listes,  si  violemment  releve'es  par  les  feuilles  révolutionnaires; 
il  s'agit  de  choses  positives  ,  du  gouvernement  de  la  classe 
moyenne.  La  noblesse  et  le  cierge'  sont  politiquement  hors  de 
cause;  leur  influence  gouvernementale  est  annulée;  lune  avait 
irrite'  les  amours-propres,  l'autre  avait  plusieurs  fois  méconnu 
ses  propres  intérêts;  lune  ne  pourra  se  relever  qu'en  entrant 
dans  les  cadres  de  l'aristocratie  nouvelle,  l'autre  ne  pourra  ac- 
quérir de  la  considération  qu'en  se  renfermant  dans  1  Eglise  et 
en  y  maintenant  son  indépendance,  avec  un  esprit  de  charité 
universelle.  Les  anciennes  feuilles  ministérielles  et  les  hommes 
de  l'ancien  ministérialisme  qui  ne  s'orienteront  pas  dans  cette 
nouvelle  donnée  des  affaires ,  et  qui  continueront  le  train  dune 
polémique  fastidieuse,  sans  largeur  de  vues,  sont  destinées  à 
périr  promptement  et  à  entraîner  dans  leur  nullité  le  parti  qui 
commettrait  la  faute  de  s'y  rattacher.  Que  notre  devise  soit  à 
jamais  :  indépendance  dans  Tordre  religieux,  et  soumission 
libre  et  raisonnée  dans  l'ordre  politique.  0.  0. 

(  Le   Correspondant ,  n°  ^5 ,  tome  II.  ) 


DU   MINISTERE    (    FRANÇAIS  ). 

Le  Roi  des  Français  ,  si  l'on  en  juge  par  ses  antécédens  poli- 
tiques et  militaires,  si  l'on  observe  surtout  le  caractère  de  sa  popula- 
rité ,  semble  appartenir  à  cette  classe  d'hommes ,  parmi  lescjuels 
M.  de  Lafayette  tient  le  premier  rang.  Ce  qui  domine  dans  l'idée 
de  souveraineté  telle  qu'il  paraît  se  l'être  faite  ,  c'est  l'économie  : 
pas  de  cour,  pas  de  vénerie,  un  Roi  à  bon  marché,  comme  disaient 
les  Lafavettistes.  Disposition  qui  convient  parfaitement  à  la  classe 
moyenne,  riche  par  l'industrie,  mais  peu  disposée  à  se  ruiner  dans 
la  pompe  des  fêtes.  Quant  à  la  politique,  Louis-Philippe  Ier  paraît 
imbu  des  idées  américaines.  M.  de  Lafayette,  en  l'embrassant,  a 


(  283  ) 

dit  de  lui  qu'il  était  la  meilleure  des  républiques  ;  c'est  donc  pres- 
qu'un  Roi  républicain  ,  un  président  des  États-Unis. 

Mais  dans  un  pays  comme  la  France  ,  l'opinion  personnelle  du 
Monarque  ne  saurait  plus  être  en  première  ligne,  tant  que  la  classe 
moyenne  aura  la  prépondérante  dans  notre  forme  de  monarchie 
représentative.  De  même  que  Guillaume  IV  ,  Roi  actuel  de  la  Grande- 
Bretagne  ,  ne  compte  que  faiblement  pour  sa  manière  de  voir  dé- 
mocratique dans  un  empire  où  l'aristocratie  domine,  de  même  Philippe 
d'Orléans,  avec  ses  penchans  exclusivement  populaires,  est  obligé 
d'écouter  les  intérêts  de  la  classe  d'hommes  à  laquelle  appartient 
aujourd'hui  l'empire.  Pendant  un  moment  l'extrême  gauche  avait 
espéré  se  l'approprier  pour  des  plans  de  régénération  sociale.  Par 
le  canal  de  M.  de  Lafayette  ,  les  Labbey  de  Pompières  ,  les  Sal- 
verte  ,  les  Marchai  ,  les  Duris-Dufresne  voulaient  pénétrer  jusqu'à 
lui;  on  voulait  l'arracher  au  contact  des  centres,  décriés  comme 
preneurs  de  places;  on  voulait  l'enlever  à  la  banque,  à  l'industrie, 
au  parti  doctrinaire.  L'extrême  gauche  a  échoué  :  tous  les  intérêts 
industriels  se  sont  ligués  avec  les  capacités  administratives;  le  Roi 
des  Français  a  été  isolé  des  hommes  vers  lesquels  l'entraînait  son 
penchant  naturel.  M.  de  Lafayette  a  cédé,  dans  sa  modestie,  à 
des  lumières  qu'il  reconnaissait  supérieures  aux  sieuues  ;  il  a  con- 
tracté des  engagemens  de  salon  ,  qui  ont  enchaîné  sa  vieille  force 
républicaine.  M.  Dupont  de  l'Eure  lui-même  a  écouté,  au  nom  du 
bien  public  ,  des  considérations  qui  n'étaient  pas  en  harmonie  avec 
sa  manière  de  voir  :  la  classe  moyenne  a  triomphé  de  la  classe 
républicaine  ,  par  suite  de  l'amollissement  de  M.  de  Lafayette  et 
des  principes  d'ordre  auxquels  M.  Dupont  s'est  soumis,  malgré  son 
penchant  par  un  gouvernement  exclusivement  populaire  ,  né  et  dé- 
veloppé sur  la  place   publique. 

A  considérer  le  personnel  des  ministres,  on  ne  saurait  refuser 
à  la  plus  grande  partie  de  leurs  membres  une  capacité  très-distin- 
guée :  cela  sufût-il  pour  leur  assurer  la  faveur  du  Souverain?  c'est 
une  autre  question.  La  plupart  des  princes  mettent  rarement  leurs 
affections  privées  en  harmonie  avec  leur  politique.  Louis-Philippe  1er 
se  laissera-t-il  entraîner  par  le  penchant  de  son  cœur,  qui  semble 
le  porter  vers  les  doctrines  de  lYI.  de  Lafayette  ?  demeurera-t-il 
accessible  à  l'extrême  gauche  très-peu  industrielle,  mais  très  démo- 
cratique ,  très-populaire  ?  S'il  n'en  est  pas  ainsi,  sa  politique  le 
mainlundra-t-elle  dans  la  ligne  de  son  ministère,  où  domine  le 
whiggisme  français  et  non  pas  le  radicalisme  de  nos  patriotes  ? 
Sera-t-il  enfin  l'adversaire  secret  ou  deviendra-t-il  l'appui  public 
de  son  ministère  ?  C'est  ce  que  nous  verrons  bientôt. 

Il  a  devant  lui  un  grand  exemple.  Pendant  long-temps  Charles  X 
souffrait  M.  de  Villèle  ,  sans  lui  ouvrir  son  cœur;  plus  tard  il  agis- 


(  *U  ) 

sait  lui-même  contre  son  propre  ministère ,  quand  il  le  renversa 
dans  la  personne  de  M.  de  Martignac.  Alors  la  suprême  direction 
du  conseil  fut  confiée  à  un  autre  ministre  ,  qui  avait  les  affections 
du  Roi  ,  mais  qui  n'était  pas  selon  ce  que  devait  être  sa  politique. 
Si  M.  de  Mortemart  avait  été  nommé  eu  temps  opportun,  (maries  X 
serait  encore  sur  le  trône.  Charles  X  a  été  précipité  pour  n'avoir  pas  été 
un  Roî  politique;  Louis-Philippe  Ier  fera-t-il  pour  l'extrême  gauche 
ce  que  son  infortuné  parent  a  fait  pour  quelques  membres  de  l'ex- 
trême droite?  Ou  consultera-t-il  la  sagesse  des  Louis  XVIII  ,  des 
Georges  IV?saura-til  se  ployer  sous  l'autorité  d'une  raison  d'état? 

Telles  sont  les  premières  et  graves  difficultés  que  le  ministère 
présent  aura  à  surmonter  ;  il  essaiera  d'abord  de  faire  la  conquête 
du  Monarque  quant  à  sa  politique  ,  de  lui  imprimer  le  sceau  des 
opinions  de  son  cabinet.  11  est  évident  qu'il  faut  au  parti  un  Roi 
d'une  prodigieuse  fermeté;  rien  ne  s'use  vite  comme  la  popularité; 
M.  de  Lafayette  Pavait  éprouvé  dans  les  coramencemens  de  la  ré- 
volution. Un  Roi  esclave  de  la  popularité  devient  bien  vite  le  jouet 
du  peuple  ;  si  Louis  Philippe  croit  s'affermir  en  cédant  toujours  , 
c'en  est  fait  de  son  ministère;  c'en  sera  bientôt  fait  de  tous  les 
ministères  qu'il  lui  plaira  de  choisir.  Il  n'aura  plus  de  politique  , 
il  n'aura  que  des  sentimeus.  Bientôt  il  n'aura  plus  même  de  sen- 
timens  à  faire  prévaloir  ,  il  deviendra  le  jouet  du  premier  caprice 
populaire. 

Sûr  du  Souverain,  le  ministère  sera  encore  obligé  de  s'assurer 
de  tous  ses  membres.  M.  Dupont  de  l'Eure  semble  avoir  toutes 
les  qualités  requises,  pour  devenir  dans  un  temps  donné,  un  centre 
d'opposition  au  sein  du  ministère  même.  C'est  un  homme  ferme  , 
aux  principes  inflexibles  ,  mais  ce  n'est  pas  un  homme  fin.  Ses 
collègues  plus  habiles  le  circonviendront  d'abord  ,  ils  feront  sonner 
le  mot  de  bien  public,  à  ses  oreilles.  Mais  la  nature  en  lui  l'em- 
portera probablement  tôt  ou  tard  ;  il  n'est  pas  aussi  facile  à  sub- 
juguer que  M.  de  Lafayette;  sa  tête  est  pleine  d'idées  républicaines, 
empruntées  au  barreau  fiançais;  c'est  un  absolutiste  à  sa  manière. 
Il  voudra  pousser,  dans  la  magistrature,  les  hommes  les  plus  éner- 
giques. L'opinion  des  Dupiu  ,  des  Madier  de  Montjau  n'est  point 
son  goût  :  il  voudra  épurer  la  magistrature  dans  le  sens  de  son 
système.  Les  anciens  ministériels  que  les  feuilles  de  la  révolution 
appellent  des  congréganistes  sont,  pour  la  plupart,  des  hommes 
très  faciles  à  intimider,  ce  ne  sont  pas  (à  peu  d'exceptions  près) 
les  héros  d'une  opinion  extrême  :  un  certain  nombre  donnera  sa 
démission  ,  d'autres  ploieront ,  M.  Dupont  se  rendra  maître  de  la 
magistrature.  Nous  aurons,  peut  être  ,  un  barreau  violemment  réac- 
tionnaire contre  tout  ce  que  l'on  voudra  désigner  sous  les  titres 
de  jésuite  et  de  congréganiste  :  désignation  qui   d'un  petit  nombre 


(  a85  ) 

d'individus  ira  s'étendre  sur  un  plus  grand  nombre  :  les  tribu- 
naux se  rallieront  à  la  cause  de'rnocratique ,  et  avec  l'impulsion  que 
leur  donnera  sans  doute  M.  Dupont ,  ils  pourraient  très-bien  dé- 
border le  ministère. 

Que  celui-ci  ne  se  trompe  donc  pas  :  il  renferme  tout  ce  que 
les  rangs  du  haut  libéralisme ,  dans  le  sens  prononcé  de  l'opinion 
doctrinaire,  possède  de  plus  éclairé;  par  cela  même  il  est  néces- 
sairement impopulaire.  Il  ne  parle  pas  aux  passions  du  moment  : 
aux  yeux  de  la  masse  des  journalistes,  du  barreau,  des  militaires 
et  bientôt  aux  yeux  de  la  classe  inférieure  ,  qui  ne  le  comprend 
ni  ne  le  connaît,  nulle  flamme  sacrée  n'embrase  son  âme  ;  la  logique 
seule  s'est  placée  au  fond  de  son  cœur  ,  et  la  logique  est  chose  bien 
glaciale  pour  répondre  aux  vives  exigeances  du  moment.  Deux  hom- 
mes fort  distingués ,  M.  le  duc  de  Broglie  et  M.  Guizot  ont  des 
vues  d'aristocratie  constitutionnelle  qui  ne  cadrent  en  aucune  façon 
avec  les  opinions  du  jour.  Il  n'y  a  plus  entre  eux  et  le  peuple 
d'hommes  de  cour  qui  puissent  arrêter  les  coups  qui  leur  seront 
portés.  Persévère!  ont-ils  dans  leurs  doctrines?  Leur  tache  sera  bien 
pénible  ;  car  ils  brillent  plutôt  par  le  raisonnement  et  ils  se  dis- 
tinguent plutôt  par  la  finesse  de  leurs  aperçus ,  qu'ils  ne  se  font 
remarquer  par  une  éloquence  impérative  ,  capable  de  réduire  les 
passions  au  silence,  et  de  plaire  par  là  à  ces  mêmes  passions  qu'ils 
subjuguent. 

Mais  si  ces  Messieurs  cèdent ,  (  et  cela  n'est  pas  probable ,  car 
il  y  va  de  leur  honneur  )  les  sifflets  contemporains  en  feront  jus- 
tice ,  et  on  les  remplacera  aussitôt  par  des  hommes  dont  l'opinion 
n'aura  pas  varié.  M.  Guizot  doit  peut-être  à  sa  qualité  de  protes- 
tant de  n'avoir  pas  été  accueilli  par  le  parti  révolutionnaire  avec 
trop  de  murmures  :  mais  M.  Guizot  s'est  engagé  dans  une  route 
de  tolérance  religieuse  ,  étrangère  au  barreau  ainsi  qu'aux  passions 
populaires.  On  nous  fait  espérer  que  les  vues  de  M.  de  Broglie 
sont  très-favorables  à  l'indépendance  absolue  de  l'Eglise  ,  comme 
fondée  sur  le  principe  de  la  liberté  des  cultes  :  si  dans  le  moment 
présent  il  sait  résister  à  ceux  qui  voudront  l'engager  dans  une  po- 
litique persécutrice  et  tracassière  ,  il  fera  preuve  de  caractère  :  ce 
serait  pour  tous  un  avantage.  Car  alors  notre  clergé  apprendrait 
bien  plus  vite  que  liberté  vaut  mieux  que  protection  ;  il  s'aper- 
cevrait que  les  faveurs  de  cour  font  trop  souvent  oublier  les  in- 
fluences populaires,  où  réside  essentiellemeut  la  force  de  la  religion. 
En  tout  cas,  MM.  Guizot  et  de  Broglie  auront,  de  tous  les  mi- 
nistres ,  la  plus  rude  tâche  à  soutenir ,  s'ils  demeurent  fidèles  à 
leurs  principes. 

On  a  comparé   les  doctrinaires  aux  girondins  :  ils  peuvent  en 
avoir  la   méthode   compassée ,  la   froideur   systématique ,    ils  n'en 
II.  3  7 


(  286  ) 

ont  pas  les  théories  républicaines.  Ce  qu'ils  voudraient ,  c'est  faire 
sortir  du  fond  de  la  démocratie  une  aristocratie  naturelle  ,  com- 
posée de  grandes  ou  d'honorables  existences  :  il  faudrait  effecti- 
vement aristocratiser  la  démocratie  pour  consolider  le  triomphe 
de  la  classe  moyenne  ,  mais  ce  qu'ils  rêvent  est  chose  prodigieu- 
sement difficile  ,  à  fonder  sur  le  sable  de  nos  opinions  mouvantes. 
Ces  Messieurs  étaient  les  adversaires  d'une  aristocratie  de  cour  , 
les  soutiens  d'une  monarchie  parlementaire  ,  mais  ils  n'étaient  pas 
animés  d'une  haine  aveugle  contre  l'ancienne  noblesse ,  dont  ils 
consentiraient  à  conserver  l'existence  sous  formes  constitutionnelles. 

Quant  à  M.  Mole,  on  le  dit  homme  d'administration  dur,  mais 
entendu  :  on  ne  peut  connaître  encore  bien  sa  portée  politique. 
Chez  lui  ,  l'ancien  élève  de  M.  de  Bonald  a  entièrement  disparu  ; 
c'est,  dit-on,  aux  doctrinaires  qu'il  emprunte  aujourd'hui  ses  théo- 
ries politiques  :  quoique  son  nom  ait  souvent  figuré  dans  les  affai- 
res,    ce  n'en  sera  pas  moins  un  homme  tout    nouveau. 

Le  général  Sébastiani  est  ,  aiusi  que  M.  Casimir  Perrier ,  de  ce 
petit  nombre  d'hommes  qui  faisaient  défection  dans  la  gauche  pour 
se  rapprocher  du  centre  gauche  :  ils  aspiraient  à  l'honneur  d'être 
les  ministres  de  l'opinion  libérale  mitigée,  et  ont  eu  l'ambition 
^'administrer  sous  Charles  X  :  cela  seul  déjà  les  rend  impopulaires; 
on  ne  pardonne  jamais  à  ses  amis  ;  quel  homme  de  la  droite  a 
sincèrement  pardonné  à  MM.  de  Chateaubriand  ou  Hyde  de  Neu- 
ville ?  Ni  M.  Casimir  Perrier  ni  M.  Sébastiani  n'ont  l'esprit  doc- 
trinaire :  ce  sont  des  tribuns,  en  prenant  ce  mot  dans  sa  meilleure 
acception.  M.  Casimir  Perrier ,  habile  et  souvent  éloquent  anta- 
goniste de  M.  de  Villèle,  est  demeuré  muet  depuis  la  retraite  de 
ce  ministre;  le  général  Sébastiani,  dont  l'esprit  a  peut-être  moins 
de  solidité  ,  et  que  sa  facilité  égare  ,  est  apte  à  se  faire  entendre 
sur  tout ,  sans  avancer  beaucoup  les  questions  qu'il  traite.  On  le 
dit  très-impératif,  ayant  plutôt  le  génie  soldatesque  que  la  langue 
souple  et  dorée  d'un  flatteur  de  la  multitude.  C'est  une  contrépreuve 
du  général  Foy  ,  moins  l'âme  chaleureuse  de  celui  que  la  gauche 
appelle  avec  orgueil  un  grand  citoyen.  La  position  de  ces  deux 
messieurs  est  difficile  sous  un  autre  point  de  vue  que  celle  des  deux 
chefs  du  parti  doctrinaire.  Celle  de  M.  Mole  sera  battue  en  brèche 
par  les  souvenirs  du  ministère  Richelieu  ;  mais  on  pourrait  croire 
tous  ces  hommes  eu  état  de  supporter  le  fardeau  que  leur  impose 
leur  position  nouvelle ,  si  l'on  ne  considérait  que  les  lumières  de 
leur  esprit.  Au  reste ,  nous  ne  les»  croyons  ni  suffisamment  larges 
dans  leurs  vues,  ni  suffisamment  libres  de  tout  engagement  de  salon 
et  de  cotterie. 

Le  général  Gérard   est  une  spécialité  illustrée  dans  les  armes  , 
qui,  à  ce  que  l'on  assure,  ne  marquera  pas  dans  la  politique.  Il 


(  287  ) 

sera  respecté  par  les  républicains  ,  ainsi  que  par  les  de'mocrates 
orléanistes  ;  mais  s'il  veut  administrer  avec  quelque  justice  et  quel- 
que modération  ,  peut-être  lui  reprochera-t-on  de  ne  pas  agir  assez 
révolutionnairemeat  ,  de  se  laisser  circonvenir.  Il  est  fort  possible 
que  M.  Gérard  n'aime  pas  les  soldats  raisonneurs  :  les  hommes  qui 
se  battent  doivent  mieux  lui  plaire  que  les  représentans  du  peuple, 
qui  veulent  diriger  les  opérations  des  armées.  Enfin  le  baron  Louis 
est  une  autre  spécialité ,  très-entendue  dans  sa  partie  :  mais  il  passe 
pour  s'inquiéter  peu  d'influer  sur  la  politique  générale.  Il  ne  saurait 
jamais  avoir  de  prétentions  à  une  grande  popularité  ;  mais  on  ne 
l'attaquera  jamais  très-violemment,  car  il  ne  sera  pas  l'homme  dé- 
terminant dans  les  grandes  délibérations. 

Parmi  les  annexes  du  ministère  ,  j'ai  déjà  cité  M.  Casimir  Per- 
rier.  La  popularité  de  M.  Lafitte  n'est  peut-être  pas  aussi  chan- 
celante que  celle  de  M.  Perrier  ,  mais  elle  l'est  d'une  autre  manière. 
Si  les  riches  ont  des  sycophantes  ,  ils  ont  aussi  des  envieux.  M.  La»- 
fitte  a  défendu  le  trois  pour  cent;  plus  l'opposition  grandira,  plus 
on  le  lui  reprochera.  Il  a  des  idées  de  stabilité,  elles  ne  sont  pas 
de  mise  pour  les  démocrates  qui  détestent  l'oligarchie  de  l'or  après 
avoir  détesté  l'aristocratie  de  la  naissance.  Que  M.  Lafitte  se  res- 
souvienne des  voix  impétueuses  qui  s'élevèrent  dans  sa  propre  de- 
meure lors  des  élections  de  1828.  M.  Sébastiani  et  lui  reçurent 
alors  une  rude  leçon  sur  le  véritable  sens  de  l'opinion  démocratique. 
Enfin  les  leçons  n'ont  pas  été  épargnées  à  M.  Dupin  ,  l'avocat;  il 
déteste  les  jésuites  ,  mais  il  se  vante  d'aller  à  la  messe ,  il  a  at- 
taqué les  anciens  ministres,  mais  il  a  soutenu  l'inamovibilité  de  la 
magistrature;  enfin  au  barreau,  dans  les  lettres,  parmi  les  journa- 
listes, les  envieux  lui  naissent  en  foule.  C'est  un  grand  talent, 
mais  il  s'y  mêle  peut-être  trop  de  petites  préoccupations  person- 
nelles pour  qu'il  puisse  se  maintenir  au  milieu  de  l'ouragan  ,  où 
tout  le  monde  aura  beaucoup  de  peine  à  garder  l'équilique.  D'ailleurs 
les  associations  populaires  sont  là  ;  les  jeunes  gens  crient  ;  ils  veu- 
lent le  gouvernement  et  M.  Marchais  ne  laisse  pas  chômer  la  so- 
ciété Aide  loi,  Le   Ciel  £  aidera. 

(  Le  Correspondant ,  n°  47  >  tome  IL  ) 


(  288  ) 

DE    L'HISTOIRE    AU   XIXe    SIECLE. 

QUATRIÈME    ARTICLE  (1). 

Histoire  romaine  de  M.  B.    G.  Nieburh. 

Toute  l'histoire  est  à  refaire.  Telle  est  au  moins  la  préten- 
tion ,  je  n'ose  dire  la  mission  de  notre  âge.  Et  ne  croyez  pas  que 
les  narrateurs  anciens  aient  trouve'  grâce  devant  cette  critique 
audacieuse.  He'rodote  et  Velly,  Tile-Live  et  David  Hume  ont 
été'  pese's  dans  la  même  balance,  et  ils  ont  e'te'  trouve's  le'gers. 
C'est  à  la  lettre  que  nous  croyons  aujourd'hui  que  ces  hom- 
mes bien  ine'galement  ce'lèbres  savaient  moins  que  nous  l'his- 
toire de  leur  pays.  Nulle  admiration  consacre'e  par  le  temps, 
nulle  superstition  litte'raire  n'a  effraye'  les  censeurs  qui  ont 
porte'  cet  arrêt. 

Mais  aussi,  hâtons-nous  de  le  dire,  en  Allemagne  sur-tout, 
d'immenses  e'tudes  ont  e'te'  entreprises  pour  justifier  de  pareils 
de'dains.  On  a  fouille'  à  des  profondeurs  véritablement  incon- 
nues. Les  religions,  les  mœurs,  les  idiomes,  et  jusqu'à  la 
physiognomonie  des  peuples,  ont  e'te'  comparés  avec  une  ri- 
gueur d'analyse  et  une  pre'cision  de  de'tails  jusqu'à  nous  sans 
exemple.  On  n'a  point  seulement  aspiré  à  démolir  :  on  a  voulu 
reconstruire  tout  lédifice  du  passé;  on  a  restitué  des  peuples 
effacés  de  la  terre  depuis  des  milliers  d'années,  comme  on 
restitue  un  monument  d  après  les  débris  épars  qui  témoignent 
de  son  antique  existence. 

Cette  gloire  est  grande,  et  parmi  les  hommes  de  notre 
temps  nul  n'y  a  plus  de  droits  que  M.  Nieburh.  Son  Histoire 
romaine  est  une  de  ces  œuvres  de  prodige  dont  madame  de 
Staël  a  dit  qu'elles  sont  comme  une  prophétie  du  passé. 

Comment  l'apparition  d'un  tel  livre  ne  nous  aurait-elle  pas 
enlevé  à  nous-mêmes,  et  changé  la  direction  de  nos  études? 
Oui,  sans  doute,  en  commençant  cette  revue  des  travaux 
contemporains  sur  l'histoire,  nous  comptions  nous  enfermer 
en   France  avec  MM.  Thierry,  Sismondi,  Guizot.  L'unité  cer- 

(1)  Voyez  tome  Ier,  p.  346  —  352,  et  tome  II,  p.  46. 


(  289  ) 

tes  y  eût  gagne' ,  et  l'inte'rêt  n'y  eût  point  perdu.  Mais  nous 
n'aurions  point  évité  le  tort  si  grave ,  quand  il  s'agit  d'une 
histoire  doctrinale  ,  de  juger  des  ouvrages  incomplets ,  et  de 
porter  une  sentence  définitive  sur  ce  qui  n'existait  point  en- 
core. En  effet,  M.  de  Sisinondi  n'en  est  qu'à  Charles  VI,  M. 
Guizot  qu'à  Philippe-le-Bel.  M.  Thierry  annonce  des  change- 
mens  pour  la  troisième  e'dition  de  sa  Conquête  d' Angleterre ,  la 
seule  qu'il  reconnaîtra  de'sormais.  Force  nous  est  donc  d'atten- 
dre qu'ils  aient  mis  fin  l'un  ou  l'autre  à  leur  œuvre,  heureux 
de  trouver  sur  nos  pas  une  production  monumentale  qui  puisse 
occuper  longtemps  notre  pensée  et  nos  regards.  Que,  si  l'His- 
toire romaine  de  M.  Niehurh  est  elle-même  inachevée  du  moins 
ne  trahit-elle  aucune  prétention  au  dogmatisme  :  la  nation  qu'il 
peint  n'est  point  là  posant  devant  lui  pour  la  plus  grande 
gloire  d'une  théorie  ou  le  triomphe  d'une  idée;  il  nous  mon- 
tre le  colosse  romain,  tel  qu'il  sest  offert  à  lui,  pièce  à  pièce, 
et,  pour  juger  son  travail,  il  n  est  pas  besoin  de  l'embrasser 
d'une  seule  vue;  avant  d  avoir  sous  les  yeux  le  couronnement 
de  l'édifice, -on  peut  en  mesurer  tout  le  génie. 

Je  ne  sais  s  il  est  resté  dans  la  mémoire  des  hommes  un  plus 
grand  nom  que  Rome  et  une  plus  grande  énigme  que  les  com- 
mencemens  de  son  histoire.  Je  ne  parle  pas  seulement  de  ses 
Rois,  mais  du  premier  âge  de  la  république,  et  à  beaucoup 
d'égards  des  temps  qui  ont  suivi.  Nous  indignerons  sûrement 
plus  d'un  lecteur,  si  nous  disons  qu'on  ne  sait  pas  même  le 
nom  de  la  ville  éternelle.  Roma  toutefois  n  est  point  un  nom 
latin;  ce  n'est  pas  M.  Niehurh  qui  nous  l'apprend,  c'est  Ma- 
crobe  (i).  Que  sera-ce,  si  nous  avons  ignoré  jusqu'ici  le  sens 
des  mots  les  plus  usuels  de  la  constitution  romaine  ,  si  les 
noms  de  patrons  et  de  cliens,  de  sentes ,  de  curies,  de  centu- 
ries, de  patres  et  de  patriciens  ,  de  populus  et  de  plebs , 
étaient  dans  notre  bouche  une  série  de  contresens,  une  mé- 
prise et  une  confusion  perpétuelles?  Depuis  Machiavel  jus- 
qu'aux Girondins  et  par-delà,  nul  gouvernement  n'a  plus 
exercé  pourtant  la  raison  des  publicistes.  Mais  nul  n'a  été 
moins  compris  dans  son  essence,  moins  appronfondi  dans  ces 
origines.  Le  livre  même  de  la  Grandeur  et  de  la  Décadence 
des  Romains ,  ce  livre  dont,  pour  ma  part,  j  étais  si  fier,  c'est 
le  roman  d'un  homme  de  génie ,  mais  enfin  ce  n'est  souvent 
qu'un  roman;   le   mot   n'est  pas  trop  dur.  Ce  temple  bâti  par 

(i)  Romani  ipsius  urbis  nomcn  latinum  ignotunt  esse  voluerunt.  (  Sa- 
turnal.  m  ,  9.  ) 


(  290  ) 

Montesquieu  à  la  gloire  du  plus  gran£  peuple  du  monde ,  M. 
Nieburh   n'y  laisse  pas  pierre  sur  pierre  (1). 

Pourquoi  s'en  étonner? 

Machiavel  et  Montesquieu  avaient  lu  Tite-Live.  Qui  le  nie? 
Mais  ils  ne  l'avaient  pas  lu  en  critiques.  Ils  ne  l'avaient  pas 
confronte'  ligne  par  ligne  avec  Denys  d  Ilalicarnasse  et  Polybe. 
Ils  n'avaient  point  épelé  les  pages  à  demi  effacées  ,  qui  nous 
restent  de  Vairon,  et  celles  qui,  à  travers  le  double  extrait 
de  Festus  et  de  Paul  Diacre,  conservent  de  trop  rares  trag- 
mens  du  meilleur  grammairien  du  siècle  d'Auguste,  Verrais 
Flaccus.  Us  n'ont  pas  pris  le  soin  de  de'couper  dans  Cice'ron 
ou  dans  Pline  les  lignes  éparses  où  sont  consigne's  les  te'moi- 
gnages  de  l'historien  Cineius  ,  ce  savant  prisonnier  dAnnibal, 
ou  de  Caton  le  Censeur,  l'homme  le  plus  instruit  des  antiqui- 
te's  italiques  au  siècle  des  Scipions.  Us  n'ont  point  interrogé 
tour  à  tour  les  jurisconsultes,  les  poètes,  les  philosophes  (Vir- 
gile et  son  scholiaste  Servius ,  Ovide  et  le  Digeste,  Strabon  et 
Aristote  ) ,  appele's  tous  à  de'poser  chacun  dans  sa  langue,  et 
selon  son  génie  propre,  de  ce  qu  ils  savaient  sur  Borne  antique 
et  l'Italie  primitive.  Sur-tout  ils  n'avaient  point,  pour  e'clairer 
ces  documens  divers,  la  vive  lumière  qui  a  jailli  pour  nous 
de  trois  publications  réeen'.es ,  Jean  le  Lydien,  Gaïus  et  la 
République  de  Cice'ron  (2)  :  sources  abondantes  dont  la  décou- 
verte semhle  à  M.  Nieburh  un  appel  de  la  Providence,  une 
marque  éclatante  de  la  vocation  de  l'époque  à  la  restauration 
de  l'Histoire  romaine. 

Sans  doute  la  certitude  n'est  pas  toujours  fidèle  à  ceux  qui 
la  poursuivent  parmi  ces  lueurs  affaiblies  par  vingt  siècles. 
Mais  leurs  recherches  ne  sont  point  des  conjectures  arbitrai- 
res. Si,  par  exemple  (nous  citerons  de  pre'férence  des  résul- 

(1)  La  rigueur  de  ce  jugement  est  évidemment  restreinte  aux  points 
que  M.  Nieburh  a  traités.  Montesquieu  n'a  connu  que  superficiellement 
les  divers  élémens  constitutifs  île  la  nationalité  romaine  :  mais  le  côté 
extérieur  de  son  histoire,  les  développe  mens  de  Rome  conquérante,  et 
le  jeu  des  partis  dans  son  sein  lui  ont  inspiré  des  pages  qui  ne  passe- 
ront point. 

(2)  Jean  Laurentius,  dit  le  Lydien,  premier  archiviste  du  palais  im- 
périal sous  Justinien  ,  a  laissé  plusieurs  écrits  fort  curieux  ,  entre  au- 
tres :  De  Magistr.  Reip.  Rom.  Libri  m,  publié  en  1812,  par  M.  Hase, 
et  le  traité  :  De  Ostentis ,  dont  l'édition  est  encore  plus  récente.  — 
Les  élémens  du  droit  romain  (  Institutiones)  par  Gaïus ,  jurisconsulte 
du  temps  d'Antonin  ,  ont  été  découverts  à  Vérone,  par  M.  Nieburh, 
en  1816.  —  La  République  de  Cicéron  l'a  été  par  M.  Mai,  bibliothé- 
caire du  Vatican,  en  1822. 


(  29*  ) 

tats  déjà  connus),  un  Français,  Beaufort  (i),  et,  après  lui  M. 
Nieburh  ,  nous  faisaient  lire  nettement  dans  Tacite  que  Rome 
se  rendit  à  Porsena  ,  si  la  capitulatioif,  conserve'e  jusqu'à  Pline 
l'ancien,  portait  que  la  république  serait  désarmée ,  si  nous 
trouvions  ensuite  dans  Denys  que  les  insignes  de  la  royauté 
furent  envoyés  par  le  sénat  au  chef  étrurien ,  si  Tite  Live  lui- 
même  nous  parlait  d'otages  livrés  par  les  Romains  et  de  res- 
titution de  territoire,  si  d'autres  indications  non  moins  graves 
viennent  confirmer  ces  indications,  vainement  Tite  Live  em- 
boucherât-il  la  trompette  épique  pour  nous  faire  accroire  que 
Porsena  eut  peur  des  Romains  et  se  hâta  de  leur  offrir  la  paix. 
La  domination  des  Etrusques  dans  Rome  demeurera  liistori- 
quement  démontrée.  Et  quand,  plus  tard,  nous  retrouvons  la 
ville-reine  au  pouvoir  d'un  autre  vainqueur,  si  Diodore  de  Si- 
cile atteste  que  la  fière  cité  fut  rachetée  au  poids  de  l'or  par 
ses  citoyens,  si  les  Gaulois,  au  témoignage  dePolybe,  ne 
consentirent  à  ce  traité  que  pour  courir  défendre  leur  pays 
contre  les  Vénètes ,  si  tout  annonce  qu'ils  se  retirèrent  paisi- 
blement, et  si  Diodore  ne  marque  leur  défaite  par  Camille 
qu'après  trois  guerres  postérieures  à  la  levée  du  siège,  après 
trois  victoires  du  dictateur  sur  les  Volsques,  les  Eques ,  les 
Etrusques  ,  comment  ne  pas  rejeter  encore  la  brillante  ampli- 
fication de  Tite-Live,  écrivain  plus  récent  et  moins  désinté- 
ressé (2)?  Ce  n'en  est  pas  moins  un  admirable  narrateur  que 
Tite-Live.  Cest,  sans  contredit,  de  tous  les  historiens  celui 
dont  l'imagination  sympathise  le  mieux  avec  1  âge  poétique  de 
sa  nation,  celui  dont  le  cœur  bat  le  plus  aux  souvenirs  glo- 
rieux de  la  patrie  romaine;  mais  c'est  aussi  le  plus  partial  et 
presque  le  moins  investigateur  de  tous.  Pour  léloquence  pas 
de  meilleur  modèle;  pour  les  faits  peu  de  guides  sont  plus 
suspects. 

Au  reste,  la  gloire  de  M.  Nieburb  n'est  pas  seulement  de  sa- 
voir choisir  ses  autorités,  discuter  et  corriger  des  textes, 
contrôler  les  historiens  l'un 'par  l'autre.  C'en  est  assez,  à  mon 
sens,  pour  donner  crédit  à  ses  paroles,  pour  établir  la  légiti- 
mité de  ses  travaux  :  ce  serait  peu  pour  les  rendre  célèbres. 
Pense-ton  qu'il  eût  été  remarqué  en  Allemagne  pour  avoir  op- 


(1)  La  Rppuhl.  romaine  par  do  Beattfort  (  La  Haye,  17(16,  a  vol. 
in-4°  )  ,  est  Irop  peu  lue  en   Fiance. 

(a)  On  ne  peul  trop  s'étonner  que  M.  Aniédée  Thierry  (  Histoire  des 
Gaulois  )  ait  ici  littéralement  traduit  Tite-Live  ,  sans  égalrd  au  silence 
de  Polybe  qu'il  n'a  pas  nommé  en  cet  endroit. 


(    2Q2    ) 

posé  Polyhe  ou  la  République  de  Cicéron  aux  Décades,  pour 
avoir  cru  le  Père  de  la  Patrie ,  le  consulaire  vieilli  au  milieu 
des  affaires  et  des  discordes  civiles  ,  mieux,  informé  que  Tite- 
Live  sur  l'histoire  politique  de  Rome  et  sur  la  législation  de 
Servius  ?  Non,  certes;  et  ce  qui  a  fait  à  Nieburh  un  nom  eu- 
ropéen, c'est  d'abord  l'immensité  de  la  tâche  qu'il  s'est  faite, 
c'est  aussi  l'extrême  nouveauté  ,  c  est  l'importance  enfin  des 
résultats. 

Transportez- vous  par  un  soir  d'été  à  XAve  Maria,  dans  la 
campagne  de  Rome,  sous  ce  ciel  dont  la  lumière  semble  faite 
pour  les  monumens  qu'elle  éclaire.  Parcourez  des  yeux  ce  vaste 
espace  semé  de  palais  et  de  débris,  ces  temples  amoncelés,  bâ- 
tis avec  des  ruines  et  sur  des  ruines;  cherchez  la  prison  d'An- 
cus  creusée  dans  le  mont  Capitolin  ,  le  grand  cloaque  du  Va- 
labrum  ,  le  circus  maximus  du  premier  Tarquin ,  restauré  par 
Jules  César,  agrandi  par  Trajan  et  Constantin,  aujourd'hui  cou- 
vert de  greniers  à  foin  et  de  remises;  puis  essayez  de  rétablir 
par  la  pensée  Rome  primitive ,  la  Rome  des  Rois  avec  son  po- 
marium  et  ses  constructions  cyclopéennes ,  la  Rome  de  Brutus 
avec  ses  citoyens  déjà  transfigurés  aux  yeux  de  leurs  fils  par 
les  chants  nationaux  bien  avant  Tite-Live  et  Plutarque  ;  essayez 
de  nous  faire  vivre  avec  eux,  ou  plutôt  de  les  ressusciter  pour 
nous  ,  dans  toute  la  réalité  de  la  vie  historique  ,  de  nous  rendre 
les  monumens  de  cet  âge  successivement  détruits  ou  rempla- 
cés par  le  temps,  par  les  Empereurs,  par  les  Gotbs,  les  Van- 
dales, les  Hérules  et  les  Lombards,  et  enfin  par  Rome  chré- 
tienne. Eli  bien!  voilà  ce  qu'a  tenté  M.  Nieburh.  Il  a  fouillé 
sans  relâche  dans  ces  décombres;  il  ne  s'est  point  lassé  de  con- 
fronter des  débris;  il  n'a  pas  désespéré  de  relever  de  sa  pous- 
sière l'édifice  presque  entier  de  l'antiquité  romaine,  dépouillée, 
il  est  vrai ,  de  la  fausse  auréole  dont  elle  nous  éblouissait  au 
collège,  mais  toujours  belle,  mais  vraiment  grande,  et  qu'on 
me  passe  cet  apparent  pléonasme,  vraiment  antique  désormais. 

Les  résultats  ne  se  feront  point  attendre.  Dans  un  prochain 
article,  nous  résumerons  ceux  qui  nous  ont  le  plus  frappé  dans» 
ce  travail  d'Hercule.  Ce  qui  nous  presse  aujourd'hui ,  c'est  de 
rendre  hommage  à  la  haute  intelligence  qui  n'a  point  reculé 
devant  une  pareille  tâche  et  qui  a  su  l'accomplir;  qui,  dédai- 
gnant d'user  son  érudition  à  ajouter  ,  comme  Bayle  et  Beaufort, 
des  doutes  à  des  doutes ,  a  rétabli  le  caractère  de  ces  âges  re- 
culés que  la  suffisance  du  XVIIIe  siècle  et  le  sage  Fergusson 
lui-même  avaient  presque  condamnés  à  l'oubli.  Ce  sera  le 
triomphe  de  M.  Nieburh  de  n'avoir  point  fait  seulement  comme 
ses  devanciers  œuvre  de  scepticisme  ou  de  critique,  mais  d'à- 


(  293  ) 

voir  élevé  un  monument  où  les  autres  avaient  détruit.  C'est  en 
cela  qu'il  a  fait  époque  :  voilà  pourquoi  la  science  de  l'histoire 
de  Rome  datera,  comme  on  l'a  dit,  de  1  apparition  de  son  livre. 

Maintenant  nous  voudrions  faire  connaître  l'homme  même , 
suivant  le  mot  de  BuiFon ,  dans  1  auteur  de  cette  histoire.  Nous 
n'avons  pas  en  France  l'idée  de  ce  qu'est  un  érudit  allemand. 
L'enthousiasme  dans  la  phlologie ,  un  feu  capahle  de  soulever 
des  montagnes,  et  tous  ensemble  une  patience  insatiable  de 
faits  et  de  détails,  une  verve  de  poète  et  un  cœur  d'homme 
sous  la  robe  du  professeur,  tel  est  le  type  de  l'homme  de  let- 
tres au-delà  du  Rhin.  Il  n'y  a  rien  là  qui  rappelle  ce  je  ne  sais 
quoi  d'oiseux  et  de  parasite  que  Paris  décore  de  ce  nom.  Voyez 
M.  Nieburh ,  il  ne  doute  pas,  on  le  sent,  que  les  lettres  n'aient 
sur  cette  terre  une  mission  providentielle.  Il  les  honore  reli- 
gieusement, comme  un  sacerdoce.  Scaliger  lui  est  sacré  à  légal 
de  César  et  de  Scipion ,  et  la  grande  salle  de  1  université  de 
Leyde  est  le  lieu  du  monde  qui  lui  impose  le  plus  ,  après  le 
capitole.  Aussi  quel  ton  nohle  et  viril ,  quelle  vivifiante  cha- 
leur dans  ces  dissertations  étendues  qu'il  a  eu  tort  peut  être  de 
publier  sous  le  titre  à' Histoire  !  L'ami  de  Savigny  ,  l'homme 
privé,  l'homme  du  foyer  domestique,  se  laisse  par  fois  aper- 
cevoir, mais  avec  quelle  simplicité  pleine  d'éle'vation,  et  com- 
bien supérieure  à  l'emphase  de  Diderot,  parlant  de  ses  amis! 
On  est  confondu  de  tout  ce  qu'il  sait.  L'antiquité  grecque  et 
le  moyen  âge  entier,  Athènes  et  Cologne,  Souli,  Gênes,  Dit- 
marses ,  Florence,  tout  lui  est  présent  à  la  fois.  Les  se&gj  et  les 
locchj  de  Naples  ducale  lui  expliquent  les  six  centuries  de  che- 
valiers de  Tarquin  Priscus;  l'Irlande  d'O'Connell ,  la  pleùs  in- 
surgée sur  le  mont  Aventin  :  en  Etrurie  ,  il  se  souvient  du 
Mexique.  Ajoutez  une  vivacité  d'imagination  et  une  vigueur  de 
pensée  souvent  peu  inférieure  aux  bons  chapitres  de  l'Esprit 
des  lois,  une  sève  intérieure  qui,  même  sous  la  sèche  écorce 
d'une  traduction ,  ressemble  par  fois  à  l'éloquence  ,  la  sagacité 
poussée  jusqu'au  point  où  elle  devient  création ,  des  élans  d'âme 
qui  s  échappent  par  intervalles,  et  nous  montrent  dans  le  ju- 
risconsulte-historien l'homme  qui  s'est  levé  en  i8i3  avec  son 
pays  pour  la  délivrance  de  L'Allemagne;  et  vous  n'aurez  qu'été 
juste  envers  un  des  hommes  les  plus  complets  qu'il  ait  été 
donné  à  1  humanité  de  produire  depuis  le  XVIe  siècle. 

Ceux-là  toutefois  seraient  trompés  qui  chercheraient  dans 
M.  Nieburh  une  lecture  agréable,  une  instruction  de  facile  ac- 
cès. Cette  œuvre,  qui  témoigne  de  tant  de  facultés  éminentes, 
ce  livre  si  riche  d'aperçus  supérieurs,  a  tous  les  défauts  de 
IL  38 


(  *g4  ) 

l'exposition  allemande.  C'est  un  livre  mal  fait,  ou  plutôt  c'est 
moins  un  livre  qu'une  se'rie  de  discussions  qui  ne  peuvent  être 
lues  que  par  le  savant  dans  le  silence  du  cabinet  (i).  Il  y  a 
plus,  dans  chacune  de  ces  dissertations  qui  ne  tiennent  guères 
l'une  à  l'autre  que  par  ce  grand  nom  de  Rome  qui  les  domine 
toutes,  les  mate'riaux  abondent,  mais  dans  un  pêle-mêle  into- 
lérable ;  les  preuves  sont  rassemblées  ,  mais  le  lien  manque 
partout  au  faisceau.  Rien  n'est  plus  antipathique  à  l'esprit  fran- 
çais ,  qui  veut  en  quelque  sorte  que  chaque  alinéa  ait  son  unité 
spéciale ,  son  intention  précise  et  sa  conclusion  visible.  Ainsi 
nous  a  faits  Descartes ,  car  de  lui  date  cette  rigueur  d'en- 
chaînement imposée  chez  nous  à  tous  les  ouvrages  de  l'esprit. 
N'oublions  pas  pourtant  que  M.  Nieburh  n'a  point  écrit  pour 
la  France.  Nos  voisins  d'outre  Rhin  sont  moins  exigeans  que 
nous.  Les  en  blâmerai-je?  Non;  car,  ainsi  que  l'a  dit  quelque 
part  madame  de  Staël,  peu  importe  l'obscurité  de  l'oracle,  peu 
importe  celle  du  ciel  même ,  si,  quand  le  nuage  se  déchire  ,  il 
nous  montre  un  Dieu.  F. 

(  Le  Correspondant ,  n°  49  >  tome  II.  ) 


JDE    l'ETJHOFE    FAR    RAPPORT    A    LA    FRANCE. 

L'Europe  s'était  développée  durant  le  moyen  âge ,  suivant  le 
cours  naturel  des  choses;  mais  un  seul  état,  1  Angleterre ,  a 
persévéré  dans  la  ligne  que  traçaient  aux.  nations  modernes 
leurs  élémens  constitutifs  ;  tous  les  autres ,  même  la  Suède , 
s'en  sont  écartés.  Ce  qui  a  fait  dévier ,  en  quelque  sorte ,  les 
destinées  européennes,  ce  sont  des  idées  empruntées  à  contre 
sens  à  la  civilisation  grecque  et  romaine.  Ces  idées ,  quoique 
incompatibles  avec  les  mœurs  des  peuples  européens,  s'étaient 
perpétuées  dans  les  écoles  des  jurisconsultes  et  des  philosophes; 
et  dans  les  temps  modernes,  toute  l'éducation  de  la  jeunesse 
en  fut  empreinte. 

Les  écoles  du  moyen  âge,  que  tenaient  les  philosophes  de 
cette  époque,  propagèrent  les  idées  grecques  ou  plutôt  athé- 
niennes, puisées  dans  les  écrits  de  Platon  et  d'Aristote ,  idées 
toutes  démocratiques  ,  fondées  sur  le  principe  de  la  souverai- 
neté du  grand  nonihre  ,  et  où  tout  dérivait  d'un  contrat  social  ; 
1  Eglise ,  durant  tout  le  cours  du  moyen  âge ,  a  plus  ou  moins 

(i)  C'est  l'aveu  que  fait  en  propres  mots  M.  Nieburh,  t.  i  ,  p.  384 
de  la  traduction  française. 


(  295  > 

favorise  cette  manière  de  voir.  Cependant ,  ce  système  menaça 
Rome  d'un  entier  bouleversement  au  temps  d'Arnault  de  Bresse , 
dont  les  entreprises  furent  renouvelées  plus  tard  par  Cola  Rienzi. 

A  l'oppose'  des  philosophes  et  de  l'Eglise,  les  jurisconsultes 
de  la  même  époque  puisèrent  dans  les  codes  romains  la  the'o- 
rie  d'un  despotisme  pratique,  à  l'usage  des  souverains.  Ils  re'a- 
lisèrent  le  gouvernement  de  César,  ils  invoquèrent  la  monarchie 
absolue.  La  loi  devint ,  à  leurs  yeux,  ce  que  la  philosophie  e'tait 
aux  yeux  des  autres  :  on  le  considéra,  de  part  et  d'autre  deux 
ide'es  également  abstraites  ,  comme  les  suprêmes  régulératrices 
de  l'état;  on  ne  tint  aucun  compte  des  faits  existans,  des  mœurs 
réelles.  Deux  idées  absolues,  lune  démocratique,  1  autre  des- 
potique, envabirent  la  société  européenne,  en  dépit  de  tous 
ses  antécédens. 

Ce  qui  n'avait  été  qu'une  tendance  au  moyen  âge  ,  devint 
une  réalité  dans  les  temps  modernes,  et  domina  toutes  les  opi- 
nions dominantes  ,  sans  pouvoir  cependant  s'incorporer  aux 
habitudes.  Nous  n'aurons  jamais  ni  l'agora  des  Athéniens,  ni 
l'organisation  prétorienne  de  l'empire  romain,  du  moins  nous 
ne  les  aurons  pas  sous  formes  permanentes  ;  si  nos  opinions  les 
accueillent ,  nos  mœurs  les  repoussent  ;  l'esprit  bourgeois  peut 
être  comprimé  quelque  temps,  mais  il  doit  triompher  tôt  ou 
tard  de  l'esprit  jacobin  et  bonapartiste.  Ce  qui  est  assez  remar- 
quable,  c'est  que  les  rôles  ont  été  intervertis  dans  les  temps 
modernes.  Les  jurisconsultes,  jadis  fauteurs  du  despotisme  sous 
formes  légales  ,  transportèrent  cet  esprit  de  légalité  tyrannique 
dans  la  démocratie  ,  et  ils  l'ont  adoptée  sous  cette  forme.  Le 
clergé,  de  son  côté,  privé  par  la  réforme  religieuse  du  sei- 
zième siècle  ,  de  son  influence  démocratique,  s'abrita  trop  sou- 
vent sous  la  monarchie  absolue.  Il  faut  aujourd'hui  qu  il  quitte 
une  position  désespérée ,  pour  reconquérir  la  popularité. 

A  la  cbute  de  la  tyrannie  napoléonienne,  des  efforts  lurent 
tentés  pour  arracher  l'Europe  à  ce  double  absolutisme  que 
nous  avons  signalé.  On  vit  paraître  dans  ce  but  au  congrès  de 
Vienne  des  hommes  influens  dans  les  armes,  dans  les  lettres, 
dans  les  affaires,  distingués  par  leurs  études,  par  leur  position 
sociale.  Le  fameux  baron  de  Stein  marchait  à  la  tête  de  ces 
hommes  ;  les  amis  de  M.  de  Stadion  étaient  ses  acolytes.  Ils 
voulurent  rétablir  l'ancien  droit  public  des  nations  allemandes. 
Ils  voulaient  qu'on  suivît  la  libère  historique,  qu'on  se  ratta- 
cbât  à  l'antique  nationalité,  dans  tous  les  pays  où  elle  n'avait 
pas  été  effacée,  comme  en  France,  et  que  l'on  lit  des  amélio- 
rations conformes  aux  besoins  du  siècle  ,  mais  en  partant  de 
cette  base.  Les  souverains  tirent  la  sourde  oreille.  Le  système 


(  296  ) 

de  M.  de  Stadion ,  déraciné  en  Autriche ,  fut  remplacé  par  le  sys- 
tème de  M.  de  Metternich  ;  le  système  du  baron  de  Stein ,  dé- 
raciné en  Prusse ,  fut  remplacé  par  le  système  du  prince  de 
Hardenberg.  M.  de  Metternich  voulait  ce  que  l'on  a  appelé  le 
statu  quo ,  c'est-à-dire  la  monarchie  absolue,  telle  qu'elle  exis- 
tait en  Autriche  au  moment  de  la  chute  de  Napoléon  ;  le  clergé 
catholique  s'y  inféoda.  M.  de  Hardenberg  prétendait  innover 
au  profit  de  la  monarchie  absolue;  on  allait  reprendre  1  oeuvre 
du  code  prussien,  continuer  les  réformes  de  Frédéric  II,  imi- 
ter Joseph  II  ;  le  clergé  prolestant  prit  fait  et  cause  pour  ces 
maximes.  Une  routine  ministérielle  présidait  à  ces  deux  théo- 
ries,  qui,  partant  du  même  principe,  semblaient  dévier  dans 
leur  route,  pour  mieux  se  rapprocher  dans  le  but,  au  moyen 
de  quelques  détours  habilement  pratiqués.  Ainsi  fut  perdue"  à 
jamais  la  vieille  cause  de  l'Europe  historique,  enterrée  au  con- 
grès de  Vienne,  et  remplacée  par  une  Europe  diplomatique, 
imbue  des  principes  d'une  politique  de  convenances. 

Cétait  une  politique  dàprès  laquelle  les  peuples  avaient  été 
partagés,  arbitrairement,  au  gré  des  souverains.  Elle  s'était 
consolidée ,  au  temps  de  Louis  XIV  ,  avec  l'assistance  de  ce 
prince,  bien  que  contrairement  à  ses  prétentions,  sous  le  titre 
imposteur  de  l'équilibre  européen  ,  statu  quo  dérangé  par  Fré- 
déric II ,  Joseph  II ,  bouleversé  par  la  révolution  et  la  tyran- 
nie napoléonienne.  Le  congrès  de  Vienne,  profitant  de  tous  les 
antécédens,  les  accepta  tels  quels ,  Venise  ,  Gênes,  la  majeure 
partie  des  états  secondaires  furent  sacrifiés  ;  la  Pologne  resta 
déchirée,  la  Belgique  fut  donnée  à  l'ancien  stathouder  de  Hol- 
lande ;  c'était  une  combinaison  de  la  violence  napoléonienne 
avec  le  système  de  l'équilibre  des  puissances  ;  le  tout  fut  placé 
sous  la  sauve-garde  du  statu  quo,  de  l'immobilité  habilement 
calculée  par  M.  de  Metternich  dans  les  intérêts  de  la  monar- 
chie autrichienne;  en  tout  cela  il  n'avait  songé  qu'à  sortir  des 
agitations  du  présent  pour  se  procurer  du  repos  sa  vie  durant. 
Après  moi  l'on  s'en  tirera  comme  l'on  pourra  ,  telle  était  sa 
maxime  :  maxime  fausse  ,  et  qui  n'a  pas  abouti  au  but  qu'il 
s'était  proposé. 

La  politique  austro-prussienne  essaya  de  se  partager  le  midi 
et  le  nord  de  l'Europe,  l'une  appelant  à  son  secours  un  catho- 
licisme politique,  esclave  des  trônes,  l'autre  un  protestantisme 
servile  ,  également  esclave  des  trônes.  La  Prusse  propagea  ses 
idées  d'améliorations  prolestantes,  sous  forme  despotique ,  jus- 
qu'au sein  de  la  Russie;  l'Autriche,  avec  son  statu  quo  catho- 
lique, influa  sur  la  France  royaliste  et  son  clergé  gallican,  en- 
chaîna le  Pape  à  Rome ,  et  agit  par  ses  conseils  en  Espagne  et 


(  297  ) 

en  Portugal.  Il  est  vrai  que  l'Empereur  Alexandre  aussi  pré- 
tendait avoir  sa  politique,  et  s'imaginait  triompher  dans  les 
conseils  des  Hardenberg  et  des  Metternich. 

L'idée  de  la  Sainte-Alliance  e'tait  une  ide'e  entièrement  creuse; 
ne'e  à  Paris,  dans  une  conciliabule  mystique,  où  1  Empereur 
Alexandre  parut  comme  e'iève  de  madame  de  Krudener ,  et  au- 
quel M.  Bergasse  prit  part,  avec  des  ide'es  fénéloniennes  ,  mo- 
difiées par  son  semi-illuminisme.  L'intention  e'tait  bienveillante; 
la  pensée  n'e'tait  ni  forte  ni  approfondie.  Les  deux  habiles  hom- 
mes d'état  ,  qui  dominaient  dans  les  conseils  de  l'Autriche  et 
de  la  Prusse  ,  voyant  que  cette  ide